Rencontre avec Roxane Stojanov, nouvelle Danseuse Étoile du Ballet de l’Opéra de Paris
Roxane Stojanov a été nommée Danseuse Étoile du Ballet de l’Opéra de Paris le 28 décembre 2024, à l’issue d’une représentation de Paquita où elle dansait le rôle principal au côté de Thomas Docquir. Une nomination surprise pour la jeune femme franco-macédonienne de 29 ans nommée Première danseuse il y a deux ans. Rencontrée au Palais Garnier une semaine après sa nomination, Roxane Stojanov est revenue pour DALP sur cette soirée riche en émotions, son travail sur Paquita, sa rencontre avec William Forsythe pour Rearray à l’automne 2024 et ses projets en tant qu’Étoile.
À qui, ou à quoi, avez-vous pensé en premier quand vous avez entendu Alexander Neef prononcer les mots de votre nomination ?
Dès qu’Alexander Neef est apparu sur scène avec José Martinez et qu’il a dit : « Ce soir, il y avait une artiste… », j’ai compris qu’il parlait de moi. J’ai toute de suite pensé : « Quelle chance, ma mère est dans la salle ! ». Elle devait assister à la première date le 20 décembre (ndlr : annulée à la suite des grèves) et ne pas être là le 28. Et finalement, elle a pu revenir ! J’ai pensé aussi que c’était incroyable que cette nomination intervienne sur Paquita vu les obstacles que nous avions traversés en cette fin d’année. Par ailleurs, comme il s’agit d’un ballet très difficile, j’ai pris cette nomination comme une reconnaissance de ce challenge personnel.
J’ai pensé aussi à Pierre Lacotte que j’avais rencontré pour Le Rouge et le Noir. Je suis montée Première danseuse pendant cette période-là. Je me suis souvenue qu’il m’avait appelée quelques jours avant sa mort pour me prévenir que le ballet était retransmis à la télévision. Alors je me suis dit qu’il aurait été content que cette nomination arrive sur son ballet. On se connaissait peu. En studio, j’ai vite compris qu’il s’exprimait très peu et qu’il nous fallait réagir très vite. Il m’avait confié, en me félicitant pour ma promotion en tant que Première danseuse : « Il y a des gens à qui il suffit de deux, trois mots pour comprendre tout et vous en faites partie. »
Vous étiez évidemment très émue par cette nomination. Est-ce qu’on arrive quand même à profiter de ce moment ?
Ça va trop vite. Tout le monde a applaudi avant même que les premiers mots aient été prononcés. Et j’essayais tellement de contenir mes larmes ! J’avais conscience que quelque chose d’incroyable était en train de se passer. Ce but que l’on rêve toutes et tous d’atteindre. Malgré tout je ne m’étais fixé aucun objectif même si j’avais eu un beau début de saison. J’étais déjà très heureuse des distributions. Depuis qu’il est arrivé, José Martinez fait vraiment attention à ce que les Premiers danseurs et Premières danseuses puissent danser et avoir une belle carrière. Et c’est ça qui compte. Alors oui, je rêvais de cette nomination, j’avais envie que ça arrive, mais je m’interdisais d’y penser pour mes spectacles. Sur scène, je danse pour le public, pas pour une nomination.
« Sur scène, je danse pour le public, pas pour une nomination ».
Est-ce que vous êtes “redescendue“ depuis une semaine ou vous êtes toujours dans cette espèce de bulle d’amour ?
Je suis vraiment très émue de tous les messages que j’ai reçus. Je me suis efforcée de répondre à tout le monde. J’ai essayé de n’oublier personne. J’ai fêté cette nomination avec celles et ceux qui n’étaient pas là. J’ai enchaîné les interviews, les sollicitations. À un moment, j’aurai besoin de me retrouver seule avec moi-même.
Thomas Docquir a eu des mots très touchants à propos de votre nomination. Comment qualifieriez-vous votre partenariat ?
Effectivement, il m’a dit qu’à mes côtés il sentait qu’il avait évolué. Nous avions déjà dansé ensemble Don Quichotte. Avant, nous avions pu nous produire dans quelques galas, mais je l’ai vraiment découvert dans le travail sur ce ballet marathon. Nous nous étions beaucoup préparés à pousser la lucidité dans la fatigue. Comment donner l’impression qu’on est toujours frais alors qu’on ne l’est plus ? Alors bien sûr pour Paquita, nous sommes repartis de cette expérience passée. Il faut se servir de tout. On ne part jamais de zéro.
Vous saviez que vous ne danseriez qu’une date de Paquita. Est-ce que cela a joué sur l’ambiance de cette soirée ?
Durant tout le spectacle, je me suis sentie portée par le reste de la compagnie. C’est la première fois que j’ai une prise de rôle sur une seule date parce que dans Don Quichotte, j’ai eu la chance d’en avoir deux. À l’exception des concours, je n’avais jamais eu l’occasion de vivre cela. Alors le but était de profiter, d’être dans l’instant présent, de pouvoir être disponible pour la technique. Et puis surtout, nous étions là pour raconter une histoire. Tout le monde était à l’unisson, échangeait des regards, y compris en coulisses. Avec mon partenaire c’est comme si nous avions compris que nous n’étions plus Thomas et Roxane, mais Lucien et Paquita. Quand on nous donne une telle responsabilité, on se doit d’être à la hauteur pour le public.
Avec qui avez-vous travaillé le rôle de Paquita ?
Jean-Guillaume Bart nous a coachés, comme dans Don Quichotte. Ça avait bien fonctionné et nous avions tous envie de renouer avec ce travail. C’est quelqu’un qui a énormément de connaissances des rôles. Il l’a dansé à la création. Donc il a pu nous transmettre ce que voulait Pierre Lacotte, la technique des pas de deux qui sont très complexes, notamment le pas de deux du mariage. Nous avons commencé par ça. Il a fallu beaucoup répéter pour gagner en fluidité. Ensuite, nous avons travaillé la pantomime très importante à ses yeux. Peu importe ce qu’il y a à raconter, il faut que le public puisse s’identifier, qu’il comprenne immédiatement. Il s’agit que ce soit juste, précis et musical. Jean-Guillaume est très exigeant. S’il perçoit qu’on peut donner plus, il va demander davantage. J’ai confiance en son œil. Tous les jours, il nous pousse un peu plus loin. J’ai pu un peu lâcher prise sur mon côté perfectionniste parce que je lui fais confiance à 100 %.
Pensez-vous que vous êtes trop perfectionniste ?
Par moments. J’ai une tendance à m’arrêter à chaque pas que je considère comme mal exécuté. Le corps enregistre et si on s’arrête toujours au même moment on ne va jamais dépasser l’obstacle. Il faut se forcer à aller au-delà des difficultés, être disponible. Parfois ce qui nous semble mal engagé peut se transformer et se révéler beaucoup plus réussi que prévu. Il m’a fallu me faire violence. Ma difficulté était d’arriver à filer un morceau en entier sans m’arrêter. Je voulais tellement tout faire à fond, je m’épuisais. Aujourd’hui encore, même quand je file sans m’arrêter, dans ma tête je me juge. Mais j’ai décidé de faire davantage confiance à mes sensations. Je sens dans mon corps si le chemin est juste. J’ai décidé de me faire plus confiance.
« J’ai décidé de faire davantage confiance à mes sensations. Je sens dans mon corps si le chemin est juste. J’ai décidé de me faire plus confiance ».
Cette saison, la rencontre avec William Forsythe pour Rearray a été très importante. Comment l’avez-vous vécue ?
J’étais deuxième cast. J’ai tout suivi, j’apprenais tout. Cela représentait des journées de travail très chargées. On pouvait reprendre trente secondes de mouvement pendant trois heures pour chercher une qualité de mouvement. Je me calquais beaucoup sur Ludmila Pagliero qui m’a beaucoup inspirée. Elle avait déjà travaillé avec William Forsythe, elle connaissait sa façon de faire. Il partait dans une improvisation. Et il fallait reproduire sur l’instant. Il fallait capter le rythme et la façon de bouger qu’il souhaitait pour la coordination du phrasé et du mouvement dans l’espace. Moi, j’avais tellement l’habitude d’être une exécutante que j’étais bloquée au début. J’ai compris en la regardant ce qu’il voulait. Le jour où Ludmila s’est blessée, deux semaines avant le début des représentations, il a switché sans hésiter. Il a dû me sentir prête. Il m’a dit : « Je te fais confiance, tu feras les quinze représentations. Je veux qu’on te voie. »
Avez-vous eu l’impression qu’il s’est passé quelque chose ?
J’ai senti que je n’avais pas besoin de montrer que j’avais confiance en moi pour qu’on me fasse confiance. Et tous les jours, j’ai pu développer un peu plus. Quand il a décidé que la pièce se ferait sur pointes, tout est allé très vite. Ça m’a fait un peu peur. Il y a eu un petit moment de questionnement mais en fait, il ne m’a pas laissé le temps. Ce qui l’impressionnait beaucoup, c’était les moments de silence avec les pointes. « C’est la première fois que j’entends quelqu’un danser avec des pointes sans faire de bruit. » Il trouvait aussi que nous étions plus forts à trois [avec Loup Marcault-Derouard et Takeru Coste] que la musique. D’ailleurs, il a supprimé beaucoup de passages musicaux. Il semblait vraiment très heureux d’être avec nous. Et très reconnaissant de vivre cette expérience. Il nous a confié que c’était probablement une de ces dernières créations.
Avec quels autres chorégraphes avez-vous envie de travailler ? Quels rôles avez-vous envie de danser ?
Je m’attache toujours à ce qui est concret. Je visais toujours sur ce qui était atteignable. J’ai toujours procédé étape par étape. D’abord, intégrer le Ballet, ensuite me dire si je suis Sujet un jour, je pourrai toucher à tout, faire du corps de ballet et du rôle. Pour les rôles, je me concentrais sur ceux qui étaient prévus dans la saison. Mais bien sûr je rêve par exemple de danser le rôle principal du Lac des cygnes. C’est le premier ballet que j’ai vu, avec Margot Fonteyn et Rudolf Noureev. Maintenant que je suis Étoile, ma motivation va être de continuer à relever des challenges. Tout ce que je vais aborder sera nouveau. Je suis heureuse d’enchaîner sur Onéguine et du Mats Ek. Et puis, il y aussi Sylvia de Manuel Legris. Cela m’évoque que la seule audition que j’ai passée quand j’étais à l’École de Danse, au cas où je n’étais pas engagée dans le Ballet, c’était au Ballet de l’Opéra de Vienne quand Manuel Legris y était directeur. Le rencontrer m’intéressera. Ma certitude est que je veux danser du classique comme du contemporain. J’ai beaucoup appris avec le contemporain sur une conscience du corps… Ça m’a permis de bouger différemment, de me rendre encore plus disponible. C’était presque perturbant au début parce que par moments, je me sentais trop libre !
Quelles sont les danseuses qui vous inspirent ?
C’est difficile de donner des noms ! Marie-Agnès Gillot, bien sûr. Aurélie Dupont. Quand je prépare mes rôles je regarde beaucoup de vidéos pour me nourrir d’interprétations différentes. En 2024, une rencontre déterminante a été Marianela Núñez. Non seulement c’était incroyable de la voir sur scène, mais humainement, c’est une très belle personne. Son exemple est forcément très inspirant.
« Ma certitude est que je veux danser du classique comme du contemporain ».
Dans le long post que vous avez rédigé sur Instagram quelques jours après votre nomination, vous remerciez tout particulièrement deux professeurs Wilfried Romoli et Fabienne Cerutti. Que représentent-ils pour vous ?
Ils ont été mes deux piliers quand je suis rentrée dans le Ballet. C’est un moment où l’on est un peu lâchée dans la nature. Le travail personnel est très important. Je prenais des cours particuliers à Nanterre avec eux pour continuer de travailler en parallèle. Ils m’ont préparée pour tous les concours de promotion. Avec Wilfried Romoli, j’ai beaucoup travaillé les sauts. Comme je suis grande, j’avais un côté un peu Bambi. Je n’avais pas beaucoup de force dans les jambes et je ne savais pas comment m’y prendre. Une fois que j’ai été en première division, Fabienne Cerutti m’a proposé des cours et avec elle, j’ai travaillé des variations. Elle a dansé énormément avec Rudolf Noureev, donc elle a pu me transmettre certains rôles. Avant de danser Don Quichotte, j’avais eu un moment un peu de vide. Comment être en forme sans rien danser ? Comment tenir sur un ballet en trois actes ce que je n’avais jamais fait de ma vie ? Avec elle, j’ai pu « débroussailler » toutes les variations du ballet et gagner en confiance.
Un mot pour vous qualifier ?
Exigeante, travailleuse. J’aime aussi les échanges avec les personnes avec lesquelles je travaille. Et rendre ce qu’on me donne.
Comment ne pas vous parler de Graines d’Étoiles qui a contribué à vous mettre dans la lumière ? Quel regard portez-vous sur la série de Françoise Marie ?
Pourtant, elle n’a filmé que mes échecs (sourires) ! Sauf dans le dernier volet quand je suis montée Première danseuse. Il est vrai que j’ai eu des moments de doute. J’étais consciente qu’il fallait que je me prépare à ce que l’Opéra de Paris ne soit pas la seule chose dans ma vie. Je voulais danser, et ça aurait pu être dans une autre compagnie.
Que vous inspire le fait d’être une source d’inspiration pour tant de petites danseuses « biberonnées » à Graines d’étoiles ?
C’est un honneur parce que je me vois encore avec mes défauts. Je ne veux pas seulement inspirer, mais aussi montrer que ce métier représente beaucoup de travail. Il faut du courage pour faire et défaire en studio. Il faut aimer ça.
À quel moment vous êtes-vous dit que vous aimiez ça ?
Je ne m’en souviens pas exactement. Je ne savais même pas que cela pouvait être un métier. J’étais uniquement dans la joie de danser. Mes parents m’ont soutenue, ils ont écouté toutes les personnes que j’ai rencontrées, les professeurs qui affirmaient que j’avais des qualités pour persévérer dans cette voie. Mais ils m’ont toujours dit que personne ne m’obligeait à rien. En revanche, si je m’engageais, il fallait tout donner pour y arriver.
Et le risque de blessure, vous y pensez ?
J’ai de la chance. Même si ça m’a toujours fait peur. Mai j’ai un bon métabolisme et je récupère bien. Il y a une chose que personne ne sait parce que je n’en ai pas parlé sur les réseaux, mais quand je suis montée Première danseuse, j’ai géré un gros problème au genou. Le médecin voulait que je m’arrête. Mais je tenais absolument à passer le concours. Je me sentais prête et quelques mois plus tard sur Don Quichotte, mon ménisque a lâché. J’ai été opérée et il se trouvait que c’était au moment des annulations liées au Covid, donc j’ai pu prendre ce temps pour récupérer. Je me suis reposée et j’ai pu reprendre.
Comment vous ressourcez-vous quand vous ne dansez pas ?
La danse c’est quand même toute ma vie. Je m’étais toujours dit, c’est un métier qui commence tôt, qui finit tôt, il faut tout mettre en œuvre pour aller le plus haut possible. Je pense qu’à un moment, chacun atteint ses limites, mais j’ai envie de continuer de pousser le plus loin possible. C’est une nouvelle vie qui s’ouvre pour moi en tant que Danseuse Étoile. Un autre aménagement du temps qui va me permettre de choisir mes rôles mais aussi de me consacrer à ma famille, à mes amis, et peut-être à des projets personnels. Finalement à prendre davantage un peu plus soin de moi.
Roxane Stojanov danse cette saison le rôle de Olga dans Onéguine de John Cranko les 10, 14 et 17 février, puis dans Appartement de Mats Ek et dans Sylvia de Manuel Legris.
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