Petter Jacobsson et Thomas Caley : « Au Ballet de Lorraine, nous étions à la bonne place au bon moment »
Après 13 ans d’une direction vibrante et éclectique, Petter Jacobsson et Thomas Caley quittent le CCN Ballet de Lorraine le 31 décembre, pour laisser la place à Maud le Pladec. Et proposent du 6 au 10 novembre un dernier programme, autour de Merce Cunningham, Latifa Laâbissi et eux-mêmes, comme un résumé de ce qui les a portés pendant ces années à Nancy. L’occasion pour DALP d’une rencontre avec Petter Jacobsson et Thomas Caley. Leur bilan, leur enthousiasme intact, leurs pièces marquantes, leurs évolutions en tant que créateurs… Ils font le bilan de leurs riches années au Ballet de Lorraine.
Comment avez-vous conçu votre dernier programme, composé de CRWDSPCR de Merce Cunningham, Fugitive Archives de Latifa Laâbissi et Mesdames et Messieurs de vous-mêmes ?
Petter Jacobsson – Nous avons imaginé une réflexion sur le passé questionnant l’avenir. C’est un peu « Retour vers le futur » ! Merce Cunningham a créé CRWDSPCR d’il y a 30 ans, en utilisant un programme informatique pour l’aider à construire la danse. C’est assez intéressant de voir cela maintenant, alors que nous sommes à l’ère de l’IA.
Thomas Caley – Merce Cunningham a été le premier à travailler avec ces logiciels. Cela lui a ouvert beaucoup de possibilités et d’éléments. CRWDSPCR reste iconique de Merce Cunningham et j’ai pu voir ce processus, en tant qu’étudiant à l’époque puis en dansant dans sa compagnie. Cette pièce marque le début d’une nouvelle époque pour lui, dans l’esthétique, le comportement des bras, du torse, des complexités du mouvement.
Petter Jacobsson – Les deux autres pièces sont la reprise de la première partie de notre programme Pas assez suédois, conçu il y a 2 ans ½, inspiré par les Ballets suédois, une troupe d’avant-garde il y a un siècle. L’ensemble montre que les liens avec l’histoire sont toujours là et qu’on ne peut pas négliger le passé. Nous avons poussé beaucoup de créations, mais nous avons toujours mené ce dialogue avec le passé, pendant toutes ces années. Je ne dirais pas que ce programme est une synthèse de ce que l’on a fait, mais il montre notre regard sur la façon d’avancer. Et puis on a toujours créé un dialogue avec le public, mené la démocratisation d’un théâtre. Le public aime les pièces, ou pas, mais ce dialogue a toujours été important. C’est pratique de créer des programmes faciles ou complaisants. Nous, nous avons beaucoup travaillé le dialogue avec le public, à l’amener à voir des choses différentes.
Avez-vous senti ce public évoluer pendant toutes ces années ?
Thomas Caley – Beaucoup ! Il y a eu un énorme changement. Tout ce que nous faisons en termes de médiation, les ateliers, les rencontres, sont toujours pleins, même si on en fait de plus en plus. Et le public est très mélangé, avec des gens de tout âge, ce n’était pas forcément le cas quand on est arrivé. À l’Opéra de Nancy, cela a pu bousculer. Ce n’est pas simple mais on a aujourd’hui un public qui suit le trajet des créations.
Petter Jacobsson – Quand nous sommes arrivés, nous avons monté en 2012 l’installation Femmes Bûcherons de Dorte Olesen. Une pièce complètement performative avec 50 femmes amatrices, sur la place Stanislas, en préambule du spectacle dans l’Opéra. Elle a fait beaucoup parler d’un point de vue politique, elle a créé des discussions dans la ville. Les réactions de certains hommes face à toutes ces femmes en train de performer étaient parfois hallucinantes. Nous ne voulions pas être provocants, mais montrer que ce genre de performances existe. Et de demander : qu’est-ce que vous en pensez ? Tout ce groupe était constitué d’amatrices de la région, elles nous ont suivis et elles reviennent, c’est très touchant.
Et le groupe, la compagnie, comment a-t-il évolué avec vous ? Comment l’avez-vous gérée ?
Thomas Caley – C’est une question d’organisation des saisons. Dans cette dernière soirée par exemple, certaines pièces sont très performatives, d’autres plus techniques. Il faut trouver cette balance car les danseurs et danseuses doivent garder leur capacité à danser sur ces deux côtés. C’est à nous de gérer cette programmation, ce mix de répertoire. Et dès le premier projet, on a demandé aux interprètes de la troupe de faire équipe avec les créateurs. C’est le collectif qui crée quelque chose. Je pense qu’avant, ils n’avaient pas forcément cette vision des choses.
Petter Jacobsson – Une compagnie va toujours évoluer : des gens arrivent, partent, certains restent longtemps, d’autres une saison. Cette dynamique est toujours là. De notre côté, nous avons été clairs. Lors des auditions, nous demandions toujours aux danseurs et danseuses pourquoi ils voulaient venir chez nous. La réponse était souvent la variété du répertoire. Il faut donc qu’ils soient prêts à faire des choses dont ils ne voient pas forcément ce que cela va donner, ou qui leur plaisent moins. C’est parfois difficile de rentrer dans une création, de comprendre son rôle. On leur donne des clés pour mieux faire leur travail.
Pendant ces 13 ans, y a-t-il une pièce qui a été particulièrement marquante pour vous ?
Petter Jacobsson – Sans hésiter, notre pièce Discofoot. Elle a été montée il y a dix ans, on la tourne toujours, on la danse pour les 40 ans de Canal +, elle fait des millions de vues sur les réseaux sociaux. Cette pièce a beaucoup marqué le public, notamment un public qui n’avait pas forcément l’habitude de la danse.
Qu’est-ce que c’est, pour vous, une pièce qui a du succès ?
Petter Jacobsson – Quand on est danseur ou danseuse, on a besoin d’applaudissement (sourire). C’est une réaction directe du public, un salaire immédiat. Certaines pièces sont très abordables, ont un climax qui amène facilement des applaudissements à la fin. D’autres sont peut-être plus difficiles, ou plus poétiques, philosophiques, ou elles n’ont pas un grand effet final qui n’amène pas forcément de gros applaudissements, alors que le public a pu être très concentré. On peut se demander quelle pièce est la plus valable. C’est là où la politique rentre dans le métier, dans la façon dont on va évaluer un succès. Sur ce sujet, il y a beaucoup de strates dans les discussions, sur la valeur d’une pièce, le dialogue en jeu, comment ce dialogue est réussi, comment les choses se rencontrent. Certains livres sont magnifiques mais sont peu lus… et inversement.
Vous avez amené beaucoup de chorégraphes, vous avez aussi beaucoup créé. Comment avez-vous évolué en tant que créateurs avec le Ballet de Lorraine ?
Petter Jacobsson – Nous avions dès le début la politique de faire danser tout le monde, donc de travailler avec des gros groupes. Quand on a une compagnie aussi importante que la nôtre, il faut le montrer. Même si on avait déjà travaillé avec de grands collectifs, c’était un challenge pour nous d’avoir cette masse et ce fut très intéressant de voir évoluer chaque projet. On a beaucoup avancé sur ce concept du groupe, comment l’utiliser, la difficulté de travailler avec beaucoup de monde sur le plateau.
Thomas Caley – On a toujours vu cette compagnie comme une plateforme pour des chorégraphes. Loïc Touzé, Olivia Grandville ou Maud le Pladec n’avaient pas forcément eu cette chance avant de travailler avec un grand groupe. Et nous aussi, nous avons trouvé ça agréable ! Il y a aussi le rythme d’un CCN, nous avons fait plus ou moins une grande pièce tous les deux ans. Ce fut une chance en tant qu’artiste d’avoir cette continuité. L’autre facette est qu’il faut créer souvent et c’est un challenge. On rentre dans un rythme qui peut être complexe pour un créateur. Un artiste n’a pas de rythme !
Les CCN restent des outils qui fonctionnent bien ?
Petter Jacobsson – Ce que je trouve important avec les CCN, c’est qu’ils soient dirigés par des artistes. Quand un théâtre est dirigé par un producteur, cela amène de plus en plus la question de ce qu’il faut vendre pour survivre. Mais on travaille avec les arts ou le marketing ? Il est de plus en plus difficile de soutenir un programme artistique important, il y a moins de moyens partout, beaucoup de contraintes. Garder un ou un artiste à la tête d’un CCN, c’est très important, Ensuite, n’importe quelle structure, qu’elle soit artistique ou non, doit toujours se demander comment évoluer avec le temps. Aujourd’hui, nous avons un répertoire, une saison, nous devons monter de nouvelles productions, partir en tournée, proposer quelque chose de varié. Il faut trouver la bonne équation entre tout cela, il n’y a pas une formule idéale pour répondre à toutes ces demandes. Il faut continuer à évoluer. « Évolution » est vraiment mon maître-mot.
« Évolution » est vraiment mon maître-mot.
Y a-t-il un projet que vous n’avez pas pu mener à bien, où il y a des regrets ?
Petter Jacobsson – Dès que l’on est arrivé, on a lutté pour avoir soit un nouveau bâtiment, soit une rénovation des lieux. Nous avons fait un gros travail là-dessus et il y a aujourd’hui un projet qui avance. Mais ce sera pour la nouvelle direction.
Quel est votre bilan de ces treize années ?
Thomas Caley – Nous sommes tellement contents du temps que l’on a eu ici. On a pu tester plein de choses, c’est impressionnant de voir tout ce que l’on a pu faire. Je ne pense pas que cette possibilité existe de la même manière aujourd’hui. La notion de succès est prédominante maintenant. Nous, nous avons eu vraiment un laboratoire. On a testé, chorégraphié, créé, fait des rencontres formidables.
Petter Jacobsson – Je suis dans ce métier depuis longtemps et je suis toujours intéressé et curieux. On a eu la chance de travailler avec cette compagnie indépendante. C’est quelque chose dont je suis fier, heureux que l’on ai pu trouver de nouvelles choses. Je pense et j’espère que cela peut servir dans l’avenir. Nous étions à la bonne place au bon moment. On a appris beaucoup de choses avec toutes ces années ici. Et on a eu de la chance de vivre quelque chose d’enrichissant.
Comment voyez-vous la suite de votre carrière artistique ?
Petter Jacobsson – On va rester en France. Nous avons plusieurs projets, on aimerait peut-être créer une compagnie à nous, pas avec autant de monde. Peut-être prendre le temps de faire d’autres types de projets. On va être face à une autre réalité et on ne sait pas encore ce qu’elle va nous donner !
Thomas Caley – La question de l’avenir est encore floue. On sort avec beaucoup de savoir-faire avec un grand groupe. mais on aimerait revenir vers des choses plus intimes, avec plus de projets différents.