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Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui – Ballet du Grand Théâtre de Genève / Eastman

Pour ouvrir la saison danse au Grand Théâtre de Genève, Sidi Larbi Cherkaoui dévoile Ihsane, création qui forme le second volet d’un diptyque ouvert à Bruxelles avec Vlaemsch en 2022. Si le premier rendait hommage à sa mère et à ses racines flamandes, le chorégraphe belge s’inspire ici de la figure de son père, profondément marqué par son exil du Maroc vers la Flandre. Pour partir sur les traces de ce déracinement, le directeur du Ballet du Grand-Théâtre de Genève a donc formé un groupe avec les danseurs et danseuses de la troupe genevoise et de sa compagnie bruxelloise Eastman, fondée en 2010. Accompagné par un ensemble instrumental et un duo vocal, la pièce explore la relation complexe de l’artiste à son histoire intime et son héritage paternel. Entre violence et douceur, elle séduit par sa beauté plastique et musicale, quoique la danse reste en marge de l’enchantement.

 

Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui – Ballet du Grand Théâtre de Genève / Eastman

 

En arabe, le terme « Ihsane«  désigne une forme de « perfection », mélange de bonté et de bienveillance. Inspiré de cet idéal de communion à la fois spirituelle et en acte avec l’univers – dimension fondamentale de la religion islamique -, Sidi Larbi Cherkaoui a composé pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève et sa compagnie Eastman une pièce pour vingt-six danseurs et danseuses, accompagnés d’un quatuor de musiciens, d’un chanteur et d’une chanteuse. La création prend source dans la quête symbolique du père que le chorégraphe a perdu à l’âge de dix-neuf ans et dont il a cherché la trace à Tanger trente ans plus tard, en vain. Mais plus largement, les tableaux successifs mêlant soli, pas de deux mixtes et ensembles, plongent son voyage introspectif dans la culture marocaine. La pièce s’ouvre ainsi sur un cours en pleine rue, où un groupe d’élèves fait sonner les mots que leur maître écrit au mur à la peinture indigo. Passant de la diction à l’action, les interprètes mettent la langue en pratique dans un ballet de bras entrelacés, formant une géométrie de mouvements anguleux et sinueux qui souligne élégamment les liens entre calligraphie et chorégraphie.

La scénographie d’Amine Amharech s’associe aux lumières de Fabiana Piccioli pour former un écrin de couleurs chatoyantes dans une ambiance tamisée aux reflets dorés. Bordée de paravents aux motifs géométriques typiques de l’architecture orientale, la scène est progressivement recouverte de tapis aux tons pourpres et ambrés, sur lesquels défilent les interprètes parés des costumes multicolores aussi conçus par Amine Bendriouich. Des coiffes en tissus aux robes à volants, les interprètes se découvrent aussi en combinaisons chair tatouées de mots en arabe – un geste discrètement audacieux. Les tableaux, qui s’enchaînent avec fluidité grâce au décor mobile, ravissent également par l’ambiance musicale composée au plateau par Jasser Haj Youssef – qui fait aussi vibrer les cordes d’une viole d’amour, en écho à celles du oud et du piano. Cette nappe sonore aux accents orientaux est enrichie par les voix envoûtantes de Fadia Tomb-El-Hage et Mohammed El Arabi-Serghini.

 

Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui – Ballet du Grand Théâtre de Genève / Eastman

 

Pourtant, l’abondance du dispositif sublime moins qu’elle ne dissimule une danse en manque de relief et une dramaturgie peu claire. Les scènes dansées misent sur une forte théâtralité, convoquant des symboles de la culture marocaine, à l’image des théières en métal argenté ou des tapis raffinés. Parfois trop didactique, elle glisse même vers le littéral, comme lorsqu’un danseur couvert d’une veste en toison blanche feint d’être égorgé sur un plateau doré, tandis que sur les paravents en arrière-plan défilent des images vidéo d’agneaux, de doigts ensanglantés et de carcasses animales. Idem lorsqu’il s’agit d’évoquer l’assassinat d’un jeune homosexuel d’origine marocaine à la sortie d’une discothèque bruxelloise en 2012 : le langage vocal prend le pas sur l’incarnation des mots pour exprimer la violence inouïe de ce crime homophobe et xénophobe.

Et les faiblesses de la chorégraphie rejaillissent sur les interprètes. Le soir de la création, le groupe semble encore chercher ses marques dans cette pièce imposante. Paradoxalement, les nombreux soli et pas de deux confinent les gestes dans un vocabulaire convenu – bras ondulants et enveloppants, jambes étirées ou ancrées au sol – tandis que les ensembles plus inventifs, entre rondes, chœurs et vagues, restent fugaces. De fait, la fragmentation des tableaux entraîne la dispersion des élans d’émotion, qui n’ont pas le temps de prendre corps sur scène. C’est d’autant plus dommage que la diversité des interprètes genevois et bruxellois offrait de belles perspectives de mise en valeur : ils et elles représentent pas moins de quatorze nationalités, et au moins autant de sensibilités corporelles et culturelles.

Il y a certes des moments de grâce dans Ihsane, comme un solo explorant la tension entre douceur des mouvements déliés du contemporain et élan impétueux des figures de hip hop. De même pour une composition chorale et florale, dont le charme naît d’un habile entrelacement de corps parés de bracelets de roses. Mais la métaphore la plus subtile surgit in extremis dans la scène finale, où les interprètes se transmettent du sable de mains en mains, avant de déposer un corps drapé à forme humaine dans un immense photophore. Celui-ci, en s’élevant vers les cintres du théâtre, déverse alors une fine pluie de grains blonds. L’image, comme suspendue dans le temps, évoque autant les cendres d’un père disparu que l’écoulement d’un sablier. Ainsi, Ihsane s’achève sur une méditation sensible, à la fois intime et universelle, où rêve et deuil se confondent. C’est peut-être ce dernier geste qui touche au plus juste dans ce témoignage fragile mais généreux du chorégraphe, dont l’œuvre ne cesse de tisser des liens entre l’ici et l’ailleurs.

 

Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui – Ballet du Grand Théâtre de Genève / Eastman

 

Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui par le Ballet du Grand-Théâtre de Genève et la Compagnie Eastman. Avec Yumi Aizawa, Céline Allain, Jared Brown, Adelson Carlos, Anna Cenzuales, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Oscar Comesaña Salgueiro, Ricardo Gomes Macedo, Zoe Hollinshead, Mason Kelly, Julio León Torres, Emilie Meeus, Stefanie Noll, Juan Perez Cardona, Luca Scaduto, Endre Schumicky, Sara Shigenari, Kim Van der Put, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega, Madeline Wong (Ballet du Grand-Théâtre de Genève), Pau Aran Gimeno, Kazutomi « Tsuki » Kozuki, Andrea « Dew » Bou Othmane et Mohamed Toukabri (Eastman), Jasser Haj Youssef (composition musicale et viole d’amour), Yasamin Shahosseini (oud), Gaël Cadoux (piano), Gabriele Miracle Bragantini (percussions), Fadia Tomb-El-Hage, Mohammed El Arabi-Serghini (chant). À voir au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 19 novembre, en tournée européenne et du 30 mars au 6 avril au Théâtre du Châtelet à Paris. 

 

 

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