Onéguine – Isabelle Ciaravola et Evan McKie
Onéguine de John Cranko fait partie de ces ballets aux multiples facettes, qui se (re)découvrent au fil des représentations et des séries, et qui a ce pouvoir de profondément émouvoir. C’est une construction qui sait dérouler l’histoire, un quatuor qui s’oppose et construit le drame, un choix musical réfléchi qui porte l’action en permanence. C’est une infinie de petits et grands détails qui font de ce ballet un chef-d’oeuvre, une oeuvre en perpétuel renouvellement.
Ce sentiment est d’autant plus juste lorsque Onéguine est servi par une distribution de rêve. Celle-ci ne l’était pas complètement, même si son couple principal était en totale osmose. Isabelle Ciaravola est une tragédienne née, attentive à ce qui se passe autour d’elle et ne jouant jamais sans les autres. Evan McKie, artiste invité de Stuttgart, connaît ce ballet à merveille et sait mettre ses partenaires en confiance. Les deux racontaient la même histoire et semblaient danser ensemble depuis toujours, alors qu’ils ne comptaient que quelques jours de répétition. Les portés s’envolaient dans des élans de passion, atteignant leur paroxysme lors du pas de deux de la chambre, tout feu tout flamme.
Isabelle Ciaravola et Evan McKie n’ont pourtant pas raconté une histoire d’amour classique. Leur personnage n’était pas forcément amoureux de l’autre, mais plutôt de la vision qu’il-elle représentait. Ainsi, Tatiana est une jeune fille un peu sombre, ailleurs. C’est la passion qu’elle aime, ce qui lui fait battre le coeur. Onéguine représente l’image de ce qui la sort de son adolescence timide. Lui est un homme torturé qui a connu visiblement de cruelles déceptions. Il se précipite lui-même dans le malheur en aimant ce qu’il ne peut pas avoir : Olga alors qu’elle est au bras de Lenski, Tatiana lorsqu’elle est mariée. C’est le fait qu’elle n’est plus à elle qui ne la rend que plus désirable. Leur histoire d’amour est de fait vouée à l’échec, même si une profonde attraction les unit.
Dès la première scène, Isabelle Ciaravola comme Evan McKie savent rendre à leur personnage toutes leurs multiples facettes. Onéguine semble transporter un nuage noir sur la charmante scène de campagne. Il s’intéresse, puis pense à autre chose, se retourne poliment et bat froid. Il ne sait pas ce qu’il veut, le coeur entre trop asséché par un passé un peu mystérieux. Tatiana est une jeune fille qui déjà porte le drame. Elle ne rêve pourtant que de passions enflammées, mais est-ce vraiment cela qui la rendra heureuse ? Au troisième acte, elle ne s’est d’ailleurs pas mariée au Prince Grémine par convenance. Elle l’aime, d’un amour différent, plus sage. Il n’y a pas forcément de grands emportements, mais il la rassure, l’apaise. Le couple qu’Isabelle Ciaravola forme avec Karl Paquette est d’ailleurs rempli de tendresse et de complicité, faisant de leur pas de deux l’un des plus jolis moments du spectacle.
Plus qu’entre deux personnes, le choix de Tatiana est là : choisir entre l’amour rassurant et la passion qui, elle le sait, la détruira à un moment. C’est aussi lutter avec un certain fantasme, lutter avec un homme qui ne pourra la rendre heureuse. Et pourtant, comme toute grande héroïne qu’elle est, elle brûle aussi d’envie de se cogner à la vie et de plonger tête la première, même si elle sait qu’elle ne pourra en être totalement heureuse. C’est un dilemme qu’elle ne tranche pas malgré la lettre déchirée et qui la hantera toute sa vie.
Un couple sur la même longueur d’onde et en osmose, donc. Mais Onéguine n’est pas un duo, c’est un quatuor, un peu déséquilibré dans ce cas. Charline Giezendanner a ainsi du mal à s’approprier Olga. Au premier acte, elle surjoue la fraîcheur et la joie de vivre, alors que son personnage porte aussi une certaine mélancolie. Mathias Heymann semble se réfréner dans ses élans techniques, même si sa prestance naturelle marque la scène.
Le couple ne trouve sa pleine mesure que dans le deuxième acte, dont la scène du bal fut la plus réussie de la soirée. Les quatre personnages furent à l’unisson. Evan McKie joue un Onéguine qui n’arrive pas à se dépêtrer de ses propres contradictions, le poussant au pire. Tatiana retombe de son rêve, Olga joue la séductrice insouciante et Lenski bouillonne de colère. Mathias Heymann n’est pas encore des plus à l’aise dans les scènes de pur jeu, mais il montre déjà plus de profondeur. Et c’est véritablement pétri de rage qu’il provoque son ami en duel. La mises en scène met les pions en place, le drame est inéluctable.
Autour de ces cinq personnages, le corps de ballet se plaît en scène (malgré les diagonales de grands jetés du premier acte désynchronisés). Contrairement aux ballets romantiques, il ne s’agit pas ici d’être identique à son voisin ou sa voisine, mais de jouer un personnage bien particulier tout en étant ensemble. Pari réussi, surtout au deuxième acte, jouant le contre-point humoristique lors de la scène du bal. La compagnie semble globalement très épanouie dans ce répertoire, finalement assez nouveau pour elle. Une belle entrée en matière pour cette longue série qui démarre, même si les autres couples devront se surpasser après la réussite du partenariat de ce soir.
Onéguine de John Cranko par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnier. Avec Isabelle Ciaravola (Tatiana), Evan McKie (Onéguine), Mathias Heymann (Lenski), Charline Giezendanner (Olga), Karl Paquette (le Prince Grémine), Christine Peltzer (Madame Larina) et Ghyslaine Reichert (la Nourrice). Mardi 4 février 2014.
Joelle
Ah oui, les demoiselles n’étaient pas d’équerre durant le bal mais on leur pardonne ! Ah Mathias, parfait dans son rôle de Lenski exhalté. Ah Isabelle et Ewan qui ont formé un super couple. J’ai eu l’impression de sentir Karl P. un peu triste et délaissé. Son rôle est trop bref !
Amélie
@ Joëlle : Le rôle de Grémine est un peu ingrat… Souvent, il passe inaperçu, Karl Paquette a su lui donner une vraie profondeur malgré son peu de temps en scène.
cdlb
Charline Giezendanner a été éblouissante de justesse dans le rôle d’Olga. Elle a honoré l’esprit et l’âme russes. Merci.