TOP

Annonciation / Un Trait d’Union / Larmes blanches – Angelin Preljocaj

Angelin Preljocaj continue son travail de répertoire avec un programme regroupant trois de ses « tubes » qui ont marqué l’histoire de la danse contemporaine en France, dans son esthétique, son institutionnalisation comme sa réception par le public. Annonciation, Trait d’Union et Larmes blanches sont autant de variations autour du « danser à deux », duel ou duo, entrelacement ou affrontement, communion ou altération. Réinterprétées par les danseurs et danseuses du CCN d’Aix-en-Provence/Ballet Preljocaj, ces courtes pièces n’ont rien perdu de la modernité de leur écriture, savamment abstraite et puissamment sensuelle, ni de leur force d’évocation, nourrie par une richesse symbolique qui puise à toutes les références, de la religion chrétienne à la science-fiction, en passant par le clavecin baroque ou le cinéma des années 1980.

 

Larmes blanches_Clara freschel et Valen Rivat-Fournier

 

Voilà déjà de nombreux mois que la compagnie d’Angelin Preljocaj a repris Annonciation. Le duo est toujours au coeur du nouveau programme de la troupe, organisée autour de trois pièces importantes du chorégraphe. Créée en 1995, Annonciation est notamment devenue célèbre grâce au film qu’en a tiré le chorégraphe lui-même. Lors de la rencontre menée par la journaliste Delphine Goater à la fin de la représentation au Théâtre de Chaillot, les deux interprètes Clara Freschel et Florette Jager ont cependant souligné l’importance de reprendre une telle pièce, non pas à partir des captations vidéos de ses précédentes incarnations, mais en se penchant sur les partitions, comme le rend possible l’emploi systématique de la choréologie au sein du Ballet Preljocaj. Et en effet, leur danse ultrasonique et suraiguë de précision habite le caractère presque atemporel d’Annonciation de toute la profondeur du présent, faisant à nouveau surgir l’épaisseur insondable de ce mystère aussi bien mystique que philosophique.

C’est à l’événement fondateur du christianisme, et à toute l’imagerie religieuse qui en est née, que le chorégraphe a voulu donner chair : celui de l’annonce faite par l’ange Gabriel à Marie qu’elle porte l’enfant de Dieu. Dans une ambiance de place de village où résonnent des cris d’enfants, mais aussi les flashs d’appareil photo (venus immortaliser ce qui est depuis devenu un véritable cliché ?), Florette Jager se recoiffe sous un rai de lumière. Sa robe est d’un bleu marial, son attitude toute de gravité retenue. Lorsque soudain, le Magnificat de Vivaldi s’électrise d’interférences, à l’effraction de l’ange sur la musique concrète de Stéphane Roy. Clara Freschel est parfaite en créature androgyne, dont l’étrange gestuelle acérée pourrait évoquer les bandes dessinées de science-fiction d’Enki Bilal comme la froideur géométrique de l’Ange dans La Troisième Symphonie de Gustav Mahler de John Neumeier.

 

Annonciation d’Angelin Preljocaj – Clara Freschel et Florette Jager

 

Les deux danseuses entrent alors dans un âpre rapport, enveloppement menaçant fait de communion et de douleur, d’attirance et de rejet, qui culmine dans l’abandon d’un baiser. L’annonciation apparaît dans le dénuement de sa violence et de son mystère : à la fois contrainte exercée sur Marie, intrusion dans le lieu clos de son intimité que symbolise le sol rouge, et accueil inquiet qu’elle fait à cet enfant. Au-delà de la dimension religieuse, c’est aussi la profonde étrangeté de l’expérience de la grossesse que pourrait évoquer cette pièce, de la génération d’un embryon à l’accouchement.

Interrogé à l’issue du spectacle sur son processus de création, Angelin Preljocaj raconte qu’il a travaillé sur Annonciation comme sur une pièce abstraite, ne révélant que tardivement le sujet à ses premières interprètes. Il s’agissait en effet de ne pas laisser prendre trop de place aux affects pathétiques, mais de privilégier la réalité physique d’une rencontre intime. Comme en témoignent Clara Freschel et Florette Jager, c’est encore de cela qu’il est question dans la reprise : entrer dans l’écriture du mouvement, que le chorégraphe qualifie d’ « équation » ou de « coquillage à habiter« , pour vivre pleinement ce qui se joue entre elles deux. Et en effet, la pièce condense un paradoxe passionnant, celui de faire éprouver  à travers sa froideur conceptuelle la plénitude d’une expérience corporelle.

 

Annonciation d’Angelin Preljocaj – Clara Freschel et Florette Jager

 

Un trait d’union, créée en 1989 et elle aussi emblématique de l’écriture d‘Angelin Preljocaj, poursuit cette exploration des ambiguïtés de la rencontre entre deux êtres. Autour d’un lourd fauteuil en cuir qui leur sert presque d’agrès, dans des costumes qui sédimentent tout un imaginaire de la masculinité, Antoine Dubois et Valen Rivat-Fournier se désirent et s’affrontent, devenant tour à tour étrangers, amis, rivaux ou amants. Massifs et gracieux, leurs corps déroulent une autre forme de lutte avec l’ange, où transparaît la figure de Jacob. Ils surjouent aussi avec humour certains codes de la virilité. La danse, tout aussi ciselée et vive que dans Annonciation, prend une dimension plus évidemment encore athlétique et virtuose. Ainsi d’un porté poisson qui se termine à ras du sol, ou encore de la répétition toujours plus rapide d’un enchaînement où Valen Rivat-Fournier est comme aimanté en planche par les mains d’Antoine Dubois. Là encore, les interprètes habitent à la perfection l’écriture d’Angelin Preljocaj et communient dans un dialogue où le trait d’union se fait magnétique, tension vers une fusion à jamais impossible.

 

Un trait d’union d’Angelin Preljocaj – Antoine Dubois et Valen Rivat-Fournier

 

La soirée se conclut sur Larmes blanches, l’une des premières pièces d’Angelin Preljocaj, créée alors qu’il venait tout juste d’être lauréat au Concours de Bagnolet. On y retrouve le goût pour le baroque caractéristique des années 1980, aussi bien en danse qu’au cinéma – qu’on pense aux Liaisons dangereuses de Stephen Frears ou à Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway. C’est d’ailleurs à de tels films qu’Angelin Preljocaj dit avoir puisé son inspiration, tout autant que dans le clavecin qu’il détestait alors, mais à la source duquel il chercha à se décaler pour trouver une autre gestuelle, plus pincée, ou « citronnée » comme il l’appelle avec humour. En chemises à jabot et pantalons de cuir, entre le baroque et les eighties, les quatre interprètes explorent la carte du tendre, préfigurant d’une dizaine d’années la création du Parc à l’Opéra national de Paris, et touchant à la même ambiguïté relationnelle (inscrite dans le titre) que Bella Figura ou Petit Mort de Jiří Kylián. D’une précision radicale, la gestuelle emprunte sa rigueur et sa codification à la belle dance autant qu’à Merce Cunningham ou à la danse classique, mais aussi à la musique de Bach, Purcell et Balbastre.

Si les premiers duos sont un peu froids, Larmes blanches prend son envol dans les moments dansés à quatre, où la pièce atteint une dimension presque lyrique. Déjà très complices dans Annonciation et Trait d’union, les danseurs et danseuses sont remarquablement à l’unisson, faisant culminer l’art du « danser à deux », et même au carré. Coiffée comme un personnage de manga, Clara Freschel est particulièrement hypnotique.

 

Larmes blanches d’Angelin Preljocaj – Antoine Dubois, Clara Freschel, Florette Jager et Valen Rivat-Fournier

 

À l’écriture de ses pièces, Angelin Preljocaj n’a rien souhaité changer, comme le chorégraphe le souligne dans la rencontre chaleureuse qui succède à la représentation. Ce qui l’intéresse, c’est plutôt de voir cette écriture habitée à nouveau par les corporéités des interprètes, leur propre virtuosité et leur rapport contemporain au monde. Le résultat est foisonnant, ouvrant par sa danse saturée d’images en même temps que réduite à l’épure une pleine surface de projection à ce que l’on veut y lire.

 

Annonciation, Un Trait d’Union et Larmes Blanches d’Angelin Preljocaj par le CCN d’Aix-en-Provence/Ballet Preljocaj. Avec Clara Freschel, Florette Jager, Antoine Dubois et Valen Rivat-Fournier. Vendredi 24 janvier 2025 au Théâtre National de la Danse Chaillot. À voir jusqu’au 31 janvier.

 

 
VOUS AVEZ AIMÉ CET ARTICLE ? SOUTENEZ LA RÉDACTION PAR VOTRE DON. UN GRAND MERCI À CEUX ET CELLES QUI NOUS SOUTIENNENT. 

 




 

Poster un commentaire