Sae Eun Park : « Je suis toujours dans la recherche »
À 35 ans, la Danseuse Étoile du Ballet de l’Opéra de Paris Sae Eun Park brille d’un éclat particulier. Mêlant une technique magistrale à une nouvelle maturité artistique, elle enchaîne les ballets classiques et les prises de rôles avec talent et enthousiasme. Rencontre en deux Belle au bois dormant, où la danseuse nous parle de son amour pour les ballets de Rudolf Noureev, son partenariat avec Paul Marque, son travail avec Florence Clerc, son cheminement pas toujours simple dans la compagnie et ses envies de carrière.

La Danseuse Étoile Sae Eun Park
Vous venez de danser La Belle au bois dormant (ndlr : l’interview a eu lieu le 3 avril). Que représentait ce ballet quand vous étiez plus jeune ?
Quand j’étais petite, je regardais beaucoup de vidéos de danse et La Belle au bois dormant faisait partie des grands ballets que j’aimais. Pour mon premier concours de danse en Corée, j’avais 15 ans et j’ai dansé l’une des variations d’Aurore. Je l’ai travaillée avec beaucoup d’attention et ce fut vraiment un bonheur de la danser. J’avais une grande passion pour la danse et je me disais que c’était un rôle pour moi. C’était mon rêve et cela a pris du temps. Lors de la dernière reprise en 2013, j’ai tout dansé : la deuxième Fée, la sixième, l’Oiseau bleu, les Pierres précieuses, les amies de ‘Aurore… Tout sauf le rôle principal.
Comment avez-vous abordé le rôle d’Aurore pour cette première fois ?
Aborder ce personnage d’une jeune fille de 15 ans, quand on a 15 ans, c’est plus facile. Forcément, aujourd’hui, j’ai beaucoup changé et j’ai beaucoup plus d’expériences. J’ai pu travailler avec Florence Clerc que j’admire énormément. J’aime beaucoup travailler avec elle, surtout un grand ballet classique de Rudolf Noureev. Ils sont très particuliers, il y a beaucoup de pas, beaucoup de techniques. Et en même temps, il faut le vivre. On ne peut pas oublier la technique, elle est très importante et c’est pour ça que je travaille beaucoup, pour profiter de chaque instant. Mais au-delà de la technique, il faut raconter une histoire. Et surtout, il ne faut pas être une danseuse mais un être humain qui aime la danse. C’est ça, la grande différence des ballets de Rudolf Noureev, leur humanité est très importante. Si on n’est qu’une danseuse, ce n’est pour moi pas très intéressant à regarder.
« Dans les ballets de Rudolf Noureev, il ne faut pas être une danseuse mais un être humain qui aime la danse »
Comment racontez-vous cette histoire ?
Pour La Belle au bois dormant, j’ai beaucoup pensé aux mains. Au début, elle est une jeune fille de 15 ans, toute fraîche, j’ai donc beaucoup pensé à des doigts de petite fille mignonne. Au troisième acte, le geste est plus adulte, plus gracieux, plus princesse. Et puis comme dans tous les grands ballets classiques, cela se joue dans le dos, les jambes, tirer la nuque sans crisper. Tout doit être très doux, souple, avec beaucoup de présence dans le visage, sans grimacer. C’est ce qui m’a beaucoup intéressée sur ce ballet, il y a une vraie révolution. Au début, Aurore est une toute petite fille, restée coincée dans sa chambre jusqu’à ses 15 ans. Alors quand elle sort et qu’elle rencontre tant de gens, elle est très curieuse. Elle danse pour elle. Au mariage, elle a plus de confiance, elle est plus sereine. Et elle n’oublie pas qu’elle est une princesse et reste très noble. Dans le travail, Florence Clerc me donne d’ailleurs souvent un mot : « Gracieuse » ou « Plus princesse » ou « Petite fille« . Ces mots me permettent de créer une histoire.
Pourquoi aimez-vous tant travailler avec Florence Clerc ?
J’ai eu la chance de la rencontrer il y a quelques années. On a vraiment la même vision et c’est très agréable. Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’elle me demande mais ça ne veut pas dire que je suis bonne élève. Si je pense d’une autre manière, je le dis. Souvent, elle m’explique le pourquoi des choses et je suis convaincue. C’est comme ça que l’on a créé ces trois actes ensemble et c’est intéressant. Avec elle, j’ai travaillé Casse-Noisette, Le Lac des Cygnes, Giselle. C’est grâce à Florence Clerc, qui voit les choses différemment, très inspirée par Yvette Chauviré, que j’ai interprété mon deuxième acte de Giselle comme un fantôme. C’était assez difficile de trouver la manière de danser ce deuxième acte, j’avais beaucoup de questions, j’étais parfois perdue, même le jour du spectacle. Elle m’a bien dirigée, elle m’a bien guidée et j’ai enfin compris ce qu’elle voulait. Pour moi, le ballet classique est vraiment une histoire de transmission, surtout sur les ballets de Rudolf Noureev. J’ai pu le faire à mon tour parfois, pour les Concours de promotion. J’aime beaucoup transmettre à mon tour ce que quelqu’un m’a appris.

Sae Eun Park en répétition de La Belle au bois dormant de Rudolf Noureev
Pour cette Belle au bois dormant, vous avez dansé avec Lorenzo Lelli, un tout jeune artiste, qui n’avait pas l’expérience des grands rôles. Comment cela s’est passé ?
Quand Paul Marque (ndlr : son partenaire d’origine) s’est blessé, il y a eu des hésitations pour le remplacer. Thomas Docquir dansait aussi le rôle mais il n’avait pas fini ses représentations. Et Lorenzo Lelli avait aussi travaillé avec Florence Clerc. Je n’étais pas forcément très sûre, on a quinze ans de différence, on ne se connaissait pas. Je savais qu’il était un très beau danseur. Je suis allée voir l’un de ses spectacles avec Clara Mousseigne et je l’ai trouvé magnifique. On a le même travail et il y a chez lui tout ce que j’ai envie de voir : c’était beau, techniquement magnifique, on comprenait toute l’histoire. On a eu trois jours de répétitions qui se sont très bien passés.
Peut-on tout de même parler de votre partenariat avec Paul Marque ? Il y a une vraie alchimie entre vous sur scène. Comment se produit-elle ?
Tout d’abord, j’admire beaucoup la danse de Paul Marque, on a un peu le même langage, au niveau technique, artistique. On a la même recherche à chaque fois, la même musicalité. On le sent quand on danse sans se parler et c’est incroyable, alors que l’on a n’a pas tant de fois travaillé ensemble. Je suis très exigeante et je demande beaucoup à mes partenaires, j’aime refaire encore et encore. Lui me connaît et connaît cette exigence, qu’il aime aussi. Il l’est peut-être un peu moins, il est plus instinctif et tellement doué. Mais grâce à son caractère généreux, il ne dit jamais non et il n’est jamais fatigué. Je peux danser avec lui et me jeter dans ses bras les yeux fermés.
« L’école française, c’était tout ce que j’avais envie de travailler »
Revenons un peu en arrière. Vous apprenez la danse en Corée du Sud, où règne la technique Vaganova. Après le Prix de Lausanne en 2007, vous partez à l’ABT II de New York avant de revenir en Corée. Rien dans votre parcours ne vous amenait vers Paris. Comment l’envie d’arriver au Ballet de l’Opéra de Paris est-elle venue ?
En Corée, nous n’avons que la technique Vaganova et j’ai appris la danse pendant dix ans avec des professeurs russes, notamment Margarita Kullik, une ancienne Étoile du Mariinsky. Mais franchement, je ne sais pas si j’ai jamais vraiment aimé le style russe. C’était anti-instinctif chez moi. Il ne semblait y avoir qu’un seul chemin possible selon mes professeurs, alors que j’avais envie d’en prendre un autre. Par exemple, pour un examen, on me demandait de sourire en montrant mes huit dents. Ce n’était pas du tout ce que j’avais envie de faire. Et puis quand j’avais 21 ans, j’ai pris des cours avec Yong Geol Kim (ndlr : un danseur coréen qui a travaillé au Ballet de l’Opéra de Paris dans les années 2000). Ça a été un choc. J’ai découvert une technique beaucoup plus concentrée sur les pieds, les mouvements, la délicatesse, avec naturel et sans exagération. C’était tout ce que j’avais envie de travailler et c’est ce qui m’a donné envie de découvrir le style de l’Opéra de Paris.
Il vous reste encore des choses de votre apprentissage Vaganova ?
Je m’en sers pour tous les grands ballets classiques, surtout sur La Belle au bois dormant de Rudolf Noureev qui ressemble beaucoup à celle du Mariinsky, avec beaucoup plus de pas. Il faut se servir du dos, être très solide techniquement, dans les lignes. On ne peut pas danser tout naturellement, il faut bien sûr avoir une forme du grand ballet classique. Mais je ne suis pas obligée de sourire de façon exagérée (rire).

Sae Eun Park en répétition de Don Quichotte (rôle de Kitri)
Vous dansiez des rôles de solistes en Corée, vous devenez surnuméraire à l’Opéra de Paris. Comment se sont passées ces premières années, sous la direction de Brigitte Lefèvre ?
Je ne connaissais pas du tout l’Opéra de Paris quand je suis venue, c’était ma première fois en France, la première fois que je rencontrais des Français. Par rapport à la culture coréenne, ce sont des gens très directs. C’est ce qui permet d’être très clair mais au début, je pouvais être très blessée, je suis quelqu’un de très sensible aussi. Maintenant je suis très direct aussi (sourire). Il ne faut pas forcer les choses, avec le temps et l’expérience, cela s’apprend. Pour la danse, je m’étais dit que, si je ne montais pas en scène, ce n’était pas grave. L’important était d’observer les autres.
Qui avez-vous observé en particulier ?
Tout le monde ! Isabelle Ciaravola, Aurélie Dupont, Clairemarie Osta, Laetitia Pujol. Myriam Ould-Braham, je ne comprenais pas pourquoi elle n’était pas Étoile à l’époque, pour moi elle était la plus jolie des ballerines. Pareil pour Laura Hecquet, encore Sujet et que je trouvais magnifique. Chez les hommes, j’ai regardé tous les jours Nicolas Le Riche. Et Mathias Heymann ! Le voir fut une révolution pour moi, il était la star et exactement ce que j’avais envie de voir en tant que public. J’ai beaucoup profité de ce temps, j’ai beaucoup regardé les danseurs et danseuses pendant les spectacles, les répétitions, les cours.
Benjamin Millepied est arrivé, puis Aurélie Dupont. Comment avez-vous vécu ces deux directions très différentes ?
J’avoue que, pendant la direction de Benjamin Millepied, j’ai pensé partir à un moment. J’avais tellement envie de danser les grands ballets classiques, n’importe quel rôle, et j’étais toujours distribuée dans la soirée contemporaine en face. Avec lui, pour moi, ça n’a pas marché, on n’arrivait pas à discuter et je n’étais vraiment pas heureuse. Avec Aurélie Dupont, je suis tout de suite montée Première danseuse. Et si je n’ai pas été nommée Étoile tout de suite, j’ai beaucoup dansé, elle m’a donné plein de rôles intéressants, notamment Diamants, Agon ou Tatiana dans Onéguine. Je devais aussi danser le rôle-titre de Raymonda en 2019. Et puis tout a été annulé par les grèves, et le Covid est arrivé. C’était vraiment le mauvais timing pour moi, j’avais commencé à aborder plein de choses importantes, j’avais tellement envie de danser. J’en ai profité pour me reposer, on ne se repose quasiment jamais dans notre métier. Et j’ai été nommée Étoile à la reprise des spectacles.
Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? On a l’impression que vous êtes sur la ligne de crête de votre carrière : la solidité technique et la maturité artistique réunies.
En fait, je ne pense pas trop, j’ai trop de choses à travailler, tous les jours. On a dansé un beau spectacle de La Belle au bois dormant, un deuxième que j’ai trouvé un peu moins bien, on travaille ce qui a moins bien marché. Je suis toujours dans la recherche. Et il y a tout le temps du plaisir en scène, parce que je fais tout ce travail pour que cela sorte au moment du spectacle. Monter sur scène en dernière minute, sans tout ce travail, comme j’ai pu le faire plus jeune, je n’ai plus envie de ça, je n’en profiterai pas. José Martinez laisse maintenant les jeunes danseurs et danseuses travailler pour qu’ils soient à l’aise sur scène.
Comment vous sentez-vous en scène ?
Pour moi, la danse, c’est vraiment une communication entre le public et les danseurs et danseuses. C’est vraiment un partage. Je danse pour moi, pour mon plaisir, je danse aussi pour le public. C’est important que le public passe un bon moment, il paye cher sa place. Je me sens responsable de cela.
Qu’est-ce qui vous fait envie pour la saison prochaine ?
La dame aux camélias ! J’aime tellement ce ballet, j’en rêve mais je ne sais pas si je vais être choisie. Il y a aussi Mats Ek, à chaque fois qu’il est venu j’ai passé l’audition, sans être prise. Je suis lente pour apprendre la chorégraphie, et tant que j’ai un doute, je ne peux pas y aller complètement. Pendant l’audition, il va très vite, je ne sais pas faire ça. C’est un peu dommage, travailler avec lui est l’un de mes rêves.

Sae Eun Park dans le rôle-titre de Giselle
Vous avez des envies de techniques contemporaines ?
Je suis toujours quelqu’un qui est dans la recherche sur le ballet. Mais je me pose la question en ce moment : est-ce que j’ai envie de travailler un autre style ou est-ce que je continue dans ce chemin du classique. Une chorégraphe que j’admire énormément, qui fait quelque chose de très contemporain, pas du tout dans mon style, m’a choisi pour son prochain spectacle. Elle est venue me voir en répétition, je faisais un filage, j’étais toute essoufflée. Elle m’a dit : « Quand j’ai vu ton visage alors que tu étais si essoufflée, c’est là que je me suis dit ‘Tiens, j’aime bien cette danseuse’« . Elle m’a demandé de jouer une grand-mère qui va dans un supermarché pour faire ses courses. J’étais un peu perdue mais elle m’a guidée et j’y suis arrivée finalement. C’est intéressant, cela va bien changer ma carrière, ça va me nourrir et me faire grandir. J’aimerais aborder autre chose, d’autres styles, mais j’espère que ce n’est pas trop tard. Je suis tellement danseuse classique, depuis si longtemps. Et j’aime tellement ces grands ballets classiques de Rudolf Noureev, c’est pour cela que je suis là. Le Lac des cygnes, je pourrais le danser jusqu’à la fin de ma carrière.
Votre carrière va encore durer sept ans. Quels sont vos objectifs pour ces années à venir ?
J’ai 35 ans je me pose la question au niveau de de mon corps. Quand je regarde Lorenzo Lelli, Inès McIntosh, Shale Wagman, je vois qu’ils sont plus jeunes que moi. Aujourd’hui, à 35 ans, je ne suis pas sûr que, quand j’en aurais 40, je pourrais toujours faire un spectacle aussi beau que je le voudrais. Alors je ne vais pas lâcher mon corps, je vais le soigner et le travailler intelligemment.
Sae Eun Park est à voir dans Sylvia de Manuel Legris, du 8 mai au 4 juin au Palais Garnier.
Juliette
Quelle entretien si intéressant et si honnête ! Un immense merci, c’était un plaisir de lire les propos de Sae Eun Park.
Jean Adjem
Quelle interview, quelle sincérité ! Mais pour faire une grande interview il faut un bon questionnement. Bravo aux deux.