Soirée Balanchine / Millepied – musique et néoclassique
La soirée Balanchine/Millepied promettait d’être brillante à plus d’un titre, mélangeant une création du wonder boy de la chorégraphie et la reprise d’un des plus beaux ballets de Balanchine, créé spécialement pour la compagnie parisienne. Au final, la création Daphnis et Chloé apporte une intéressante nouvelle base de travail, tandis que Le Palais de Cristal est un beau miroir de ce qui ne va pas – et de ce qui est aussi prometteur – au sein de la compagnie.
La presse traditionnelle semble avoir oublié le premier ballet de cette soirée. George Balanchine est pourtant l’un des grands inspirateurs de Benjamin Millepied, qui a dansé bon nombre de ses grands ballets. Pour Le Palais de Cristal, le chorégraphe américain a voulu rendre hommage à l’école française. Lignes, placements et élégance sont au coeur de la danse, Louis XIV aurait adoré les séries de dégagés final. Mais c’est une oeuvre de son temps, grâce à ce brio américain, ces accents balanchiniens et surtout ce génie de renouveler la technique académique, de la moderniser sans en avoir l’air.
George Balanchine était profondément musicien. Le choix de cette symphonie de Bizet n’est d’ailleurs pas un hasard, reposant sur les mêmes préceptes que la danse du chorégraphe. Tiens, à l’écouter, on dirait parfois du Mozart. Et pourtant non, il y a quelque chose de différent, il s’agit bien d’une oeuvre du XIXe siècle. En composant cette Symphonie en Ut, le compositeur avait voulu rendre hommage à ses maîtres, au génie du classique. La forme y est scrupuleusement respectée. Mais il ne s’agit pas d’une musique pastiche, plutôt une façon de s’inspirer de la forme classique pour ouvrir de nouvelles pistes.
« Voir la musique et écouter la danse« , George Balanchine a mis son précepte au coeur du Palais de Cristal. Corps de ballet, demi-solistes et solistes se croisent en symbiose totale avec la partition, comme autant de thèmes et variations que l’oreille entend (sauf qu’ici, on applaudit entre les mouvements, arrrrg, sacrilège). Chaque déplacement, chaque apparition est guidée par la partition, suivant la ligne rigoureuse de la forme musicale tout en sachant mettre en valeur ses aspérités. Pour une oreille aguerrie, ces mouvements sont un absolu régal, soulignant l’évolution musicale. Un thème pour la soliste, une réexposition pour les demis-solistes, l’harmonie pour le corps de ballet. Et miracle du chorégraphe, pour un public néophyte, cela marche aussi, tant tout semble évident.
Devant une telle oeuvre, l’enivrement devrait vite arriver. Mais l’on en reste au stade de l’agréable, la compagnie tombant vite dans ses travers, à savoir quelque chose de sage et de très en retenue, quand le tout ne semblait pas montrer d’un manque de répétition. Les accents balanchiniens – une hanche qui se décale, une précision rythmique – certes moins présents que dans d’autres ballets mais bien là cependant, semblaient à peine esquissés, comme gommés, coupant une part non négligeable de l’originalité chorégraphique. Le corps de ballet (composé en bonne partie de surnuméraire et d’élèves de l’École de Danse) était à la peine, visiblement stressé au premier mouvement, marchant sur des oeufs au deuxième et courant après la musique au troisième.
Le Palais de Cristal montrait ainsi les problèmes récurrents que rencontrent la troupe parisienne, mais aussi ses espoirs. Car la distribution des solistes, très bien agencée, avait de quoi réjouir. Brillante et charismatique, Amandine Albisson a mené le premier mouvement avec enchantement. La nouvelle Étoile n’a pas porté spécialement plus d’attention à son partenaire Josua Hoffalt que dans Onéguine, mais après tout, la Ballerine est au centre des oeuvres de Balanchine. Adage démenti cependant au troisième mouvement, porté par François Alu toujours aussi fantastique. Tout est facile chez lui, tout s’envole sans l’ombre d’une hésitation. Ses pirouettes se font par dix sans jamais oublier l’élégance, ses sauts semblent ne jamais devoir s’arrêter, le tout sans jamais oublier qu’il fait partie d’un ensemble. Entre les deux, Aurélie Dupont et Hervé Moreau superstars ont apporté tout le beau lyrisme du deuxième mouvement, contrebalançant avec justesse la tonicité des deux autres parties. Un adage superbe, une grande écoute pour lui, des bras d’une délicate musicalité pour elle, l’un des plus beaux couples de la compagnie si bien mis en valeur.
Mais malgré les hésitations globales, petit miracle, tout le monde se retrouva sur scène pour un beau final, porté par l’énergie de groupe, Nolwenn Daniel et Alessio Carbone. Les tutus scintillèrent, la musique s’envola, le corps de ballet dégagea dans tous les épaulements, Aurélie Dupont régna : un petit régal.
Benjamin Millepied se place dans la ligne de George Balanchine sur plusieurs aspects. D’abord dans l’utilisation du néoclassique, certes très différent, mais dans la même idée : rendre hommage à la technique classique pour partir sur quelque chose de différent et d’assez virtuose. Puis l’écoute de la musique.
Daphnis et Chloé, pas la meilleure partition de Ravel soit dit en passant (je sens les mélomanes prêts à me jeter la pierre) est plutôt illustrative : légère et sensuelle quand il faut parler d’amour, percussive et accentuée pour les horribles pirates. À cette image, le ballet de Benjamin Millepied est plutôt narratif (et pour le coup à l’opposé de son maître, premier chorégraphe de ballets abstraits). Certes, la Grèce antique n’est pas représentée et l’histoire abordée dans ses grandes lignes, montrant plus une impression générale et un sentiment qu’une trame découpée. Les décors immenses de Buren jouent sur l’abstraction, apportant toute la couleur à la scène, peuvent faire penser à la Nature. Là un soleil apparaît, de plus en plus vif, puis se teinte de rouge au moment du drame avant de colorer les danseurs au Lever du jour. Mais le tout reste globalement narratif, racontant l’histoire d’amour de Daphnis et Chloé. Ils s’aiment, mais la tentation les guette, Lycénion pour Daphnis, Dorcon pour Chloé. Cette dernière se fait finalement enlever par les pirates, menés par Bryaxis. Aidé des nymphes, Daphnis la libère, les deux amoureux se retrouvent pour un amour éternel et une ode à la nature.
À l’image des précédents ballets de Benjamin Millepied, Daphnis et Chloé n’a rien de révolutionnaire dans la danse : quelque chose de néoclassique, très fluide, charnelle dans les pas de deux, virtuose sans en avoir l’air. Rien d’étonnant, mais très efficace cependant. L’histoire et lisible – les Gentils sont en blanc, les Méchants sont en noir, on ne peut pas se tromper (pas mieux qu’une comédie musicale à la française) – sans tomber dans le tout linéaire. Le chorégraphe sait admirablement bien occuper la scène. Il sert les solistes avec de belles variations et des pas de deux entraînants, met en valeur le corps de ballet qui ne fait pas de la figuration, apporte quantité de choses qui marchent très bien visuellement. Le tout est charmant à l’oeil et plaisant à l’esprit. Nous sommes en territoire connu (amateur de surprise, passez votre chemin), mais extrêmement bien mené.
Benjamin Millepied a aussi ce talent pour se servir des qualités des interprètes, et la distribution de ce soir fut idéale. La danse de Mathieu Ganio, naturellement musicale, trouve toute une ampleur dans cette chorégraphie fluide. Les variations de Daphnis, jouant sur les lignes et l’élégance, rendent un joli hommage à l’école française, et ne peuvent trouver meilleur serviteur que ce danseur. Laëtitia Pujol apparaît aussi très épanouie dans ce genre de répertoire. Son jeu, parfois très appuyée, trouve ici naturellement sa place et apporte toutes les aspérités à des ensembles lisses. La danseuse s’envole, libérée, une joie de danser communicative. Ces deux personnalités assez différentes se complètent très bien. Les pas de deux sont d’une absolue légèreté, chacun ayant visiblement une grande confiance en l’autre, leur l’histoire d’amour est palpable. L’un des couples les plus assortis à l’Opéra en ce moment ? Sans hésitation.
Eve Grinsztajn apporte un parfait contre-pied à l’ingénue Laëtitia Pujol. Séductrice, glamour, elle est la parfaite tentatrice, elle aussi très à l’aise dans ce répertoire néoclassique. Ces deux personnages sont dans une intéressante opposition. Dorcon est un peu le personnage faire-valoir, mais Marc Moreau sait l’occuper pour en faire un peu plus. Pierre-Arthur Raveau, qui en Bryaxis trouve l’un de ses premiers rôles, montre toute son intelligence d’interprétation. La chorégraphie est hachée, vive (ce sont les Méchants, ne l’oubliez pas), il serait facile d’en faire un peu trop et de faire son petit effet. Le jeune danseur préfère intérioriser son personnage pour en faire quelque chose de plus construit. Peut-être est-il encore un peu dans la retenue, mais ses qualités d’interprètes sont là, prêtes à s’épanouir au fur et à mesure de ses rôles et représentations.
Nous avons donc une belle danse, un ballet efficace, une distribution parfaite… Et pourtant, au bout d’une demi-heure (le ballet dure 55 minutes), l’attention semble comme chuter. Le tableau des Nymphes est ravissant et les interprètes lumineuses (Léonore Baulac en tête), mais l’on commence presque à s’ennuyer cherchant des aspérités. Les personnages très typés le sont-ils peut-être un peu trop ? La dramaturgie gagnerait-elle à plus de complexité ? Tout coule de source, tout semble être fait pour plaire au public. Daphnis et Chloé est tellement bien huilée que l’on cherche le grain de sable, la surprise, l’étonnement. Et l’on reste dans le charmant.
Benjamin Millepied propose toutefois des pistes de travail intéressantes. De toutes les dernières créations de la compagnie, c’est bien dans Daphnis et Chloé que la troupe semble la plus à l’aise, visiblement heureuse dans cette danse fluide qu’on ne voit pas si souvent à Paris, trouvant de quoi se nourrir. Chacun est merveilleusement mis en valeur, le ballet montrant (enfin) de nombreuses personnalités en scène, ce que d’autres créations semblaient avoir oublié. Manquait à ce deuxième ballet le frisson chorégraphique du Palais de Cristal, lui-même en manque d’envie pourtant si présente dans Daphnis et Chloé.
Soirée Balanchine/Millepied par le Ballet de l’Opéra de Paris, à l’Opéra Bastille. Le Palais de Cristal de George Balanchine, avec Amandine Albisson, Josua Hoffalt, Aurélie Dupont, Hervé Moreau, Valentine Colasante, François Alu, Nolwenn Daniel et Alessio Carbone ; Daphnis et Chloé de Benjamin Millepied, avec Laëtitia Pujol (Chloé), Mathieu Ganio (Daphnis), Eve Grinsztajn (Lycénion), Marc Moreau (Dorcon) et Pierre-Arthur Raveau (Bryaxis). Mercredi 14 mai 2014.
Erickish
Merci Amélie pour cette critique nuancée de Daphnis et Chloé, face à la complaisance écœurante et sans recul des critiques « officielles ».
Oui Daphnis nous fait passer un bon moment. Et voilà. Du divertissement.A aucun moment je n’ai eu de frissons, de moments « profonds », comme avec Neumeier, Kylian et tant d’autres.
Alors bien sur, ce ballet comporte des points positifs, mais je pense surtout que si
le chorégraphe n’était pas destiné à être futur directeur de la maison, tous ces gens seraient bien moins tendre. Cette cabotinerie typiquement française est désespérante, et vous êtes ,avec cette revue de ballet, meilleure et plus honnête journaliste qu’eux. Merci!