Ruination : The True Story of Medea de Ben Duke – Collectif Lost Dog
Pur produit des écoles anglo-saxonnes, Ben Duke touche à toutes les disciplines et s’impose comme l’une des figures principales de la danse-théâtre britannique actuelle. Il présente ici la première française de Ruination : The True Story of Medea, sa relecture du mythe de Médée pour son collectif Lost Dog. Loin de la figure de sorcière qu’elle peut avoir dans l’imaginaire collectif, le chorégraphe remet en question la culpabilité de son héroïne au cœur d’un spectacle total maîtrisé de bout en bout, passant par tous les arts et toutes les émotions.
Ben Duke, maître de la danse-théâtre anglaise, est un habitué du Théâtre de la Ville qui le programme de manière très régulière. La saison dernière, il y a notamment présenté trois de ses œuvres : Juliet & Romeo, une relecture de la célèbre pièce de Shakespeare pour sa compagnie Lost Dog, et un diptyque Goat / Cerberus pour les Ballets Rambert, où il revisite respectivement Le Sacre du printemps et le mythe d’Orphée et Eurydice. Vous l’aurez compris, le chorégraphe/metteur en scène aime bien se réapproprier les grandes histoires emblématiques de la culture occidentale. Pour cette création Ruination : The True Story of Medea, il entraîne les artistes de sa troupe dans une relecture du mythe de Médée. Le concept ? Jason se réveille en enfer et demande que justice lui soit faite pour le meurtre de ses enfants et de sa nouvelle épouse. Médée, celle qui les a tués, se retrouve convoquée dans un tribunal – avec Perséphone comme avocate de la défense et Hadès pour la partie civile – où elle devra répondre de ses actes. Mais au fil des interrogatoires, les jurés vont voir que Jason n’est pas aussi innocent qu’il veut le faire croire.
Créée en coproduction avec le Royal Ballet de Londres, la première mondiale de Ruination a eu lieu en décembre 2022 au Linbury Theatre, la salle située sous l’auditorium principal du Royal Ballet & Opera. Après son succès londonien, aussi bien critique que public, cette pièce dansée traverse la Manche pour faire sa première française aux Théâtre des Abbesses.
Sur le papier, les mots « Danse-théâtre » et « Théâtre de la Ville » ont de quoi effrayer le balletomane que je suis, étant passé à côté de certaines pièces emblématiques de Pina Bausch. Craintes totalement infondées face à cette pièce qui n’oublie jamais sa fonction première : celle de divertir. Le rideau s’ouvre sur Hadès, dans ses enfers aux allures de morgue, qui regarde une captation de Casse-noisette avec un plaisir non dissimulé. Perséphone arrive, descendant d’un grand escalier venant des cintres, pour lui offrir le tutu de la Fée dragée qu’elle vient de voler dans la loge d’une danseuse (au moment de la création au Royal Opera & Ballet de Londres, Casse-noisette était donné juste au-dessus). Vient ensuite le réveil de Jason et Hadès lui explique le fonctionnement de l’Au-delà. Cette situation donne lieu à de nombreuses aberrations administratives, sorte de mélange entre Les 12 Travaux d’Astérix et Beetlejuice. Le chorégraphe retrouve là deux caractéristiques de son travail : les réflexions autour de la mort et un humour pinçant. Car oui, malgré un titre plombant, Ruination est une pièce drôle, frôlant parfois avec le Boulevard. Du moins, au commencement. Viennent ensuite les scènes de procès où l’histoire mythologique se déroule sous nos yeux, alternant entre le point de vue de Jason puis celui de Médée. Les scènes se succèdent avec une grande fluidité, rythmée par des jeux de lumières et de mises en scène aussi simples qu’ingénieuses. Même si par moments, certains tableaux sèment la confusion, tous ces éléments finissent par se rassembler. La pièce, spectacle total où les arts (danse, théâtre, musique) se croisent, regorgent d’idées et de surprises sans laisser de temps mort.
La danse s’immisce dans ces scènes de flashback et apporte une continuité aux moments de dialogues, comme les chansons dans une bonne comédie musicale, avec un sens de la narration jamais pris en défaut. L’esthétique m’a par moments fait penser au Romeo + Juliet de Matthew Bourne, autre créateur britannique qui aime revisiter les classiques dans des spectacles pouvant parler à tout le monde. Les duos entre Jason et Médée donnent lieu également à de belles respirations au milieu des passages plus humoristiques, offrant une chorégraphie très organique et limpide. Cette dernière contraste avec le pas de deux entre Jason et son autre épouse, Glaucé. Les gestes se ressemblent mais l’exécution est beaucoup plus brute et saccadée, avec des accrocs où les deux personnages se cognent et se ratent. Comme si ce couple adultère n’avait pas lieu d’être.
Mais les passages les plus marquants sont finalement les moins dansés. En trois simples pas de valse, la relation entre Hadès et Perséphone se dessine nettement. La scène où Médée badigeonne méticuleusement son futur époux avec un onguent protecteur retranscrit parfaitement les émois d’un amour naissant. Au final, et sans crier gare, l’émotion se fait saisissante et les dernières scènes m’ont laissé la gorge nouée. Quel voyage depuis la farce annoncée en début de soirée.
Le travail des interprètes, fortement mis à contribution tout au long de la soirée, mérite d’être salué. Aussi à l’aise dans le théâtre que dans la danse (et même le chant pour certains), ce collectif donne vie aux multiples personnages de la pièce, le tout accompagné de musique jouée en direct sur le plateau. Évidemment, les deux couples principaux se démarquent plus particulièrement. Jean-Daniel Broussé, seul français de la troupe, donne le ton en Hadès, qui fait également office de maître de cérémonie. À ses côtés, Anna-Kay Gayle joue une Perséphone plus en retenue, avec des fêlures de plus en plus visibles à l’approche de la fin de soirée. Iels forment un miroir idéal à Jason et Médée. Ces deux-là sont particulièrement touchants, malgré toutes les horreurs qui leur sont reprochées. Liam Francis passe avec souplesse – dans tous les sens du terme – du goujat lâche au petit garçon sans défense, tandis que Hannah Shepherd, très froide au début, se montre bouleversante. Complémentaires, les deux artistes parviennent à instaurer une belle alchimie, rendant crédible ce mariage toxique.
Pari réussi ainsi pour Ben Duke qui, en redonnant la parole à cette figure controversée de la mythologie, signe une nouvelle pièce d’une grande efficacité, à la croisée des disciplines, qui sait parler à tous les publics. Ruination parvient aussi bien à divertir qu’à émouvoir et permet de questionner la manière qu’a notre société de juger les femmes par rapport aux hommes. Je ne connaissais pas le travail de ce chorégraphe avant de passer les portes du Théâtre des Abbesses, je compte bien m’y confronter à nouveau lors de son inévitable retour au Théâtre de la Ville.
Ruination : The True Story of Medea de Ben Duke. Avec Miguel Altunaga (Æétès), Jean Daniel Broussé (Hadès), Maya Carroll (Glaucé), Liam Francis (Jason), Anna-Kay Gayle (Perséphone), Hannah Shepherd (Médée) et les musiciens Sheree DuBois, Yshani Perinpanayagam, Keith Pun. Mardi 21 janvier 2025 au Théâtre des Abbesses. À voir jusqu’au 26 janvier 2025.