Company de Stephen Sondheim et George Furth – Mise en scène de James Bonas
Ah Stephen Sondheim ! Rien que l’évocation de ce nom éveille l’enthousiasme chez n’importe quel.le fan de comédie musicale qui se respecte. Si le compositeur était programmé de manière plutôt régulière dans l’Hexagone, il manquait encore au public français une occasion de découvrir son œuvre sûrement la plus emblématique : Company. Un oubli réparé grâce à ce beau projet, fruit d’une collaboration entre une dizaine de maisons d’opéra francophones dans le but de propager la bonne parole à l’occasion d’une grande tournée. Avant une reprise à la rentrée 2025 pour une belle tournée, la première de cette nouvelle production a eu lieu à Massy, puis à Compiègne. Il en résulte une très belle production qui, malgré l’alternance entre le français et l’anglais, permet d’apprécier ce chef-d’œuvre de la comédie musicale dans de très bonnes conditions.

La troupe de Company
« C’est quand même pas très joyeux. La comédie musicale c’est gai, ça doit nous faire rêver !« , soupirait un groupe de dames derrière moi à l’entracte, visiblement décontenancées par le spectacle Company. Il faut dire que cette oeuvre a une place à part dans l’histoire de la comédie musicale. La fin des années 1960 marque le crépuscule de ce qu’on appelle l’âge d’or de Broadway, qui a démarré à l’après-guerre avec des titres tels que La Mélodie du bonheur ou My Fair Lady. Des comédies musicales à succès telles que Cabaret ou Hair commencent déjà à chambouler les codes du genre. Company suit cette trajectoire et ouvre en 1970 l’ère des « concept musicals ». Plutôt que de suivre une trame narrative avec un début, un milieu et une fin, le livret et la partition cherchent à exprimer des thèmes et des idées. Ici il est question de la vie de couple et du mariage. Sous forme de saynètes, cette comédie musicale suit Robert (Bobby pour les intimes), célibataire fêtant ses 35 ans, qui gravite autour de cinq couples d’ami.e.s et ses trois petites amies. Chaque vignette explore les relations (globalement toxiques) de ces couples et la peur de s’engager de Bobby. Des thèmes très contemporains, quasiment jamais vus à l’époque dans une comédie musicale de Broadway.
L’idée d’origine vient du librettiste George Furth, qui avait écrit une pièce en onze scènes sur les dynamiques de couple. Le compositeur Stephen Sondheim fût l’un des premiers à la lire et passa le manuscrit au producteur et metteur en scène Harold Prince qui eut l’idée d’en faire une comédie musicale. Les trois hommes se retrouvent embarqués dans cette folle aventure, en compagnie du chorégraphe Michael Bennett (principalement connu pour A Chorus Line). Cette satire musicale trouve son succès, aussi bien auprès du public que des critiques, et cimente la réputation de Stephen Sondheim comme un compositeur incontournable de Broadway. Pour la première fois, après des déceptions et des échecs, son travail mélodique si singulier est remarqué et applaudi. Depuis, Company se joue régulièrement un peu partout dans le monde. La dernière version la plus marquante, créée à Londres en 2018, faisait de Bobby un personnage féminin, changeant ainsi le sexe de certains personnages, échangeant dans certains couples les répliques du mari et de la femme et transformant un couple hétéro en couple homosexuel. Mise en scène par Marianne Elliott, avec des réécritures de Stephen Sondheim lui-même, cette version a fait entrer Company pleinement dans le XXIe siècle. Parfois cantonné au titre de pièce d’époque, son propos traverse les décennies.

La troupe de Company
Il faudra pourtant attendre 55 ans pour que cette comédie musicale soit présentée en France. Même Jean-Luc Choplin, qui a souvent programmé le compositeur alors qu’il dirigeait le Théâtre du Châtelet, n’a pas proposé de production de cette œuvre si emblématique de son style. Mais en 2025 et 2026, plus d’une dizaine de maisons d’opéra à travers l’Hexagone (et la Suisse) ont uni leurs forces pour monter ce beau projet : une version française de Company qui va tourner dans tous ces établissements. Une version française ? Pas exactement. Seuls les dialogues ont été traduits par Stéphane Laporte, les chansons restent en anglais avec surtitrage. Un choix très regrettable tant les chansons font partie intégrante du livret et viennent s’insérer parfaitement dans les dialogues (le principe d’une comédie musicale me direz-vous). L’alternance du français à l’anglais vient malheureusement casser cette continuité. Au risque de paraître psychorigide : en comédie musicale, on traduit tout ou on ne traduit rien ! Stephen Sondheim est certes particulièrement difficile à adapter dans une autre langue, mais pas impossible. La preuve, Stéphane Laporte, un spécialiste des traductions de comédies musicales anglophones, l’a déjà fait dans le cadre de concerts.
Malgré cette déconvenue, difficile de bouder son plaisir devant ce spectacle. Company se pose comme un chef-d’œuvre du genre, qui n’a rien perdu de son piquant au fil des années. Si la récente version féminisée, mentionnée plus haut, a plus de sens aujourd’hui (je trouve), le livret d’origine a encore bien des choses à nous dire. Chaque vignette de vie de couple reste d’une grande pertinence, avec un humour mordant et incisif qui vient titiller là où ça fait mal, parfois sans crier gare. Les numéros musicaux, aux sonorités délicieusement rétro-jazz, apparaissent comme de mini pièces de théâtre à part entière. De l’ouverture foisonnante sous forme de messages téléphoniques à la déchirante ballade finale de Robert, en passant par le trio des petites amies rappelant les Andrews Sisters, la partition offre de véritables pépites avec des paroles savoureuses.

La troupe de Company
Pour cette première française, la mise en scène est confiée à James Bonas, un artiste plus habitué aux pièces lyriques qu’aux musicals de Broadway. Il s’acquitte pourtant parfaitement de sa mission. De par sa structure narrative peu conventionnelle, Company présente à la fois une gageure et une aubaine pour un metteur en scène. Si l’œuvre offre une grande liberté dans les choix scéniques, celle-ci s’accompagne de la difficulté à trouver une unité visuelle cohérente. James Bonas remédie ingénieusement à ce problème. Sur plateau gris à rayures, représentant l’appartement de Bobby, des éléments de décors colorés – une couleur par couple – viennent s’insérer au fil des scènes. Une esthétique simple mais efficace, qui permet de bien identifier les personnages avec en prime une esthétique rétro, voire psychédélique, assez charmante. Ce décor, léger pour faciliter la tournée, est parfaitement utilisé avec notamment un ballet autour d’un long canapé, chorégraphié Ewan Jones, d’une jolie précision qui fait son petit effet.
Au cœur de cette production se trouve le Bobby de Gaétan Borg. Après avoir incarné le Capitaine Von Trapp de La Mélodie du bonheur la saison dernière, il a une nouvelle fois l’opportunité de se frotter à un grand rôle du répertoire. Et ce personnage n’est pas des plus évidents à interpréter. Constamment sur le plateau, témoin de toutes les scènes de ménage, il doit montrer beaucoup de présence pour donner vie à cet homme qui agit finalement peu. Doté d’un fort capital sympathie, il campe un personnage très attachant, avec un charme adulescent. Pour certains interprètes de Bobby, le célibat est un véritable choix. Gaétan Borg appartient à la catégorie des Bobby qui ne sont simplement pas prêts à un tel engagement, même s’il fait tout pour le cacher. Il quitte ce côté nonchalant sur ses deux morceaux de bravoure – Marry Me A Little et Being Alive – qu’il livre avec beaucoup de sensibilité.

Company – Gaétan Borg (Bobby)
Autour de lui gravite une large galerie de personnages tout.es plus névrosé.es les un.es que les autres. Le couple formé par Marion Préïté et Arnaud Masclet donne le ton de la soirée dans une scène de combat délirante et joyeusement passive-agressive. Camille Nicolas fait mouche en hôtesse de l’air un peu simplette dans son duo très drôle avec Bobby. Jeanne Jerosme ne fait qu’une bouchée du redoutable (Not) Getting Married Today, air délicieusement hystérique à la prosodie démoniaque. Enfin Jasmine Roy se montre particulièrement touchante dans le rôle de Joanne, la doyenne du groupe dont la répartie cinglante cache un profond mal être, parfaitement évoqué dans la superbe chanson The Ladies Who Lunch. Une mine d’or d’interprétation pour toutes comédiennes. Si ces quelques noms ont particulièrement attiré mon attention, l’ensemble de la distribution assemblée sur cette production est de très grande qualité, négociant fort bien le passage délicat entre le français et l’anglais. Tous et toutes font preuve d’une bonne diction anglophone, fait assez rare en France pour être signalé. Cerise sur la gâteau, la présence en fosse de Larry Blank – spécialiste du genre, nommé trois fois aux Tony Awards (la cérémonie de prix de référence des comédies musicales) – qui dirige brillamment, avec ce qu’il faut de swing, l’Orchestre National d’Île-de-France. À l’heure où le nombre de musiciens et musiciennes diminue drastiquement à Broadway ou dans le West-End de Londres, quel plaisir d’entendre un large ensemble donner vie à cette partition, avec les orchestrations originales de Jonathan Tunick.
Pari réussi donc haut la main pour cette première française de Company. Sa tournée la saison prochaine dans toutes les maisons d’opéra partenaires du projet (avec probablement un passage au Théâtre du Châtelet en 2027) sera à suivre de près. Au-delà de son importance dans l’histoire du genre, cette œuvre fascine toujours par sa véracité et son intelligence, prouvant encore que – contrairement aux râleries de mes voisines du jour – la comédie musicale n’est pas que paillettes et claquettes.

La troupe de Company
Company de Stephen Sondheim (musique et paroles) et George Furth (livret). Mise en scène : James Bonas. Chorégraphie : Ewan Jones. Direction musicale : Larry Blank, Orchestre National d’Île-de-France. Avec Gaétan Borg (Bobby), Jasmine Roy (Joanne), Scott Emerson (Larry), Jeanne Jerosme (Amy), Sinan Bertrand (Paul), Marion Préïté (Sarah), Arnaud Masclet (Harry), Lucille Cazenave (Susan), Joseph de Cange (Peter), Eva Gentili (Jenny), Loïc Suberville (David), Camille Nicolas (April), Neïma Naouri (Marta), Myriana Hatchi (Kathy). Dimanche 16 mars 2025 au Théâtre Impérial – Opéra de Compiègne.
À voir en tournée en 2025 et 2026 : du 24 au 27 septembre 2025 à l’Opéra National de Bordeaux, du 8 au 13 novembre 2025 à l’Opéra de Rennes, du 28 au 30 novembre 2025 à l’Opéra Nice Côte d’Azur, du 28 au 31 décembre 2025 à l’Opéra Grand Avignon, en avril-mai 2026 à l’avant-scène Opéra de Neuchâtel, du 8 au 11 novembre 2026 à l’Opéra de Limoges, en novembre 2026 au Clermont Auvergne Opéra, du 17 au 19 décembre 2026 à lOpéra de Rouen Normandie.