[Suresnes Cités Danse 2025] Carmen d’Abou Lagraa et le Ballet de l’Opéra de Tunis
Dans cette dernière pièce pour douze interprètes, créée en collaboration avec le Ballet de l’Opéra de Tunis et présentée lors de la récente édition de Suresnes Cités Danse, Abou Lagraa aborde la figure de Carmen avec fougue et sensualité. Il s’empare de cette héroïne libre et la duplique pour montrer les multiples facettes du personnage dont le destin trouve encore un écho dans des réalités contemporaines. « Nous sommes toutes et tous des Carmen », clame le chorégraphe à travers une écriture qui fait la part belle tant aux femmes qu’aux hommes. Dans une scénographie très épurée structurée par les magnifiques lumières d’Alain Paradis, cette version de l’Opéra de Bizet jette un pont entre l’Europe et le Maghreb avec beaucoup de réussite. L’engagement des interprètes est total et nous entraîne loin dans cette pièce tumultueuse qui revisite avec bonheur ce symbole d’émancipation et d’insoumission.

Carmen – Abou Lagraa et le Ballet de l’Opéra de Tunis
Comme l’a rappelé Carolyn Occelli, directrice du Théâtre de Suresnes Jean Vilar dans ses quelques mots d’introduction, Abou Lagraa a noué depuis vingt-cinq ans une amitié artistique avec le festival Suresnes Cités Danse. En programmant sa dernière pièce, « l’histoire se poursuit » avec le chorégraphe basé à Annonay en Ardèche. Cette version de Carmen a pour origine l’opéra créé au théâtre de l’Opéra de Tunis en février 2024 avec danseurs, chanteurs et musiciens au plateau. Abou Lagraa a choisi de prolonger l’aventure chorégraphique avec ses interprètes. Et on ne peut que saluer son intention au regard de leur charisme et de leur engagement au plateau.
Si le chorégraphe a choisi de revisiter cette histoire archi connue, c’est en posant d’emblée sa volonté d’opter pour une version moins tragique. Comme il le confie, « si, dans la version de Georges Bizet, sa liberté entraîne sa mort, il m’est insupportable d’accepter le féminicide de Carmen. » Au-delà de ce parti-pris, le chorégraphe a décidé de faire interpréter le personnage à la fois par des hommes et des femmes qu’il pose ainsi comme égaux et solidaires. Mais aussi de ne pas concentrer les regards et l’action uniquement sur un couple principal en démultipliant les Carmen et les Don José. Habile proposition scénographique !
Drapés dans de longs manteaux amples qui épousent leurs mouvements ou de jupes virevoltantes, les danseuses et danseuses enchaînent les déplacements, tour à tour lents ou explosifs. Le mélange de hip hop et de danse contemporaine, mâtiné d’influences orientales donne une belle couleur à cette pièce pleine de dynamisme qui valorise chaque interprète, femme comme homme, dans sa singularité.

Carmen – Abou Lagraa et le Ballet de l’Opéra de Tunis
En Tunisie où elle a été créée, pays luttant comme beaucoup d’autres pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, cette Carmen a dû résonner tout particulièrement. Les danseuses affichent crânement leur désir et leur sensualité face à des danseurs qui osent aussi se détacher d’une incarnation trop virile. Les interprètes se jettent avec beaucoup d’énergie dans cette pièce sous haute tension. De belles personnalités se détachent au fil des solos qui alternent avec les mouvements d’ensemble. Cette vision kaléidoscopique donne d’ailleurs une autre intensité au récit. Comme si le climax tant attendu, et sans cesse différé, prenait des formes très différentes.
Accueillir cette pièce impliquait à le fois de laisser remonter à la surface des souvenirs les images de la Carmen de Roland Petit, ou celle, plus récente, de la regrettée chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, décédée en décembre 2024. Mais aussi de rapidement s’en détacher pour recevoir cette version puissante et énergique au pouvoir envoûtant. De cette chorégraphie qui se détache d’une vision fataliste du désir se dégage un élan vital qui balaye tout sur son passage.

Carmen – Abou Lagraa et le Ballet de l’Opéra de Tunis
Carmen d’Abou Lagraa. Avec 12 danseurs et danseuses du Ballet de l’Opéra de Tunis : Omar Abbes, Houssemeddine Achouri, Fatma Balti, Khouloud Ben Abdallah, Zeineb Bouzgarrou, Hazem Chabi, Kais Harbaoui, Cyrine Kalai, Ranim Kefi, Abdelmonam Khemis, Oumaima Manai, Elyes Triki. Dimanche 26 janvier 2025 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar, dans le cadre de Suresnes Cités Danse.
À voir en tournée, le 11 février 2025 à Romans Scènes, le 15 février 2025 au théâtre de Roanne et du 18 au 21 février à la Maison de la Danse de Lyon