Soirée Cullberg/De Mille : deux histoires de tragédiennes et Alice Renavand magistrale
La soirée Soirée Cullberg/De Mille était annoncée d’emblée comme l’une des plus passionnantes de la saison. Et le programme n’a pas déçu. Fall River Legend d’Agnes de Mille et Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg proposent deux styles de danse dont le public parisien n’est pas habitué, deux autres façons de raconter des histoires.
Le lien facile entre ces deux oeuvres serait de dire que ces deux chorégraphes étaient des femmes. Ce sont surtout deux artistes qui ont voulu retracer deux destins de femmes, emprisonnées dans la société et le rôle qu’elles doivent endosser en tant que femme. Ces deux héroïnes ne sont pas à leur place là où leur naissance les a mises. Et la seule solution qu’elles ont pour s’en échapper ne reste que la mort. Deux ballets d’autant plus pionniers que lors de leur composition, en 1948 et 1950, les femmes étaient sur bien des points considérées comme des mineurs à vie, et où le poids de ce que l’on devait faire de par son sexe était encore écrasant.
Fall River Legend fait d’emblée penser, d’un point de vue esthétique, aux comédies musicales des années 1950, dans l’Amérique puritaine de l’est. Pas étonnant, Agnes de Mille a chorégraphié plusieurs spectacles de Broadway. Un visuel un peu daté pour certains, mais qui garde un charme indéniable pour tout amateur du genre, dont je fais partie. Le ballet s’appuie sur le fait-divers de Lizzie Borden, vieille fille qui assassine son père et sa belle-mère à coups de hache en 1892. Dans la vraie vie, le jury l’acquitta. Dans le ballet, Lizzie fut condamnée. Fall River Legend commence par là, la déclaration de la sentence. L’Accusée va ensuite se remémorer les moments-clés de sa vie, montrant ainsi le chemin qui l’a menée à cet horrible acte.
Le rôle est ainsi à doubles facettes. Lizzie raconte l’histoire, mais c’est aussi un souvenir qu’elle regarde avec le recul. Dans cette ambivalence, Alice Renavand est saisissante. Elle aurait pu se contenter de jouer une victime, elle va bien plus loin que cela. À la fois actrice et spectatrice de sa vie, elle essaye de comprendre son propre drame, se laisse une nouvelle fois saisir par son sentiment d’injustice, emportée malgré elle par la force des choses. C’est la petite fille qui se bute à ce manque d’amour. C’est la jeune fille qui pense tomber amoureuse. C’est la femme qui se plonge dans la religion, croyant comme tout le monde y trouver un salut. C’est la folie qui s’empare d’elle. Et c’est les mains tâchées de sang qu’elle finit autour de la potence, dans un ultime solo d’une rare intensité.
Pourtant, malgré cette construction efficace, malgré son interprète magistrale, Fall River Legend n’arrive pas à convaincre totalement. Et le problème est peut-être à chercher du côté des autres interprètes. Les répétiteurs insistaient, lors d’une conférence, sur l’importance du sens du geste. Rien, ici, n’est fait pour faire joli. Mais le corps de ballet ne cesse d’être en représentation lors de ces danses inspirées du folklore américain, cherchant avant tout la beauté des lignes. La majeure partie des ensembles était aussi composée de jeunes danseurs et danseuses, qui ont peut-être besoin d’un peu de temps avant de saisir le sens de la pièce. Du côté des seconds rôles, Stéphanie Romberg et Christophe Duquenne jouaient parfaitement le couple frustré et froid. Léonore Baulac faisait preuve d’un charisme étonnant et d’une vraie emprise de la scène. Mais le pasteur de Vincent Chaillet, gentil, amoureux et croyant, laisse plus perplexe, comme s’il devait être un peu plus ambivalent que cela.
Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg laisse un peu le même sentiment : un ballet fort, complexe, qui n’a pas pu complètement passionner du fait de ses interprètes. Esthétiquement, c’est totalement autre chose, une sorte de chaînon manquant entre le classique et Mats Ek, serti de décors vifs et tranchants. Birgit Cullberg s’est servi de la danse pour marquer la différence des classes : l’académisme et les pointes pour les aristocrates, le contemporain et la vie quotidienne pour les serviteurs (ce dernier style repris par Mats Ek en le poussant beaucoup plus loin). Et au milieu le valet Jean, un paysan qui a appris quelques codes de ses maîtres en représentation. La confrontation des genres est des plus intéressantes, même si la chorégraphe semble avoir fait un effet de style pour la danse classique, alors que le contemporain est sa langue maternelle.
Mademoiselle Julie est une jeune fille pourrie-gâtée, à qui rien ne résiste. Mais elle s’ennuie dans son palais et cherche la vraie vie à la fête de la Saint-Jean des domestiques. Succombant à Jean (à qui il n’en faut pas grand-chose), la jeune femme se réveille terrassée. Honte du plaisir sexuel, de sa découverte avant le mariage ou d’avoir succombé à un être inférieur (ou sûrement les trois à la fois), Julie ne supporte pas les regards accusateurs de ses ancêtres et se tue de la main de Jean.
Nicolas Le Riche, juvénile, rustre et enthousiasme, est un Jean qui ne se pose pas de question. Un peu (trop) cabotin, il n’e remplit pas moins la scène de sa superbe danse, yeux baissés et coincé face à ses maîtres, dévorant la vie en-dehors. La Julie d’Aurélie Dupont laisse plus dubitative. Vêtue de son tutu-écuyère, elle est au début une parfaite garce enfant-gâté… mais aussi terriblement sensuelle et sexuelle. Son personnage semble déjà bien connaître les hommes et la façon de les séduire. Jean n’est qu’une gourmandise de plus, une proie presque trop facile que l’on saisit par ennui. Son horreur à la sortie de la chambre reste donc difficilement compréhensible. Sa honte, suivie de son suicide, n’en sont pas moins intrinsèquement émouvants, mais un peu étranges en prenant le personnage dans son ensemble. Et, comme souvent vu dans d’autres ballets, le couple ne semble pas en totale osmose.
Plus que le drame final, Mademoiselle Julie retient donc l’attention par son trio et ces scènes du petit peuple, ces détails de la vie quotidienne qui donnent de l’épaisseur à l’histoire, de la réalité au théâtre. Tous les personnages sont soignés, ont une gestuelle particulière, ont une place dans la trame. Le corps de ballet, plus expérimenté ici, se déploie totalement à son aise et sait donner de la vie à chacun des moments. Tout comme dans Fall River Legend, l’histoire est là, mais peut-être pas encore totalement déployée. À suivre avec les autres distributions.
Soirée Cullberg/De Mille par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnir. Fall River Legend d’Agnes de Mille, avec Alice Renavand (l’Accusée), Vincent Chaillet (Le Pasteur), Laurence Laffon (la Mère de l’Accusée), Stéphanie Romberg (la Belle-mère de l’Accusée), Christophe Duquenne (le Père de l’Accusée), Léonore Baulac (l’Accusée enfant) et Sébastien Bertaud (le Porte-parole du jury). Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg, avec Aurélie Dupont (Julie), Nicolas Le Riche (Jean), Amélie Lamoureux (Kristin), Michaël Denard (le Père de Julie), Alessio Carbonne (le Fiancé de Julie), Charlotte Ranson (Clara), Aurélie Houette (Anders) et Takeru Coste (l’Ivrogne). Vendredi 21 février 2014.
Cyril
On a pas vu la même soirée c’est pas possible!
J’ai trouvé Renavant un poil en surjeu, et c’est vrai Chaillet un peu hors de la pièce présentée.
J’ai trouvé Dupont MAGNIFIQUE, je ne pense pas qu’il y ait une incohérence dans son rôle. Sa Julie a le droit d’avoir ses envies et de ne plus les assumer une fois assouvies, compte tenu du poids de son éducation et de son rôle social.
Et le couple avec LeRiche était magique, comme toujours, il y a une alchimie entre eux, qu’on ressent jusqu’aux applaudissements.
Anne-Laure
Bonjour Amélie,
Entièrement d’accord avec tes 2 premiers paragraphes sur le résumé des 2 œuvres.
Par contre plus réservée sur ce que tu écris sur Aurélie Dupont. Selon moi elle campe une jeune femme qui flirte sans penser que ça peut « déraper » et qui ensuite n’assume plus.
Delphine
Concernant Fall River légende, j’ai trouvé Alice Renavand réellement habitée dans son rôle. J’ai vu une pièce engagée et trés originale ! J’ai passé une agréable aprés midi.
Tiphaine
Je suis allée à la représentation du 1er mars avec le même cast.
Je dois avouer que je me suis ennuyer dans Fall River Legend. Je ne sais pas si c’est les adieux de la veille qui m’ont tant boulversés que cette pièce ne m’a pas touché mais en tout cas à part l’excellente interprétation d’Alice Renavand qui m’a paru en transe, je n’ai pas vraiment apprécié.
Mademoiselle Julie m’a plus touché. C’est frais, coloré, la musique est très agréable. Que dire de Dupont et Leriche, à part qu’il forme un superbe couple, ils vont nous manquer. J’ai beaucoup aimé leur interprétation qui me semblait très juste et nuancée. Petit mot sur Charlotte Ranson que j’ai trouvé très bien aussi. En bref, une après-midi sympathique mais un palais Garnier bien vide!