Four New Works – Lucinda Childs Dance Company
La Lucinda Childs Dance Company était présente en mars au Théâtre National de Chaillot pour présenter, avec le sobrement intitulé Four New Works, quatre créations de Lucinda Childs, dont un solo interprété par la chorégraphe elle-même. Une production très attendue, qui a permis de renouer avec cette figure majeure de la post-modern dance. Si les quatre pièces sont un peu inégales, elles viennent interroger la manière dont le style de Lucinda Childs, ancré dans ses recherches minimalistes des années 1960, résonne encore aujourd’hui.

Distant Figure de Lucinda Childs – Lucinda Childs Dance Company
À 84 ans, la chorégraphe Lucinda Childs est loin d’avoir pris sa retraite. Avec sa compagnie, la Lucinda Childs Dance Company fondée en 1973, elle continue de créer et de sillonner le monde. Son nouveau programme, Four New Works, est structurée en deux courtes parties, aux petites formes du duo et du solo succédant un diptyque de pièces d’ensemble. Actus, interprétée par Sharon Milanese et Caitlin Scranton, déploie d’emblée l’écriture minimaliste de Lucinda Childs, celle-là même qu’elle a élaborée au sein du Judson Dance Theater à New York aux côtés d’autres grandes artistes de la post-modern dance, telles qu’Yvonne Rainer ou Trisha Brown – ces Terpsichore en baskets dont le livre de Sally Banes retrace l’histoire et les engagements politico-esthétiques.
Vêtues de simples robes bleu gris, tenues estivales ou nocturnes qui ne sont pas sans rappeler la Sylvie Guillem du Smoke de Mats Ek, les danseuses ébauchent quelques figures empruntées au ballet, mais dénuées de transcendance. Arabesques aux ports de bras doucement allongés, tours attitude presque à pied plat, la séquence de quelques secondes inlassablement répétée se tisse d’infimes nuances. Seules ou à deux, en symétrie et en canon, Sharon Milanese et Caitlin Scranton investissent toutes les directions de l’espace, articulant la précision d’horloge de leurs pas à la structure mathématique de la musique de Bach, enregistrée par Takhashi|Lehmann.
Si la répétition fait entrer dans une forme d’épuisement hypnotique si caractéristique de certaines pièces de Lucinda Childs, le duo demeure un peu court pour que cet état se prolonge. C’est finalement dans l’appropriation de cette séquence par chaque interprète, tantôt lyrique, tantôt presque nonchalante, que réside l’émotion. Lorsque les figures en viennent à être simplement marquées, émerge alors l’impression d’assister à une « danse pour soi » où le geste, dépouillé de toute surcharge expressive, est rendu à une épure qui le rattache à sa quotidienneté.

Geranium ’64 de Lucinda Childs
C’est avec cette même éthique de la simplicité que Lucinda Childs interprète Geranium ’64, réécriture d’une pièce qu’elle créa en 1965. Alors qu’est projetée sur de grands panneaux blancs l’œuvre vidéo Day Still Night Again d’Anri Sala, mur de béton délavé ou pellicule embrumée d’un mousseux mordoré, Lucinda Childs entre seule en scène, retenue par un câble qui lui permet d’exécuter au ralenti d’énigmatiques mouvements. Ceux-ci entrent en écho avec la retransmission télévisée d’un match de football de 1964 entre les Cleveland Browns et les Baltimore Colts, dont les traces visuelles transparaissent à peine sur l’écran, et dont les commentaires impulsent l’envie de mouvement. Silhouette gracile et athlétique architecturée par sa combinaison grise, la danseuse de 84 ans demeure une impressionnante interprète. Sur le fil de la mémoire, elle superpose ses propres commentaires à l’exécution de gestes qui pourraient mimer ceux d’un joueur de football. Ce décalage entre le corps et la parole, ou entre les médiums, typique des performances des années 1970, introduit un humour bienvenu au sein d’un solo parfois aride, et dont reste surtout le dernier geste icarien.
Après un court entracte, la suite de la soirée permet de rencontrer la Lucinda Childs Dance Company dans deux pièces, pour sept puis six interprètes, Timeline sur la musique originale d’Hildur Guðnadóttir et Distant Figure sur une création de Philip Glass. La chorégraphie n’est malheureusement pas servie par une scénographie essentiellement composée d’une projection pourpre ou bleu nuit et par des costumes qui n’épousent pas le mouvement. On y retrouve cependant tout le vocabulaire de Lucinda Childs, qui sait si bien mêler le ballet aux tilts de Merce Cunningham, et surtout agencer de courtes séquences reliées par un flux pneumatique. Avec une précision millimétrée, les interprètes se croisent et s’envolent dans des diagonales dessinées par leurs ports de bras acérés, incorporant parfaitement les procédés répétitifs de canon ou d’accumulation caractéristiques de la chorégraphe.
Si Timeline demeure d’un formalisme un peu froid, et peine à créer des échanges entre les danseurs et danseuses, Distant Figure bénéficie de l’osmose qui lie Lucinda Childs à Philip Glass depuis leur première collaboration sur Einstein on the Beach en 1976. Sans atteindre la sublime perfection de Dance, créé en 1979, Distant Figure permet par moments d’accéder à la transe hypnotique qu’on retrouve chez une chorégraphe comme Anne Teresa de Keersmaeker, elle aussi familière de la géométrie et de la répétition. Lorsque les danseuses prennent appui sur le dos de leurs partenaires pour dessiner des roues en l’air, les jambes tendues comme des aiguilles, la pièce devient envoûtante. Surtout, dans la retenue et la modestie d’une technique impeccable qui ne vise pourtant que la simplicité, dans les bruits discrets de chaussons qui cherchent sur le sol l’accord des rythmes intérieurs, comme des piétons qui se croiseraient dans la rue, se donne à voir une certaine idée de la démocratie, égalité radicale des corps et recherche d’une voix commune respectueuse des subjectivités. C’est peut-être cette dimension politique de la post-modern dance de Lucinda Childs qui résonne le plus aujourd’hui, à l’heure où les démocraties sont ébranlées.

Distant Figure de Lucinda Childs – Lucinda Childs Dance Company
Four New Works par la Lucinda Childs Dance Company. Actus de Lucinda Childs, avec Sharon Milanese et Caitlin Scranton, musique de Bach enregistrée par Takanashi|Lehmann ; Geranium ’64 de et avec Lucinda Childs ; Timeline de Lucinda Childs, musique originale d’Hildur Guðnadóttir, et Distant Figure de Lucinda Childs, musique originale de Philip Glass, avec Robert Mark Burke, Katie Dorn, Kyle Gerry, Matt Pardo et Lonnie Poupard Jr. Mercredi 19 mars 2025 au Théâtre National de la Danse Chaillot.