Casse-Noisette de Rubén Julliard – Ballet de l’Opéra du Rhin
Quel plaisir de découvrir ce nouveau Casse-Noisette au Ballet de l’Opéra du Rhin ! Créée par Rubén Julliard, jeune chorégraphe de 33 ans et danseur dans la compagnie, cette production trouve sa propre identité. L’histoire est remaniée : Drosselmeyer devient un couple et c’est Monsieur et Madame qui portent le ballet. La magie, l’émerveillement et la musique, qui font tout le charme de ce ballet phare du répertoire, ne sont en rien oubliées. Le tout est porté par une scénographie ambitieuse aux nombreuses idées truculentes, dans laquelle se plongent avec enthousiasme les artistes de la compagnie. Une véritable soirée de Noël comme on les aime. Et un travail d’aujourd’hui du langage classique, de la relecture du ballet académique, comme on l’aime tout autant.
On ne va pas se mentir : Rubén Julliard nous avait vendus du rêve lors de sa récente interview sur DALP, où il nous racontait le Casse-Noisette qu’il montait pour sa compagnie, le Ballet de l’Opéra du Rhin. Il y avait tout ce que j’aimais : la promesse d’un conte de Noël tout en modernisant l’action, de beaucoup d’inventivité et d’humour dans la production. Et le résultat fut à la hauteur de l’attente. Voilà un nouveau Casse-Noisette enthousiasmant, allant à merveille au Ballet de l’Opéra du Rhin en mêlant judicieusement techniques classique et contemporaine, truffé de trouvailles irrésistibles. Et merveilleusement musical, avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sous la baguette de Sora Elisabeth Lee. Car on ne peut parler de Casse-Noisette sans l’oeuvre de Tchaïkovski. Ce ballet des Fêtes séduit toujours par son imaginaire de Noël qui nous ramène à l’enfance. Mais s’il a traversé les époques, c’est qu’il est bien plus que cela : sa partition, chef-d’oeuvre d’une splendeur éternelle, nous élève à nous faire monter les larmes aux yeux (on n’en fait jamais trop pour parler de la musique du « Divin Piotr Ilitch« , pour reprendre les mots d’un chercheur russe).
Pourtant, ce Casse-Noisette est au début déstabilisant. La fête se déroule sans enfant, alors que quelques adultes sont invités chez les Drosselmeyer – duo qui porte tout le spectacle – couple loufoque à l’atelier rempli de jouets. Casse-Noisette n’est certainement pas le ballet que j’ai le plus vu : programmé uniquement à Noël, par peu de compagnies, il est très peu présent en France, bien moins que Giselle par exemple. Pourtant, son imaginaire, sa caricature presque, est inscrit dans chaque rétine. Et il est ainsi presque perturbant de voir un Casse-Noisette sans ces clichés attendus, sans son immense sapin. Et surtout sans ses enfants. Les danseurs et danseuses sont pleins d’entrain dans leur jeu, la mise en scène regorge d’idées et la bouteille de champagne est débouchée. Mais il manque un peu d’esprit de Noël, ce quelque chose qui nous fait irrémédiablement penser aux Fêtes. Noël, c’est du bazar, de l’excitation, des papiers cadeaux qui jonchent le sol un peu partout et des enfants qui courent dans tous les sens. Ici, le plateau semblait presque un peu vide. Je ne saurais dire toutefois s’il s‘agissait d’un vrai manque ou de mon regard qui avait tout simplement du mal à se déshabituer, à ne pas voir ce qu’il attendait. Reste tout de même l’impression qu’il manquait comme un petit je-ne-sais-quoi.
Le ton bascule d’ailleurs à l’arrivée de l’enfance : celle de Clara, qui a suivi ses parents en douce et toque à la porte des Drosselmeyer, frigorifiée. Elle est interprétée par l’une des danseuses de la compagnie, malicieuse et espiègle Di He, qui réussit le difficile pari de danser une jeune fille sans jamais tomber dans la mièvrerie. Et la magie s’immisce : Monsieur et Madame Drosselmeyer ouvrent leur armoire magique, qui transforme des petits jouets en être humain. Apparaissent ainsi Arlequin et Colombine, ou une poupée alsacienne (gros succès évidemment dans la salle) en lieu et place du Maure. À partir de là, on plonge sans restriction dans cette irrésistible production, pleine d’idées sans se perdre dans sa dramaturgie. Il y a de la magie dans l’air, des rats géants et de la bagarre ; les Drosselmeyer mis à la porte manu militari, puis de retour pour ouvrir le monde des merveilles grâce à leur armoire ; La Princesse Pirlipat, reine des neiges au tutu fluorescent que nous voulons toutes sous le sapin ; Un Casse-Noisette pris en otage ; une Clara vaillante et courageuse ; une valse des Flocons entourée des enfants de la Maîtrise de l’Opéra du Rhin (et oui, il y a tout de même bien des enfants sur scène). Pour que tout le monde se retrouve au Royaume des cadeaux, composé d’immenses boîtes dorées comme un palais des merveilles dont rêve chaque enfant, pour un magnifique divertissement.
Si ce n’est la danse espagnole qui y va à fond, sans jamais tomber dans la caricature pénible, Rubén Julliard s’éloigne bien évidemment du tour des pays lors du Divertissement pour mettre en scène des jouets géants, ceux de l’atelier des Drosselmeyer. Il joue sur la musique pour créer à chaque danse sa propre dynamique. La danse dite arabe devient ainsi celle des serpents tout en sinuosité. Le Slinky remporte la palme du costume le plus invraisemblable, un duo de clowns joue de l’humour et des ballons, deux ballerines se disputent le centre de la scène. L’ensemble des divertissements trouve un fil rouge par le running gag des Rats traversant la scène, le Casse-Noisette ligoté sous le bras, poursuivi par les Drosselmeyer. Encore une fois, c’est par le courage de Clara que tout rentre dans l’ordre, que les Fleurs peuvent s’épanouir lors d’une dernière grande valse. L’argument évite ainsi tout semblant de romance, toujours un peu étrange, entre la jeune adolescente et le Prince charmant, qui n’en est vraiment pas un ici. Le rôle du guide reste ainsi bien plus tenu par le couple Drosselmeyer, même si nous ne sommes pas vraiment dans le rite du conte initiatique. Le duo apparaît plus comme les parents dont pourrait rêver Clara : des adultes qui ont su garder leur part d’imaginaire, ce lien qui leur permet de continuer à accéder au Monde des rêves où tout est possible. Peut-être que les Drosselmeyer peuvent aussi être perçus comme les Artistes : ceux et celles par qui il est encore possible de rêver. Et quel ballet est plus emblématique de Casse-Noisette pour représenter le spectacle qui permet de s’évader, le temps de quelques heures, d’un quotidien pesant ?
Pour la danse, Rubén Julliard mêle habilement danse contemporaine et classique, se servant de la polyvalence des artistes du Ballet de l’Opéra du Rhin, marque de fabrique de la compagnie, tout en gardant une harmonie globale. Les Rats et les adultes ont une danse plus terrienne, la Valse des fleurs joue le pur académisme avec quelques twists bienvenus – on aime ainsi les grands sauts des danseurs se terminant par des passages au sol. Le chorégraphe pêche plus dans le corps de ballet féminin qui reste convenu, où il a du mal à trouver la petite virgule plus personnelle. Cause ou conséquences : les ballerines semblent précautionneuses sur leurs pointes. Mais le personnage de Clara a droit à une délicieuse variation néo-classique sur pointes, tandis que le Casse-Noisette, dans sa gestuelle de pantin, multiplie les clins d’œil malicieux à la variation classique. Les Drosselmeyer tiennent bien sûr le grand pas, une magnifique danse libre et lyrique – mention spéciale à Madame, charismatique Susie Buisson –faisant parfois penser au travail de Jean-Christophe Maillot sans tomber dans la copie
Il y aurait encore tant de choses à dire ! J’aimerais marquer chaque idée et chaque trouvaille, chaque élan musical dans la danse. Pour sa première grosse production, Rubén Julliard a réussi son pari de créer une version qui lui est propre de Casse-Noisette, sans rayer ce que ce ballet a pu être, et est toujours, tout en trouvant sa propre musicalité. Une version faite pour le Ballet de l’Opéra du Rhin, qui mérite de s’inscrire durablement dans son répertoire.
Casse-Noisette de Rubén Julliard par Ballet de l’Opéra du Rhin. Avec Di He (Clara), Pierre-Émile Lemieux-Venne (M. Drosselmeyer), Susie Buisson (Mme Drosselmeyer), Cauê Frias (Casse-Noisette), Julia Weiss (Princesse Pirlipat), Marc Comellas (Roi des rats). Orchestre philharmonique de Strasbourg, Maîtrise de l’Opéra national de Strasbourg, direction musicale Sora Elisabeth Lee. Mardi 10 décembre 2024 à l’Opéra de Strasbourg. À voir du 20 au 23 décembre à la Filature de Mulhouse.