Soirée Cullberg/De Mille – Eve Grinsztajn fait redécouvrir Mademoiselle Julie
Si la première de la soirée Cullberg/De Mille avait été marquée par la performance d’Alice Renavand dans le premier ballet, cette représentation plus tardive fut portée par Eve Grinsztajn dans l’oeuvre de Birgit Cullberg. Mademoiselle Julie y est ainsi apparu comme un superbe ballet, teinté d’expressionnisme, de féminisme et de réflexion sociale, à la croisée des chemins entre danse classique et contemporaine. Le tout porté par une dramaturgie jamais prise à défaut, faisant naître le drame durant cette heure de danse qui passe sans s’en rendre compte.
On compare souvent Eve Grinsztajn à Isabelle Ciaravola, même si ce sont deux artistes différentes. Leurs parcours peuvent en effet se ressembler. Eve Grinsztajn a eu une ascension relativement lente. Et plus que sa technique (ni spécialement moins bonne ou meilleure qu’une autre), c’est bien son sens de l’interprétation qui la porte en scène. Et ce début d’année a été prolifique pour elle, entre son Olga saisissante et donc sa Mademoiselle Julie.
Le personnage qu’elle dessine est à la fois aux prises de la société et de ses propres démons. Lors de son entrée en scène, Julie est comme une petite fille qui s’amuse par désœuvrement : parce qu’on ne la pousse pas à autre chose qu’à se marier en tant que femme, parce qu’elle est seule et peut-être en manque d’amour (sa mère n’est pas évoquée et son père est pour le moins distant), parce que sa nature profonde la pousse à autre chose. Contrairement à Aurélie Dupont qui débordait déjà de sensualité, Eve Grinsztajn propose un personnage qui la découvre petit à petit. Elle se rend à la fête des paysans par désœuvrement, séduit Jean pour les mêmes raisons. Son ardeur l’effraye au tout début, mais petit à petit, elle se glisse au jeu et découvre les rapprochements, y prend goût.
Une fois sortie de la chambre, pourtant, Julie est défaite. La sexualité sans tabou de Jean, que l’on imagine violente à la mine horrifiée du personnage, l’a ramené à ce qu’elle est : une jeune fille de bonne famille qui n’a pas respecté le chemin que l’on attendait d’elle. S’ensuit un long cheminement, qu’Eve Grinsztajn a su rendre tout en finesse : celle qui d’une femme qui se croyait libre et qui se retrouve petit à petit écrasée par le poids de la tradition, de la famille. Son suicide arrive comme la fatalité, la seule solution face à sa situation.
Eve Grinsztajn est le nom que l’on retient de cette soirée, mais toute la distribution de cette Mademoiselle Julie était formidable, d’une grande cohérence. Loin de vouloir essayer de copier Nicolas Le Riche, Audric Bezard joue un Jean plus introverti, moins cabotin. Le danseur a lui aussi su dessiner avec complexité les contours de son personnage, un valet rustre, jouant de la vie sans arrière-pensée même s’il est aussi aux prises, sans forcément s’en rendre compte, du poids des classes sociales. Si la danse d’Audric Bezard semble un peu tendue au départ, elle se libère petit à petit et prend toute son ampleur dans les scènes des paysans, se jouant à merveille de ce style contemporain aux petites touches folkloriques.
Tous les rôles secondaires sont au diapason, en particulier Ninon Raux affirmée en Kristin et Philippe Solano brillant dans le rôle d’Anders. Encore surnuméraire, ce danseur gagnerait peut-être à un tout petit peu plus de finesse danse le jeu, mais sa danse a cette facile et musicale virtuosité à laquelle rien ne semble résister (un bon point avant le concours de recrutement ?). Plus globalement, c’est chacun, dans le corps de ballet, qui semble jouer un propre rôle, donnant de la vie à ces ensembles et rendant toute la théâtralité à cette Mademoiselle Julie.
À côté, Fall River Legend d’Agnes de Mille a cette fois-ci un peu plus de mal à marquer les esprits. Nolwenn Daniel n’a pas la présence si dramatique d’Alice Renavand. Pourtant, la danseuse a réussi à dessiner un intéressant personnage, peut-être plus complexe que celui de la nouvelle Étoile. À la pression sociétale, Nolwenn Daniel laisse aussi percevoir la folie qui s’empare de Lizzie au fur et à mesure. L’histoire qui se déroule n’en prend que plus de sens. Et ce qui pouvait laisser perplexe lors de la première – le rejet du pasteur, le geste de tueuse du personnage qui arrivait presque d’un coup – prend ici une logique implacable. En face, Sébastien Bertaud joue un pasteur ambivalent, tour à tour tendre ou rejetant. Un interprète qui, lui aussi, sait marquer ses personnages.
Ne manquait finalement à cette soirée qu’une salle un peu mieux remplie. Ces deux ballets et leurs chorégraphes sont nouveaux à Paris, les interprètes en sont au coeur. Le Théâtre de la Ville arrive bien à faire le plein avec des artistes bien plus difficiles d’accès/inconnus du grand public. Dommage pour cette soirée qui aurait mérité une meilleure visibilité.
Soirée Cullberg/De Mille par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnir. Fall River Legend d’Agnes de Mille, avec Nolwenn Daniel (l’Accusée), Sébastien Bertaud (Le Pasteur), Séverine Westermann (la Mère de l’Accusée), Marie-Solène Boulet (la Belle-mère de l’Accusée), Bruno Bouché (le Père de l’Accusée), Alice Catonnet (l’Accusée enfant) et Erwan Le Roux (le Porte-parole du jury). Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg, avec Eve Grinsztajn (Julie), Audric Bezard (Jean), Ninon Raux (Kristin), Michaël Denard (le Père de Julie), Alexandre Gasse (le Fiancé de Julie), Juliette Hilaire (Clara), Philippe Solano (Anders) et Takeru Coste (l’Ivrogne). Mardi 11 mars 2014.
GG
« Le Théâtre de la Ville arrive bien à faire le plein avec des artistes bien plus difficiles d’accès/inconnus du grand public »
… mais n’oublions pas que le Théâtre de la Ville est bien moins cher que l’Opéra de Paris, ce qui peut aussi inciter à prendre parfois des risques. Si l’Opéra souhaite faire le *plein*, qu’il mette toutes ses places à 40 € maximum… 😉
alpha
Eh, oui, pas toujours d’accord avec Amélie, mais cette fois oui, trois fois oui, superbe interprétation d Eve Grinsztajn, tout en finesse. Ces deux pièces ont une très grande force, à voir et revoir !
Amélie
@ GG : Très juste…
@ Alpha : J’espère qu’elles ne tarderont pas avant d’être reprogrammées.