TOP

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan – Royal Ballet de Londres

Cette saison, le Royal Ballet de Londres reprend l’un des classiques de son répertoire : Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan, pour une longue série printanière doublée d’une retransmission au cinéma. L’occasion pour DALP de traverser la Manche et de se plonger dans cette formidable production, à la mise en scène puissante, mêlant moments de foule complexes à des instants de grande simplicité. Le tout porté par une troupe au meilleur de sa forme et deux duos exceptionnels : Fumi Kaneko et Vadim Muntagirov, puis Marianela Nuñez et William Bracewell.

 

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan – Royal Ballet de Londres –  Vadim Muntagirov et Fumi Kaneko

 

Chaque grande compagnie a son ballet-signature. Celui qui représente le mieux son école, son style, son savoir-faire. Giselle à l’Opéra de Paris, Le Lac des Cygnes au Mariinsky, La Sylphide à Copenhague. Pour le Royal Ballet de Londres, même si sa première production reste La Belle au bois dormant, ce serait bien Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan. Le chorégraphe anglais, qui a profondément façonné le répertoire du Ballet en étant son chorégraphe résident puis directeur dans les années 1970, signa cette magistrale production en 1964. Elle est aujourd’hui devenue une référence pour Roméo et Juliette – avec celle de John Cranko, un classique en Allemagne – et inspira Rudolf Noureev pour sa propre relecture. 60 ans plus tard, cette production n’a pas pris une ride, porteuse d’un souffle profondément dramatique. Nous sommes au pays de Shakespeare, et plus qu’un ballet, cette production semble avoir pris le parti d’être avant tout une pièce de théâtre par la danse : ce qui compte est d’être et non de paraître. La découvrir, moi qui ne la connaissais qu’en vidéo, fut une expérience extraordinaire, enchaînant deux castings très différents en une seule journée. Six heures de Roméo et Juliette, ne pas voir le temps passer, et vouloir déjà le revoir pour en déceler un peu plus toutes les profondeurs.

Les grandes scènes de foule, par lesquelles ouvre ce ballet, ont de prime abord de quoi déstabiliser. Il y a du monde en scène, un nombreux corps de ballet auquel se joignent une trentaine d’acteurs et actrices. Le décor se construit en permanence sur deux niveaux, entrecoupés d’un imposant escalier. Et chacun et chacune en scène a un rôle à jouer : le corps de ballet ne fait pas ainsi “corps” en étant ensemble, mais en permettant à chacun de ses membres d’avoir son propre personnage. On ne sait donc pas vraiment au début où poser son regard, son attention. Une petite altercation entre Roméo et Benvolio peut se dérouler dans un coin, Tybalt et Rosaline apparaître dans l’autre. Mais cette forte impression de foule, renforcée par le fait que les danseuses ne sont pas sur pointes mais en chaussures de caractère, et ne forçant donc pas le trait de la ballerine, nous plonge dans Vérone, dans le feu de l’action, dans le tourbillon du drame. Ces grandes scènes ponctuent régulièrement le ballet, avec des effets de zoom très cinématographiques (cette production doit être passionnante à voir aussi au cinéma). Et ses combats d’épées qu’on ne voit nulle part ailleurs, d’une précision et d’une musicalité redoutable (à tel point que les partenariats ne s’improvisent pas, un Benvolio se blesse en dernière minute et c’est toute la distribution qui est à changer).

 

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan – Royal Ballet de Londres –  Vadim Muntagirov et Fumi Kaneko

 

En contrepoint, Kenneth MacMillan se sert tout aussi magistralement de la simplicité. On connaît ses pas de deux impressionnants de L’Histoire de Manon, ballet qu’il créa dix ans plus tard. Ils sont dans ce Roméo et Juliette d’une plus grande clarté, j’oserai dire plus naturel même s’ils sont vertigineux techniquement, transportant comme aucune autre chorégraphie l’élan amoureux, la fougue d’un premier et unique amour. Et puis, tout simplement, le chorégraphe laisse le temps aux sentiments de s’installer et d’habiter les artistes, avec quelques moments de rien, suspendus, où le mouvement semble faire une pause avant de reprendre de plus belle. Lors de l’ultime scène, dans la crypte ne restent ainsi que les deux protagonistes, portés par une danse sans fioriture, allant droit au but et permettant l’exacerbation des sentiments.

Cet éloge de la simplicité, en opposition aux complexes scènes de foule, se retrouve aussi dans l’iconique Danse des Chevaliers et sa musique connue du moindre néophyte. Après une scène dans la pénombre, des feux presque aveuglants – cela doit être la scène la plus lumineuse du ballet – enveloppent le plateau. Des pas marchés, quelques temps liés et c’est tout dans la chorégraphie. Mais l’effet dramatique est à couper le souffle. La « danse des Chevaliers » porte d’ailleurs bien son nom puisqu’il s’agit avant tout d’une danse d’hommes à l’imposante masculinité. C’est peut-être là encore le signe distinctif de ce Roméo et Juliette et qui le rend d’autant plus actuel : cette histoire est avant tout celle du patriarcat destructeur plutôt que de l’affrontement de deux clans. Roméo est en bleu, Tybalt est en rouge, les costumes suivent à peu près ce code de couleurs sans que toutefois cela soit omniprésent, ou même important. La foule des rues n’appartient pas ainsi à telle ou telle famille. Le drame se noue, une fois encore, par la violence inhérente des hommes quand on leur prend ce qu’ils considèrent comme leur propriété : une femme. La haine entre Tybalt et Roméo et ses acolytes naît bien plus des tentatives de séduction de ce dernier envers Rosaline – personnage joliment mis en valeur ici – qui se trouve être l’amante du premier. Quant à Lord et Lady Capulet, c’est l’idée que leur fille ne leur obéisse pas, qu’elle ne suive pas les plans familiaux, qui créent la tension dramatique, bien plus que le fait qu’elle tombe amoureuse d’un homme du clan adverse.

 

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan – Royal Ballet de Londres – Francisco Serrano (Mercutio), Ryoichi Hirano (Tybalt)

 

Il y aurait encore tant à dire sur la richesse de cette production ! Difficile de tout résumer en une seule chronique alors passons aux distributions. Fumi Kaneko et Vadim Muntagirov en matinée, Marianela Nuñez et William Bracewell en soirée ont été deux couples exceptionnels et je ne saurais dire lequel m’a le plus convaincue, tant ils ont été différents. Couple à la scène comme à la ville, les premiers ont empreint chaque étape de leur histoire d’une touchante et profonde intimité, chaque geste porteur d’une grande douceur. Danseur exceptionnel, Vadim Muntagirov éclaire la scène comme un ange touché par la grâce. Mais cela n’empêche pas son Roméo d’être au début un peu canaille, inconsistant, jeune homme immature qui se trouve projeté dans le monde des adultes lorsque son regard se pose sur Juliette. Ballerine brillante, Fumi Kaneko est aussi toute en fragilité avec sa frêle silhouette. Paris – personnage qui a ici une véritable épaisseur dramatique et une évolution, admirablement dansé lors des deux représentations par Lukas Bjørneboe Brændsrød – ne lui inspire que du dégoût. Cela ne donne à la longue Danse des Chevaliers que plus de force, sonnant comme un terrible piège se refermant sur Juliette, lorsqu’elle se voit dans l’obligation de danser avec ce prétendant. Dans chaque geste de la ballerine se glisse la révolte contenue.

À l’inverse, Marianela Nuñez est toujours une femme puissante, sans surjouer la jeune fille en fleurs. Paris ne l’intéresse pas plus que ça et c’est l’ennui qu’elle montre lors du bal. William Bracewell est pour sa part un peu plus rêveur et romantique. Peut-être est-il aussi un Roméo un peu plus adulte. Le duo qu’il forme avec Marianela Nuñez est ainsi plus équilibré dans le rapport amoureux, alors que Fumi Kaneko laissait vraiment à voir la jeune fille devenant jeune femme. Petit exemple : le premier baiser. Vadim Muntagirov guide avec une tendresse infinie sa partenaire pour la faire monter sur pointes, tandis que Marianela Nuñez le fait par elle-même. Comme dit un peu plus haut, la sincère et profonde affection que montre le premier couple, du premier au dernier regard, est à fondre. Mais le duo Marianela Nuñez et William Bracewell a pour lui deux âmes aimant la tragédie, avec un souffle qui emporte tout sur son passage lors de l’implacable et déchirante scène de la crypte. William Bracewell n’est pas le plus connu des Principals du Royal Ballet en France, peut-être un peu moins présent dans les circuits des galas. Et pourtant, quel danseur ! L’artiste montre une danse brillante et habitée en permanence, d’une grande et sincère sensibilité, capable de drôleries comme de moments absolument déchirants, notamment une fin de deuxième acte menée magistralement.

 

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan – Royal Ballet de Londres –  Vadim Muntagirov et Fumi Kaneko

 

Beaucoup de seconds rôles marquent ces deux distributions. Le Principal Ryoichi Hirano proposait un Tybalt habité en permanence par la haine, d’une grande présence scénique. Thomas Whitehead, qui est danseur de caractère, donnait l’image d’un homme plus âgé, plus sage en apparence, ou en tout cas dédaignant ces bagarres, avant de laisser petit à petit sa colère l’envahir. Si les personnages de Mercutio et Benvolio sont un peu moins caractérisés, on peut souligner la grande présence de Francisco Serrano, avec un combat final très émouvant. Mais c’est sans conteste le travail de l’ensemble des deux distributions qui marque ces deux représentations, montrant une fois de plus une compagnie d’un très haut niveau, à tous les échelons de sa hiérarchie, aussi bien sur le plan technique que dramatique, comme dans la cohérence de l’ensemble. Sans oublier l’orchestre, superbement dirigé par Koen Kessels.

Il serait facile d’écrire que Roméo et Juliette va si bien à la compagnie anglaise par son héritage shakespearien. C’est en partie vrai, cette qualité de jeu d’acteur/actrice et son importance dans le travail sont les signes distinctifs de la compagnie. Mais c’est aussi une façon très actuelle de remonter un ballet classique : l’on est un personnage avant de paraître (ce qui n’empêche pas une danse d’une merveilleuse qualité). La seule production que l’on connaisse à Paris de Roméo et Juliette, celle de Rudolf Noureev, ne manque pas de qualités. Si l’on met de côté la chorégraphie toujours trop alambiquée, elle recèle de fortes idées scéniques, de mise en valeur admirable des personnages comme d’un travail sur le groupe tout aussi efficace. Mais le travail semble être, en tout cas lors de la dernière reprise, de chercher d’abord le geste le plus élégant avant de trouver le mouvement le plus juste. Le twist entre proposer un ballet du répertoire et une œuvre au XXIe siècle est peut-être là.

 

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan – Royal Ballet de Londres –  Vadim Muntagirov et Fumi Kaneko

 

Roméo et Juliette de Kenneth MacMillan par le Royal Ballet de Londres.

Avec Fumi Kaneko (Juliette), Vadim Muntagirov (Roméo), Francisco Serrano (Mercutio), Ryoichi Hirano (Tybalt), Giacomo Rovero (Benvolio), Lukas Bjørneboe Brændsrød (Paris), Bennet Gartside (Lord Capulet), Christina Arestis (Lady Capulet), Harris Bell (Prince de Vérone), Annette Buvoli (Rosaline), Olivia Cowley (la Nurse), Thomas Whitehead (Frère Laurent), Thomas Whitehead (Lord Montaigu) et Lara Turk (Lady Montaigu). Vendredi 7 mars 2025 (matinée) au Royal Opera de Londres. À voir en direct au cinéma le jeudi 20 mars, en différé le dimanche 23 mars, un peu partout en France.

Avec Marianela Nuñez (Juliette), William Bracewell (Roméo), Francisco Benjamin Ella (Mercutio), Thomas Whitehead (Tybalt), Leo Dixon (Benvolio), Lukas Bjørneboe Brændsrød (Paris), Gary Avis (Lord Capulet), Kristen McNally (Lady Capulet), Aiden O’Brien (Prince de Vérone), Tara-Brigitte Bhavnani (Rosaline), Romany Pajdak (la Nurse), Bennet Gartside (Frère Laurent), Bennet Gartside (Lord Montaigu) et Mica Bradbury (Lady Montaigu). Vendredi 7 mars 2025 (soirée) au Royal Opera de Londres.

A voir avec différentes distributions jusqu’au 26 mai.

 
 
VOUS AVEZ AIMÉ CET ARTICLE ? SOUTENEZ LA RÉDACTION PAR VOTRE DON. UN GRAND MERCI À CEUX ET CELLES QUI NOUS SOUTIENNENT. 
 




 

Commentaires (1)

  • Sonia

    Merci pour cet article passionnant et si bien écrit! J ai foncé au cinema voir la retransmission ce soir après vous avoir lue. Tout était impressionnant et si émouvant.

    Répondre

Poster un commentaire