Ce que l’âge apporte à la danse de Cécile Proust – Maison de la Danse de Lyon
La Maison de la Danse de Lyon a proposé courant octobre un riche focus “Ce que l’âge apporte à la danse”. La passionnante chorégraphie documentaire de Cécile Proust en était le centre, faisant se croiser des danseurs et danseuses de plus de 70 ans aux multiples horizons. Deux spectacles étaient proposés en parallèle, un peu plus éloignés de la problématique même si gardant au cœur la danse de personnes âgées et la transmission. Majorettes de Mickaël Phelippeau parlera à toutes celles qui connaissent la sororité des cours de danse, tandis que Figuring Age de Boglárka Börcsök et Andreas Bolm interroge la transmission dans une performance participative intrigante.
La danse et l’âge, mettre en scène des danseurs et danseuses de plus de 40, 50, 60 ans, ne sont pas des pratiques nouvelles. Cela reste pourtant marginal : observez comme il y a toujours un étonnement à voir des artistes, que l’on mettrait dans la catégorie de « senior », se produire en scène en tant que professionnel-le. Chorégraphe, danseuse, chercheuse, diplômée de SciencesPo, Cécile Proust s’est penchée sur le sujet, sur ce que les années apportaient à l’intensité de la danse, à sa poésie, à l’intensité du geste. Avec le vidéaste Jacques Hœpffner et les danseuses Elisabeth Schwartz et Elsa Wolliaston, elle a fait de ses recherches une « chorégraphie documentaire » pour reprendre ses mots. Une sorte de conférence dansée, véritable spectacle par son fil narratif et sa profonde émotion, présentée à la Maison de la Danse de Lyon, dans le cadre d’un plus large focus intitulé « Ce que l’âge apporte à la danse ».
Quel âge nous vient en tête lorsque l’on évoque des danseurs et danseuses dites “séniors” ? 50 ans, 40 ans quand on baigne dans l’univers de la danse classique, marqué par la barre fatidique de la retraite à 42 ans ½ de l’Opéra de Paris. Cécile Proust plante d’emblée le décor : dans cette chorégraphie documentaire, que ce soit sur scène ou sur écran, il n’y aura que des danseurs et danseuses de plus de 70 ans. La chercheuse a pris sa réflexion au pied de la lettre, en interrogeant des personnes âgées, dans le sens où le perçoit la société, et non comme le saisit le plus souvent le monde de la danse. Cet âge minimum est le seul point commun de tous les artistes que Cécile Proust est allée rencontrer et dont elle a filmé les témoignages. Volontairement, toutes les techniques de danse y sont représentées. On croise donc aussi bien l’Étoile Jean Guizerix, l’icône contemporaine Dominique Dupuy (rencontré peu avant son décès en mai 2024), la figure de Pina Bausch Malou Airaud, La Tati reine du flamenco, la doyenne de la danse africaine Germaine Acogny, la magistrale danseuse indienne Kshemavati…
Cécile Proust les a fait parler de la virtuosité, de l’intériorisation, la poésie de l’expérience, des possibilités du corps, de la mort aussi. Elle explique ses postulats de recherche et l’avancée de ses réflexions en les illustrant par des extraits vidéo de ces rencontres. La question de la virtuosité, de la technique, que l’on imagine centrale lorsque l’on évoque des artistes chorégraphiques âgés, est vite évacuée. Cela n’a en fait que peu d’importance. La notion de l’expérience, de l’intensité du geste par les années qui passent, de la richesse du vécu, en sont bien plus au coeur. Tout comme les figures des maîtres ou des icônes, de la mémoire, de la transmission – au-delà de l’angle de la recherche, quelle richesse d’entendre toutes ces incroyables personnalités parler de leur art, la passion toujours aussi vive. Il y a la façon dont toute une vie dédiée à la danse rend encore plus intense le moindre mouvement. De la mort aussi qui peut rôder sans que cela ne soit jamais morbide, juste l’état de fait que la vie a une fin.
Le procédé de mêler réflexions personnelles et témoignages d’archives est assez attendu pour ce genre de projet. Mais Cécile Proust est loin de rester didactique. Dans ses mots, elle y glisse l’émotion, la passion de la danse, traçant une trame narrative tel un spectacle qui transforme ce moment en véritable performance artistique. Et pour que la danse prenne corps, au-delà des images, la chercheuse partage la scène avec Élisabeth Schwartz, spécialiste des chorégraphies d’Isadora Duncan, et Elsa Wolliaston, experte des danses rituelles africaines. Toutes deux se mettent à danser – quel moment suspendu que cette danse du Deuil d’Isadora Duncan ! – témoignent, réagissent au discours de Cécile Proust ou aux paroles des artistes sur écran. Et mêlent leur danse à celles que l’on voit à l’écran, une merveilleuse archive de Jean Babilé (qui lui-même monta sur scène jusqu’à 80 ans). Le danseur a le visage marqué par les années. Mais chacun de ses pas de danse semble lui faire remonter le temps, jusqu’à retrouver la fougue de ses 20 ans.
Ce temps fort “Ce que l’âge apporte à la danse” était agrémenté d’ateliers, rencontres et bals participatifs intergénérationnels. Mais aussi de deux spectacles, mettant en scène des artistes âgés même si un peu décentrés de cette problématique. Majorettes de Mickaël Phelippeau met en scène les Major’s Girls, un groupe de majorettes de Montpellier dont la moyenne d’âge est de 60 ans. Lorsqu’elles commencent à montrer leurs figures, je suis déjà fatiguée. De façon générale, je n’apprécie pas les spectacles mettant en scène des amateurs et amatrices, comme s’ils et elles étaient professionnelles, aussi sympathiques soient-iels. C’est pour moi une tromperie pour le public et un rabaissement des artistes chorégraphiques dans leur fonction : être danseuses ou danseurs pros demandent des qualités exceptionnelles et une force de travail hors du commun, tout le monde ne peut pas le devenir.
Bref, Majorettes de Mickaël Phelippeau démarrait mal pour moi. Je me suis pourtant prise au jeu lorsque le spectacle devient plus une performance théâtrale. Ces majorettes racontent leur histoire. Celle, assez incroyable, de cette troupe qui a fait le tour du monde. Comme leur chemin personnel et intime de femmes, leur rapport à leur corps, leurs envies de liberté, ce que la danse leur apporte au quotidien, dans cet attachement à ce groupe de majorettes qui se transmet souvent de mère en filles. Se glisse alors l’histoire que toute jeune fille ou femmes qui a un jour pratiqué la danse connaît : la sororité des vestiaires des cours de danse. Ce bonheur de danser entre femmes, donc sans jugement sur le corps et nos faiblesses. Cet espace de liberté, de soutien au fil des épreuves de la vie. Les plus belles amitiés sont celles des cours de danse. Si je n’ai pas été ainsi plus convaincue par le procédé de mettre des amatrices en scène, j’ai eu envie de conseiller ce spectacle à toutes mes amies des cours de danse, que je connais parfois depuis plus de 20 ans.
La performance Figuring Age de Boglárka Börcsök & Andreas Bolm portait plus sur la transmission. Celle d’Irén, Éva et Ágnes, trois pionnières de la danse moderne hongroise dans les années 1930, mouvement interdit sous le régime communiste car considéré comme un « art bourgeois » (que c’est drôle, au passage, de considérer qu’en France, c’est maintenant la technique classique qui a droit à ce genre de réflexion). Boglárka Börcsök fait entrer le public dans une pièce ronde, toute blanche, occupée par un canapé, quelques sièges, un lit. Nous sommes dans une chambre d’hôpital, peut-être, un hospice. La performeuse se glisse dans la peau de l’une de ces danseuses oubliées, au crépuscule de sa vie, se rappelant cette façon de danser, la volonté de créer, ce pan d’histoire de la dans oublié, leur histoire de femmes aussi. Au fur et à mesure de ses mots, Boglárka Börcsök semble prendre de l’âge, se transformant véritablement en vieillarde accablée par le poids des ans, le corps endolori. Elle prend parfois à partie le public mais a la finesse de repérer ceux et celles voulant participer comme les autres souhaitant rester à distance. Après cette étrange expérience immersive, le public est invité à se déplacer dans une salle de spectacle, où sont projetées les images des véritables Irén, Éva et Ágnes que Boglárka Börcsök a rencontrées. C’est à leur tour de danser, de se rappeler leurs gestes avec leurs corps de 80 années, qui se percutent avec ce que la performeuse avait esquissé quelques minutes auparavant. Même si Figuring Age connaît parfois des longueurs et des répétitions, elle reste une passionnante leçon d’histoire comme une étrange expérience immersive, déroutante au début et presque inconfortable par tant de proximité, mais véritablement hypnotisante.
Ce que l’âge apporte à la danse à la Maison de la Danse de Lyon
Ce que l’âge apporte à la danse de Cécile Proust, chorégraphie de Cécile Proust, Isadora Duncan, Elisabeth Schwartz et Elsa Wolliaston, Scénographie et image de Jacques Hœpffner, avec Cécile Proust, Elisabeth Schwartz et Elsa Wolliaston. Samedi 19 octobre 2024.
Majorettes de Mickaël Phelippeau, avec les Major’s Girls : Laure Agret, Josy Aichardi, Jacky Amer, Isabelle Bartei, Anna Boccadifuoco, Dominique Girard, Myriam Jourdan, Martine Lutran, Christel Mercier, Chantal Mouton, Marjorie Rouquet et Myriam Scotto D’apollonia. Vendredi 18 octobre 2024. À voir en tournée en France du 11 janvier au 8 juin.
Figuring Age de et avec Boglárka Börcsök et Andreas Bolm. Mercredi 16 octobre 2024.