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L’Oiseau-lignes – Chloé Moglia et Marielle Chatain

Chloé Moglia et Marielle Chatain reprennent cette saison leur spectacle L’Oiseau-lignes, créé en 2019. Entre la méditation suspendue et le poème philosophique, cette courte pièce épurée ouvre les horizons du sensible et convie à un état de conscience rarement atteint dans une salle de spectacle. Un moment aussi simple que précieux, dont l’engagement artistique parvient à entrelacer avec une puissante douceur des lignes existentielles et politiques.

 

L’Oiseau-lignes – Chloé Moglia

 

La première fois que j’ai vu le travail de la performeuse Chloé Moglia, c’était en 2016 au festival utoPistes de Lyon, avec son spectacle Horizon. Dialoguant déjà avec une musicienne, la violoncelliste Noémie Bouton, celle qui se qualifie parfois d' »apprentie-guenon » avait instauré par l’ascension lente de son mobile une atmosphère toute particulière sous le ciel bleu du printemps finissant. Et même dans le cadre plus usuel d’une salle de spectacle, comme c’est le cas pour la reprise de son spectacle L’Oiseau-lignes, elle sait créer par son souffle et ses gestes pleinement sentis un état d’attention qu’il est rare d’éprouver. Avançant vers nous, le regard franchement adressé au public, Chloé Moglia s’accroupit à l’avant-scène pour esquisser en quelques coups de craie un bonhomme introverti. D’une voix enfantine, une question résonne, cette même question que la musicienne Marielle Chatain recopiera un peu plus tard sur le vaste tableau noir : « Qu’y a-t-il de commun entre marcher, tisser, observer… chanter, chasser, raconter une histoire… et dessiner, et écrire ? »

De ce commun, le spectacle n’explicite rien, mais il donne plutôt à en explorer les contours à travers une rêverie partagée sur les lignes. Les deux artistes font en effet du tableau noir qui emplit la scène un terrain de jeu où elles commencent par tracer un alpha et oméga, vite transformés en poisson naïf et en personnage joyeusement indécis. Entre ces deux extrémités qui n’en sont pas (lignage du vivant qui nous relie à nos ancêtres marins ?), Chloé Moglia et Marielle Chatain inscrivent des points de suspension, eux-mêmes devenant par la magie du dessin des êtres hybrides qui enlacent l’humanité à l’oiseau ou au poisson. Film d’animation humoristique à la Shadok, ou surface d’enseignement détournée en lieu de questionnement, cette fresque éphémère renaît pour mieux s’effacer. La première partie du spectacle trouve ainsi son point d’achèvement dans les grands oiseaux noirs que Chloé Moglia dessine à l’eau par d’amples mouvements de ses bras devenus ailes, et qui s’évaporent aussitôt apparus, comme autour de nous s’éteignent les oiseaux.

 

L’Oiseau-lignes – Chloé Moglia

 

C’est qu’au sein de sa compagnie Rhizome, Chloé Moglia déploie une véritable recherche sur la suspension, état de questionnement, d’intranquillité et de décentrement vis-à-vis de notre position de domination au sein du vivant. Nourri par des lectures philosophiques allant de la poétique des éléments de Gaston Bachelard à la pensée du rhizome chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, son travail vient ici chercher chez l’anthropologue Tim Ingold et son ouvrage Une brève histoire des lignes une réflexion incarnée sur ce que devient la ligne quand elle se détache d’une injonction à se dérouler droite, vers un but défini.

Au plateau, les lignes sont ainsi brisées, fracturées, et surtout se redessinent sans cesse. Au mobile blanc tubulaire qui appelle Chloé Moglia dans les airs répond la ligne d’aimants qu’elle agence et réagence sur le tableau noir. Celle-ci devient tour à tour pics et vallées, escalier imaginaire, traînées d’étoiles filantes ou encore éclaboussements de cascade. La ligne est puissance organique de génération du mouvement, elle est à la naissance du geste. C’est elle aussi qui unit les deux artistes, chacune évoluant sur sa ligne d’attention, et rejoignant l’autre par la grâce de la résonance. Que Chloé Moglia valse avec le plateau quand celui-ci se met à tournoyer, qu’elle se suspende à l’envers pour dessiner des silhouettes s’envolant le long des crêtes, ou qu’elle avance avec lenteur sur un mobile qui se délite, elle est enveloppée par la musique électronique de Marielle Chatain qui fait arpenter le plateau à sa table de mixage.

Bien loin de surligner la virtuosité souvent associée au trapèze, et d’autant plus présente qu’elle évolue sans filet, Chloé Moglia ne cesse de nous regarder, et nous fait partager l’état de concentration où la plonge son geste. Lorsque la ligne se brise et que des tubes s’en détachent, elle trouve à rééquilibrer son mouvement en cherchant d’autres points de suspension. La sobriété de la scénographie va jusqu’à ne pas chercher à dissimuler les techniciens présents dans les coulisses. Alors que le réchauffement climatique questionne nos modes de production, y compris artistiques, il y a un enjeu politique à proposer un spectacle qui refuse toute forme de surenchère. L’enjeu est aussi existentiel, en ce que L’Oiseau-lignes nous convie à arpenter avec les deux artistes de nouvelles lignes d’attention au monde, qui nous bougent encore longtemps après.

 

L’Oiseau-lignes – Chloé Moglia et Marielle Chatain

 

L’Oiseau-lignes de et avec Chloé Moglia et Marielle Chatain. Mardi 8 avril 2025 au Théâtre du Rond-Point de Paris. À voir du 22 au 24 mai aux Gémeaux, Scène Nationale de Sceaux. 

 
 
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