[Suresnes Cités Danse 2024] Tendre colère – Christian et François Ben Aïm
Rendez-vous incontournable des danses hip-hop et contemporaine en France, le festival Suresnes Cités Danse a lancé le 10 janvier sa 33e édition. Cette année, la directrice de l’événement Carolyn Occelli a fait appel à Christian et François Ben Aïm, artistes associés du Théâtre de Suresnes Jean Vilar, pour donner le coup d’envoi avec Tendre colère. Dans le sillage de Facéties (2021), cette création poursuit l’exploration menée par les deux frères chorégraphes autour des états de corps. Entre tiraillements de chœur et communauté de cœurs, le duo invite dix interprètes à questionner l’ »être ensemble » et toutes les tensions que recouvre l’expression. Élan de solidarité ou désir d’émancipation, traits d’union ou évasions : leur Tendre colère entraîne dix interprètes virtuoses dans un univers musical riche de nuances où la danse dessine un mouvement perpétuel, au risque d’être redondant.
À la croisée de la danse, du théâtre et du cirque, François et Christian Ben Aïm créent à quatre mains depuis plus de vingt-cinq ans. Nourries de leur univers pluridisciplinaire, leurs pièces explorent les états d’âmes au regard de l’état du monde. Ainsi dans Facéties en 2021, les frères chorégraphes distillaient un brin d’humour loufoque en pleine période Covid – où la pièce a vu le jour envers et contre tout. Si elle s’inscrit dans la continuité de ce travail, Tendre colère surgit quatre ans plus tard, pour Suresnes Cités Danse, presque jour pour jour, dans un contexte où les crises – humanitaires, politiques ou écologiques – se multiplient et s’intensifient. Face à cette violence omniprésente, la pièce prend ses distances avec l’univers de l’absurde dès le prélude, où la légèreté d’un duo clownesque cède le pas à une atmosphère plus mystérieuse et obscure. Ainsi que le suggère son titre en forme d’oxymore, la pièce met en tension des énergies contradictoires où l’exaltation des physicalités et des expressivités singulières rejaillit sur le collectif.
Debout en ligne en fond de scène, les dix interprètes en tenues amples et sombres s’avancent, en solo ou en duo, sur le plateau nu – seul un long bâton de bois se dresse au loin. Chacun à leur manière, les corps semblent chercher un point d’inflexion entre contrôle du geste et lâcher-prise. Tels des électrons libres, ils et elles s’attirent et se repoussent, s’unissent et se dispersent, explorant l’art d’être et de faire ensemble. Dans leur chassé-croisé permanent, qui prend parfois des airs de « Suis-moi je te fuis », les silhouettes s’élancent, s’écroulent, se relèvent ou sont relevées, voltigent dans un pas de deux ou tournoient en solitaire, avant de retourner vers leur ligne de fuite dans l’ombre. Entre ancrage au sol et défi de la gravité, la danse se déploie également en relief, à l’image de Chiara Corbetta, plusieurs fois élancée par ses partenaires dans un sursaut aérien.
Pour déployer ses contrastes d’intensité, d’amplitude et de texture, la chorégraphie de Christian et François Ben Aïm puise dans la superbe création sonore de Patrick de Oliveira. D’une construction musicale riche de nuances et des couleurs vibrantes, elle entrecroise subtilement cordes, voix, basses et pulsations électro, tandis que chaque variation de rythme ou de ton projette les corps dansants dans un état d’instabilité. À la fois labiles et hautement perméables à leur environnement, les interprètes semblent ainsi traversés d’énergies aussi extrêmes qu’opposées. Si leurs bras et leurs jambes glissent en des gestes ondulants et déliés, de brusques secousses ou de contractions musculaires s’appliquent à constamment renégocier leurs trajectoires. Dans ce jeu de mouvements mouvementés, Andréa Moufounda livre un solo remarquable d’intensité. Au milieu des neuf autres silhouettes figées, son corps semble devenir poreux aux perturbations extérieures. Sa gestuelle tantôt fluide, tantôt striée, se fait alors l’expression subtile et profonde d’une douceur paradoxalement fougueuse, d’une tendre colère.
Christian et François Ben Aïm déploient ici la finesse de leur art chorégraphique avec chacune et chacun de leurs formidables interprètes. Mais au-delà de la sculpture du geste en surface, la pièce manque d’un surcroit d’architecture pour aller au fond de ses contradictions. La chorégraphie, d’abord d’une inventivité séduisante, échappe de justesse à la monotonie grâce aux effets de groupes. Tandis que l’ambiance est déclinée du rouge profond à l’orange légèrement ambré, les interprètes abandonnent un temps leurs partitions singulières pour se mouvoir en bataillon tels des guerriers ou en chœur dilaté – évoquant vaguement les naufragés du Radeau de la Méduse. Si ces moments de relance insufflent une énergie collective bienvenue, ils se dissipent trop vite pour donner une véritable profondeur à l’exploration de l' »être ensemble ». À la longue, Tendre colère finit par osciller entre fulgurances captivantes et élégantes redondances. Dommage pour cette pièce qui fourmille pourtant de bonnes idées et ne manque pas de générosité.
Tendre colère de Christian et François Ben Aïm au Théâtre de Suresnes Jean Vilar dans le cadre du festival Suresnes Cités Danse. Avec Eva Assayas, Jamil Attar, Johan Bichot, Alex Blondeau, Rosanne Briens, Chiara Corbetta, Andrea Givanovitch, Jeremy Kouyoumdjian, Andréa Moufounda et Emilio Urbina. Vendredi 10 janvier 2025 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar. À voir en tournée en France jusqu’au 29 avril.
Le festival Suresnes Cités Danse continue jusqu’au 9 février.