Quatre Tendances – Xenia Wiest / Wayne McGregor / Ana Isabel Casquilho / Sol León et Paul Lightfoot – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Bien installé dans les saisons du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, le programme Quatre tendances, qui permet de rencontrer quatre regards contemporains de la danse, est revenu pour une dixième édition. Une soirée riche, dense, avec des œuvres très divergentes et accessibles par des chorégraphes à des stades différents de leur carrière. Ana Isabel Casquilho dessine un univers pop avec sa création Between Worlds. Xenia Wiest montre toute sa maturité avec Beauties and Beasts, mettant en scène des adolescentes féroces et puissantes. Obsidian Tear de Wayne McGregor met magnifiquement en scène les talents masculins tout en sensibilité. Et Sol León et Paul Lightfoot, avec Sleight of Hand, font mouche une fois de plus avec leur théâtralité appuyée.

Beauties and Beasts de Xenia Wiest – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Dessiner une soirée mixte est tout un art. Il faut que les œuvres se répondent, trouvent chacune un chemin différent tout en donnant une certaine unité à l’ensemble. C’est le pari réussi d’Éric Quilleré, directeur du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, pour ce programme Quatre Tendances, qui revient pour sa dixième édition. Deux créations mondiales, une reprise et une entrée au répertoire, plus de femme que d’hommes (c’est tellement rare que cela se signale) parmi les chorégraphes, des pièces mettant en scène de nombreuses personnalités artistiques de la troupe. Et quatre œuvres qui dessinent, chacune à leur façon, un chemin pour créer la danse sur des corps classiques. Elles ont aussi en commun d’être, par une mise en scène efficace et une émotion toujours présente, accessible à un très large public, donnant une soirée véritablement populaire. Vous avez forcément des proches qui fuient la danse contemporaine par peur de soirées inaccessibles ? Cette dixième édition de Quatre tendances est typiquement le programme à leur montrer pour les faire changer d’avis.
Les quatre chorégraphes réuni-e-s sont à des stades différents de leur carrière. Ana Isabel Casquilho est au début de son chemin et il n’est pas forcément évident d’exister face à des créateurs qui ont vingt ans d’expérience. Celle qui a remporté le dernier Concours de jeunes chorégraphes de Ballet propose sa création Between Worlds et y explore ses douloureuses expériences d’apnée du sommeil, quand l’esprit est éveillé mais le corps figé. Les danseuses et danseurs sont ainsi les multiples formes de l’inconscient face à l’un des leurs immobile, avant un long solo de la sérénité retrouvé. Si Ana Isabel Casquilho sait joliment se servir des lignes des corps classiques avec musicalité, et que sa pièce baigne dans une ambiance pop pas désagréable, sa patte chorégraphie a encore du mal à se dégager, à l’inverse de ses références à Crystal Pite parfois un peu trop visibles. Mais c’est en multipliant les expériences et les créations que les choses s’affinent. Et c’est tout à l’intelligence de la compagnie de laisser la place à de jeunes talents dans ce genre de soirée, nécessaires à leur évolution.

Between Worlds de Ana Isabel Casquilho – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Xenia Wiest avait remporté ce même Concours de jeunes chorégraphes de ballet à Biarritz en 2017. Et pour sa création Beauties and Beasts qui ouvre la soirée, sa deuxième pour le Ballet de l’Opéra de Bordeaux, sa maturité se voit. La chorégraphe prend une ligne narrative classique : le chemin de l’adolescence à la maturité. Mais son point de vue n’est pas habituel. Les adolescentes qu’elle met en scène ne sont pas ainsi des jeunes filles sages ou perdues. Elles sont au contraire puissantes, pleines de rage, presque féroces face au monde qui les entoure, portées par leur tonitruante énergie intérieure, qui les dépassent parfois mais les poussent à l’audace. Diane Le Floc’h déboule ainsi sur scène et se lance dès le lever de rideau dans une série de fouettés à toute allure, alors que ses comparses la rejoignent en scène par de percutants grands jetés. La technique est virtuose, la pointe acérée, outil d’empowerment, martelant le sol et scandant la musique. Les éventails viennent donner un ton sensuel aux interprètes, ces jeunes filles assumant leur féminité, non pour le plaisir du regard masculin, mais pour leur propre puissance.
Puis petit à petit Diane Le Floc’h se sépare du groupe pour grandir. Sa danse se fait plus posée, plus fluide par rapport aux autres danseuses, sans pour autant perdre de sa puissance. À l’image du sable qui ne cesse de s’écouler des cintres – élément structurant une scénographie dépouillée – le temps passe. La femme plus âgée qu’elle est devenue ne se coupe pas pourtant autant de la jeunesse, se confrontant à la danse plus instinctive avec la cheffe du groupe interprétée par Vanessa Feuillatte. Ces deux danseuses sont de la même génération, ont fait toute leur carrière à Bordeaux. Elles se connaissent bien et donnent beaucoup de complicité à leur duo. Plus que le temps qui passe, peut-être est-ce là l’image de la femme plus mature qui ne perd pas sa connexion avec la flamme de son adolescence, qui a même besoin de la garder allumée. Ces deux artistes sont admirablement bien entourés par un corps de ballet soudée, bien sûr entièrement féminin. Et qui aurait peut-être pu avoir un peu plus d’espace pour que chaque interprète puisse trouver la place d’y exprimer sa propre personnalité. Beauties and Beasts mériterait ainsi une version allongée, pour aussi creuser d’autres pistes de réflexion qui ne sont parfois qu’effleurées – la pièce dure 20 minutes, il faut bien choisir son chemin. Cela n’empêche pas cette création d’être une belle réussite et de donner envie de suivre le parcours de Xenia Wiest, chorégraphe à la fine et inventive écriture musicale.

Beauties and Beasts de Xenia Wiest – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Diane Le Floc’h
À cette pièce féminine répond Obsidian Tear de Wayne McGregor, pièce magistrale entièrement masculine, magnifiquement défendue par les danseurs de Bordeaux. Comme il le fait souvent, le chorégraphe s’appuie sur des mythes, mais qui ne restent que des points de départ de sa pensée, et non la trame de son œuvre. On trouve ainsi à la racine de Obsidian Tear la déesse grecque de la Nuit Nyx, qui a engendré aussi bien la Mort que Eros, et l’obsidienne, roche volcanique que l’on retrouve dans de nombreuses légendes. En ressort une pièce tout en oppositions et à la sensibilité prégnante, où chacun semble chercher son chemin et son équilibre sur ces vagues puissantes de force émotionnelles. La narration est présente, mais laissée libre à chacun et chacune – en plateau comme dans la salle – menée par une danse virtuose, d’une grande complexité comme follement instinctive, d’une musicalité sur le fil permanente. Et où l’émotion est toujours à fleur de peau comme dans une certaine tension.
Riku Ota, Danseur Étoile de la troupe, aussi virtuose que sensible, apparaît comme la puissance dans son pantalon rouge de feu. Son acolyte Ashley Whittle peut être son opposé, l’ombre à la lumière nécessaire à l’équilibre. Leur duo tout en contraste est d’une grande puissance. Puis le groupe apparaît, notamment Marc-Emmanuel Zanoli dans ce qui pourrait être le rôle du patriarche de l’ensemble. Il n’est pas forcément le plus visible en scène, mais sa présence semble guider celle des autres, par une maturité contenue. Le danseur, après plus de 20 ans de carrière, trouve là un rôle à sa mesure pour faire ses adieux à la scène. Ces trois artistes se détachent par de magistraux solos, mais chaque interprète sur scène trouve sa place, participe à l’équilibre – ou au déséquilibre – de l’œuvre, chacun à sa façon. Une façon aussi pour cette compagnie de montrer une nouvelle maturité.

Sleight of Hand de Sol León et Paul Lightfoot – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Sleight of Hand de Sol León et Paul Lightfoot conclut avec beaucoup de percutant cette soirée. Le duo rompu au NDT a sa marque de fabrique : une scénographie imposante et une danse à la forte dramaturgie. Cela pourrait finir par être agaçant tant c’est attendu – surtout quant à cela se rajoute la musique de Philip Glass, si ressassée dans ce type de création. Mais la pièce est tellement efficace qu’aucun sentiment récalcitrant n’est possible.
Dès l’ouverture de rideau, l’image frappante de ces deux artistes tout en noir, figés à quelques mètres du sol, surprend et hypnotise. Hélène Bernadou et Kylian Tiagone sont la Dame de cœur et le Roi de pique d’un jeu de cartes versatile – « Sleight of Hand » signifie « Tour de passe-passe ». Quand le plateau change sous leurs pieds, ils restent les figures constantes, racontant l’étrange histoire se passant au sol uniquement par le haut de leur corps, le bas étant figé, poussant à une théâtralité exacerbée. Un Joker (Riku Ota décidément inratable), trois Chevaliers noirs et un couple jouent des rapports de force. Chacun prend le dessus, s’associe à un autre au besoin, se voit renverser, envoyer vers l’abîme, comme les multiples rebondissements des parties de tarot, où la triche ne serait pas forcément exclue. C’est forcément spectaculaire, trépidant – la musique répétitive de Philip Glass n’est pas étrangère à ce sentiment – cynique ou absurde. L’émotion étreint aussi d’un coup sans prévenir et repart d’une pirouette. C’est tout un monde et beaucoup de liberté pour des interprètes. On reprend son souffle d’une traite après ces 20 minutes qui ne lâchent pas une seconde le fil d’une danse superbement théâtrale. Sol León et Paul Lightfoot sont au sommet de la danse contemporaine depuis plus de 20 ans, ce n’est pas pour rien.

Sleight of Hand de Sol León et Paul Lightfoot – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Soirée Quatre Tendances par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux.
Beauties and Beasts de Xenia Wiest, avec Diane Le Floc’h et Vanessa Feuillatte, Lucias Rios, Anaëlle Mariat, Marini Da Silva Vianna, Mélissa Patriarche, Sarah Leduc, Charlotte Meier, Emma Fazzi et Anna Guého. Musique de Rosalia, Francis Hime et Bhima Yunusov ; Obsidian Tear de Wayne McGregor, avec Riku Ota, Ashley Whittle, Marc-Emmanuel Zanoli, Riccardo Zuddas, Tangui Trévinal, Diego Lima, Jose Costa, Marco Di Salvo et Guillaume Debut. Musique de Esa-Pekka Salonen ; Between Worlds de Ana Isabel Casquilho, avec Charlotte Meier, Clara Spitz, Emma Fazzi, Mélissa Patriarche, Sarah Leduc, Vanessa Feuillatte, Diego Lima, José Costa, Kohaku Journe, Marco Di Salvo et Riccardo Zuddas. Musique de David Nigro, John Lennon, Phoria et David Darling ; Sleight of Hand de Sol León et Paul Lightfoot, avec Hélène Bernadou (Queen of hearts), Kylian Tiagone (King of spades), Riku Ota (Joker), Simon Asselin (Dark Chevalier 1), Guillaume Debut (Dark Chevalier 2), Ashley Whittle (Dark Chevalier 3), Perle Vilette de Callenstein et Tangui Trévinal. Musique de Philip Glass (deuxième mouvement de la Symphonie n2). Mardi 10 avril 2025 au Grand-Théâtre de Bordeaux. À voir jusqu’au 16 avril.