CHoPin – Christine Hassid
Il y a cinq ans, la chorégraphe française Christine Hassid montait CHoPin pour le Ballet Ekaterinburg et se faisait un nom en Russie, avant que la guerre en Ukraine coupe toute élan. La chorégraphe a voulu reprendre cette pièce avec sa propre compagnie. Portée par cinq interprètes de haut vol, elle en fait une œuvre dans l’urgence, profondément marquée par les tourments de notre époque. Mais aussi une pièce profondément musicale et sensible, où la joie et la force collective sont à portée de main. Une très belle découverte.
Pour évoquer CHoPin de Christine Hassid, la nouvelle création de la chorégraphe montée en septembre dernier au Temps d’aimer la danse et qui est depuis partie en tournée, un petit retour en arrière est nécessaire. Plus exactement le 31 mai 2019, date de la création d’une autre version de CHoPin, montée en Russie pour le Ballet d’Ekaterinbourg, la quatrième ville du pays nichée au cœur de l’Oural. La compagnie est essentiellement classique mais a envie faire des incursions vers la danse contemporaine. De son côté, Christine Hassid, après avoir dansé à la Batsheva d’Ohad Naharin, a été l’assistante du chorégraphe Redha et l’a accompagné pour des créations à l’Alvin Ailey American Dance Theater ou au Het Nationale Ballet. Le travail contemporain pour des compagnies classiques, elle connaît donc. À ce moment-là, Christine Hassid a fondé sa compagnie en France il y a sept ans mais peine à s’imposer dans le paysage chorégraphe de l’Hexagone.
CHoPin pour le Ballet d’Ekaterinbourg est tout de suite un succès. Les dates de tournée s’enchaînent en Russie tandis que Christine Hassid est nommée deux fois pour cette pièce aux célèbres Masques d’Or, cérémonie qui récompense chaque année les arts vivants dans ce pays. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie coupe court à la tournée, qui avait bien repris après la crise du Covid. Tout s’arrête brutalement et les liens sont coupés avec les interprètes, disséminé-e-s en Russie ou en Europe. Dont Max, dont on ne sait s’il est vivant ou mort, et qui donne le sous-titre au CHoPin 2024. Les mois passants, Christine Hassid souhaite remonter cette pièce pour les interprètes de sa troupe. Sa décision est prise le 7 octobre 2023, jour de l’attaque sanglante d’Israël par le Hamas. Pour la chorégraphe, dont une partie de la famille a échappé aux Camps de la Mort, l’histoire se répète.
CHoPin ne peut donc qu’être profondément marqué par les tourments et horreurs de notre XXIe siècle, même si son synopsis ne le laisse pas forcément deviner : un dialogue entre une danse contemporaine exigeante et virtuose et la musique de Chopin. La musique qui ouvre la pièce est d’ailleurs celle d’une certaine sérénité, avec le Prélude dit de la Goutte d’eau. La danse s’y déploie d’abord minimaliste, dans les petits détails de la main, du corps qui se met en mouvement. Mais comme la partition qui peu à peu se teinte d’une vague rampante et inquiète, la danse se fait sombre, chargée, troublée. Sur scène, ils sont cinq jeunes interprètes, venant essentiellement de parcours contemporains. Ils sont donc bien différents des danseurs et danseuses d’origine, même si par moments la pièce n’a été que très peu, voire pas du tout, retouchée. Les artistes de 2024 ont la virtuosité assumée et le sens de l’écriture précise, tandis que les artistes du Ballet d’Ekaterinbourg étaient formés à la Vaganova, école fondée sur la spirale du corps qui amène finalement naturellement à la danse contemporaine. L’on devine parfois à certains lever de jambe les lignes classiques des interprètes d’origine, mais la question n’est finalement pas là : les deux groupes se sont emparés de cette pièce à leur façon.
Et c’est pendant une heure une danse sur le fil, virtuose, puissante, très écrite, racontant les turpitudes d’une jeunesse comme prise en étaux dans les misères du monde, dans les tourments de ce XXIe siècle si sombre, où l’espoir ne transparaît que par instant parfois. CHoPin n’est ainsi en rien abstrait : chaque geste prend une signification, dessine la personnalité de son interprète qui se raconte et se livre, chacun à son tour, sans que l’énergie du groupe n’en pâtisse. « Max !« , le cri part au cœur de la pièce, se heurte au silence. Et aux danseurs et danseuses de reprendre leur danse, comme une course de fuite en avant. La profonde musicalité de la chorégraphie de Christine Hassid tient lieu de fil rouge. La musique de Chopin amène facilement au grand élan romantique. La chorégraphe prend le contrepied en travaillant la rugosité de chaque partition, ses aspérités, comme une façon de mettre en façon son sous-texte plutôt que sa mélodie souvent si connue.
Cette jeunesse si puissante dans sa danse ne semble cependant n’avoir que peu d’espoir dans son futur. Le treizième Nocturne, presque écrasant, qui retentit alors que l’œuvre arrive à sa fin, semble être la conclusion inévitable. Mais la pièce ne s’arrête finalement pas là. Les notes de l’Étude 1 arrivent en cascade – le surnom de ce morceau d’ailleurs – comme un jaillissement indicible, une urgence de vivre, d’aller vers l’avant. Comme un rayon de soleil vers lequel la jeunesse se soude, bondit, pour remplir la scène de son énergie.Cela sera ça, la conclusion de la pièce.
Avec CHoPin, Christine Hassid propose ainsi une œuvre si riche, d’une formidable musicalité, aux multiples résonances et à l’écriture complexe et profonde – et cela fait du bien quand tant de créations misent d’abord sur l’énergie plutôt que sur l’écriture chorégraphique. À vrai dire, c’est l’un des plus passionnants travail de danse contemporaine que j’ai pu voir lors de cette année 2024. Pourtant, la compagnie n’a droit qu’à peu de dates. Pourquoi ? Bonne question. Christine Hassid n‘est peut-être pas assez parisienne, sa troupe est bien ancrée dans le Sud-Ouest. Elle est une femme, aussi, et il suffit de lire le rapport des CCN sur les inégalités femmes-hommes pour être convaincu que c’est handicapant. Pourtant, CHoPin aurait toute sa place sur les Scènes nationales : voilà une œuvre puissante, évocatrice, pour tout public. La pièce trouverait aussi facilement sa place dans une compagnie de Ballet car c’est une danse contemporaine – très écrite et ne reniant rien de la virtuosité – qu’adorent interpréter les artistes classiques. Quelle puissance pourrait avoir cette pièce avec 20 artistes en plateau ! À bon entendeur…
CHoPin de Christine Hassid par le Christine Hassid Project, avec Danaë Suteau, Elisa Manke, Mazzella Pascale, Arthur Delorme et Baptiste Martinez. Musiques : Frédéric Chopin. Jeudi 28 novembre à l’Opéra de Limoges. À voir en tournée le 13 mars au Théâtre Jean Vilar d’Eysines.