Join de Ioannis Mandafounis – Dresden Frankfurt Dance Company et le CNSMDP
Pour une pièce qui souhaite se saisir des forces utopiques et dystopiques travaillant le corps social, c’est toute une communauté qui se rassemble sur la scène du Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt. Les seize danseurs et danseuses de la Dresden Frankfurt Dance Company, héritière de la compagnie de William Forsythe aujourd’hui dirigée par Ioannis Mandafounis, rencontrent vingt-cinq étudiants et étudiantes en fin de cycle au CNSMDP (Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris) où le chorégraphe étudia lui-même. Dans une scénographie sobre, mais qui fait surgir l’imprévu d’un jeu de lumières ou d’une mise à nu littérale du plateau, ils et elles tissent les liens précaires et ambivalents d’une micro-société toujours en train de se (dé)faire.
Le public français commence à bien connaître le chorégraphe grec Ioannis Mandafounis, qui est venu depuis une dizaine d’années montrer plusieurs de ses créations ou créer à l’Opéra de Lyon. Depuis un an, il est à la tête de la Dresden Frankfurt Dance Company. Et c’est avec elle qu’il a proposé sa création Join, qui mêle ses interprètes avec des étudiants et étudiantes de grandes écoles de danse – le CNSMDP pour ces représentations parisiennes. Au bas de la scène, douze danseurs et danseuses s’échauffent, échangeant accolades, embrassades et moments de complicité avant que le noir ne se fasse. Durant tout le spectacle, ils et elles resteront assis.es à l’avant du public, faisant irruption sur scène ou à notre encontre, tour à tour présence neutre, regard bienveillant ou cohésion menaçante. Devant eux, les saynètes se succèdent sur le plateau à un rythme stroboscopique, s’escamotant l’une l’autre à mesure que les artistes se jaugent, se séduisent ou se dévisagent. Sur la musique cristalline d’Emanuele Piras, tour à tour psychédélique et menaçante, les solos, duos et mouvements de groupe laissent émerger la singularité de chaque interprète au sein d’une écriture chorégraphique ample et ciselée. Par ses extensions vrillées et ses lignes projetant dans l’espace les points et segments inscrits dans la géométrie corporelle, celle-ci se fait l’héritière de William Forsythe en même temps qu’elle laisse place à l’inventivité de chacun.e.
Leurs convulsions, ponctuées de cris sauvages, d’aboiements et de halètements, évoquent parfois Le Règne animal, film de Thomas Cailley sorti en 2023 : les interprètes sont-ils rendus à l’état de nature, cette fiction philosophique tâchant d’imaginer comment se seraient comportés entre eux les êtres humains avant l’instauration politique d’un État ? Est-ce à un futur fantastique que nous assistons, ou encore au revers pulsionnel de nos sociétés ? Quand la lumière se fait bleu trouble, ou quand des créatures chimériques, beaux monstres à deux têtes et huit membres, s’avancent en procession recueillie, l’atmosphère bascule dans une tonalité onirique. À deux reprises, un être pythique traverse lentement la scène, drainant dans sa traîne de lourdes inquiétudes. C’est à la fin du spectacle que l’angoisse latente explose, mais presque avec enthousiasme, dans les éclairs d’une scène de battle assourdissante, aussi fascinante qu’oppressante.
Pourtant, l’inquiétude laisse aussi place à l’humour, que ce soit dans une course effrénée à l’issue inattendue ou dans les dialogues légers entre des interprètes engoncé.e.s dans leurs habits hybrides et burlesques, qui surjouent au second degré nos interactions sociales quotidiennes. Quand tou.te.s assemblent leurs forces pour emporter le tapis recouvrant le plateau, et avec lui un danseur exténué dont on ne sait s’il est le vainqueur de la course ou son laissé pour compte, le sol blanc mis à nu pourrait figurer une possibilité de renouveau tout autant qu’un linceul.
La musique, au volume souvent très fort (et à la limite du supportable dans la scène finale), vient souligner la rupture entre deux actes, où se donneraient à voir d’une part la violence hurlante dont pulse le groupe, d’autre part l’espoir de rencontres nouées dans la singularité. Si la structure manque un peu de rythme et peut parfois sembler répétitive, c’est dans cette tension que réside la force de Join. Mais aussi dans la joie manifeste de se rencontrer qu’ont tou.te.s ces interprètes, certain.e.s à l’aube de leur carrière, mais dont la danse est déjà d’une remarquable maturité.
Join de Ioannis Mandafounis, par la Dresden Frankfurt Dance Company et des élèves CNSMDP, avec Todd Baker, Thomas Bradley, Emanuele Co’, Audrey Dionis, Louella May Hogan, Nastia Ivanova, Marina Kladi, Noémie Larcheveque, Yan Leiva, Daniel Myers, Emanuele Piras, Solène Schnüriger, Ichiro Sugae, Ido Toledano et Samuel Young-Wright (Dresden Frankfurt Dance Company), Juliette Peyronnaud, Haritina Razanajatovo, Antonin Alzieu, Lucie Blank, Noan Colin, Brune De Guardia De Ponte, Jeanne Fohr, Timothé Guyot, Sofiya-Nikol Katerynchuk, Maël Maréchal et Malia Pouponot (élèves du CNSMDP Master 1), Yu-Hsuan Chang, Samuel Famechon, Jules Fournier, Orlane Javitary-Quinault, Kenza Kabisso, Charlotte Le Bail, Jules Majani, Pierre Morillon, Robert Elsy, Myana Valbert-Van Cuijlenborg et Anaïs Vallières (élèves du CNSMDP Master 2). Jeudi 28 novembre 2024 au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.