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Nicolas Le Riche vu par la photographe Anne Deniau

Nicolas Le Riche – Anne Deniau… La collaboration entre ces deux artistes a démarré en 2003, lui sur scène, elle derrière son appareil photo. Un beau livre est né de ce duo en 2008, retraçant une carrière à travers des dizaines de clichés, sur scène, en coulisse, pris sur le vif. Plus de dix ans après leur rencontre, Anne Deniau revient sur cette fructueuse collaboration, alors que le Danseur Étoile quitte l’Opéra de Paris pour de nouveaux projets. Pour Danses avec la plume, elle raconte ces moments partagés et sa vision de l’artiste.

Nicolas Le Riche par Anne Deniau... par Stéphane Bullion

Nicolas Le Riche par Anne Deniau… par Stéphane Bullion

 

Commençons par le commencement : comment avez-vous rencontré Nicolas Le Riche ?

En janvier 2003. J’avais travaillé avec Marie-Claude Pietragalla. À l’époque, elle avait sa marque de vêtements de danse, tout comme Nicolas Le Riche, fabriquée par la même entreprise. Je devais faire le catalogue des deux. Pour celui de Pietra, c’était avec de jeunes danseuses. Mais Nicolas souhaitait poser lui-même pour sa marque. Nous nous sommes donc retrouvés dans un studio photo, un jour où il neigeait. Il est arrivé fidèle à lui-même, extrêmement humble. Il y a toute une équipe dans un studio qui a l’habitude de gens avec un certain ego. Ils ont été fascinés par la simplicité et la gentillesse de Nicolas Le Riche, ce qui n’a pas changé depuis d’ailleurs.

 

Comment s’est déroulée cette séance photo ?

Pour un catalogue, ce n’est pas la créativité qui importe. Il fallait juste un fond en couleur, Nicolas enfilait les vêtements, se mettait devant et se mettait à bouger. Je me souviens très bien, dans ma tête, ça a fait : « Wow, qu’est-ce que c’est que ça ?« . C’était tellement incroyable. La première photo était pour un vêtement du haut du corps. Nicolas a simplement levé le bras, juste un mouvement qui partait du coude et qui se finissait dans le bout des doigts. Et c’était tellement juste, tellement harmonieux, c’était un enchantement.

 

C’est de ce shooting que sont nés vos premiers portraits du danseur…

Le soir même, Nicolas Le Riche partait danser à Londres avec Sylvie Guillem. Il y avait donc un timing à respecter. Nous avons finalement terminé avec 20 minutes d’avance. Je lui ai demandé si nous pouvions encore continuer cinq minutes. Je l’ai mis dans un coin du studio dans un fauteuil en cuir, j’ai réglé les lumières en deux secondes et j’ai fait des portraits. On retrouve d’ailleurs quelques-unes de ces photos au début du livre.

 

Pourquoi cette envie de portrait ?

J’avais besoin de les faire. On a parfois cette sensation que le moment est important, qu’il se passe quelque chose. Je rencontre cette personne, j’ai envie de ce portrait et de ce face-à-face pour immortaliser cet instant, laisser une trace. J’aime toujours autant ces portraits, c’est l’état de l’art, c’est très spontané. Ce fut vraiment une rencontre et cela se voit dans son regard. Par moments, on voit quelque chose comme : « Mais qu’est-ce qu’elle me veut ? Le job est fini, pourquoi ces portraits ? » (rires). Cela fait désormais onze ans que l’on se connaît.

 

Quel a été votre premier gros projet ensemble ?

Nicolas Le Riche me dit un jour qu’il travaille sur un projet avec des amis, qui lui tient à cœur, l’air de rien. Il a toujours cette façon de dire les choses importantes avec un apparent détachement. C’était Kader Beladi qui créait Les Épousés, pour Nicolas Le Riche et Wilfried Romoli, inspiré des frères van Gogh. Bref, tout ce que j’aime. Nicolas m’a proposé de passer un après-midi et prendre des photos. Je suis passée et je suis revenue pendant deux mois dès que j’avais du temps. C’est une œuvre très forte, ça a créé de grands liens d’amitié avec ces trois danseurs. Puis Nicolas Le Riche comme Kader Belarbi ont voulu que je vienne faire des photos à l’Opéra de Paris, ils m’ont donc présentée à Brigitte Lefèvre. J’ai photographié Wuthering Heights et les choses se sont enchaînées.

Nicolas Le Riche en répétition

Nicolas Le Riche en répétition

Quel était votre rapport à la danse à ce moment ?

Je ne le dis jamais pour ne pas polluer les choses, mais j’ai fait énormément de danse, de 6 à 20 ans, de manière passionnée car je ne sais pas faire les choses autrement. J’y allais deux à trois heures, 4 à 5 fois par semaine, dans une école de Bretagne où j’ai grandi. Nous faisions de très jolis spectacles. J’ai fait énormément de classique, ainsi que du contemporain et du modern’jazz les dernières années.

 

Et en tant que photographe, avant cette rencontre avec Nicolas Le Riche, vous aviez déjà travaillé avec des danseurs et danseuses ?

Je n’avais travaillé qu’avec Pietra, ce qui est déjà quelque chose. Je continuais à voir beaucoup de spectacles. J’avais vécu à Tokyo et à Londres. Alors que je rentrais à Paris, j’ai vu une affiche pour Dont’ look back, ce solo de Carolyn Carlson créé pour Marie-Claude Pietragalla. Je m’étais dit qu’il fallait absolument que j’aille voir ça. Ce spectacle a produit sur moi le choc que l’on peut imaginer, c’est un solo incroyable. Je me suis donc mise à regarder tout ce que je pouvais trouver sur Pietra. Il y avait des photos de danse magnifiques d’elle, mais il n’y avait pas de beaux portraits, en tout cas à mes yeux. Tous ceux que j’avais vus étaient un peu poussiéreux ou ne lui rendaient pas justice. J’ai eu cette prétention de vouloir lui donner des portraits à sa démesure. J’ai cherché à la rencontrer, ça s’est fait par des amis communs. J’ai fait toute une série de portraits, de photos de mode pour le Figaro Madame. Puis elle a voulu que je fasse le catalogue de sa marque, c’est là que j’ai rencontré Nicolas. Mais avant Pietra, je n’avais jamais pensé à photographier la danse.

 

Pourquoi, alors que vous étiez passionnée de danse ?

J’avais une vision de la photographie de danse qui n’était pas exacte. Pour moi, cela se limitait à des photos de spectacles, ce qui ne m’intéressait pas du tout. C’est un peu dur à dire, mais dans une photographie de spectacle, on ne crée rien. On reçoit ce qui a été créé par un autre, on a cette chance, il faut l’apprécier et rester néanmoins lucide et humble. On a très peu de degrés de liberté pour être créatif. On reçoit quelque chose qui, dans le meilleur des cas, est magnifique. Il y a beaucoup de photos en scène dans le livre de photos sur Nicolas Le Riche, parce que c’est beau, c’est sa vie, c’est important, comme pour n’importe quel artiste. On témoigne de ça et c’est bien, c’est un rôle et il doit être fait. Mais ce n’est pas ce qui m’intéressait le plus.

 

Qu’est-ce qui est difficile dans les photos de spectacle ?

Les photos en scène, comme elles doivent être pratiquées, me sont quasiment insupportables. Il y a beaucoup de contraintes. C’est comme si on me passait une camisole de force. Un photographe est quelqu’un qui exprime une intention, il faut donc des degrés de liberté. Il est mobile, il doit se déplacer, choisir son angle, décider. Etre immobile, c’est dur, c’est une frustration violente. Les photos de générale sont donc d’une grande frustration. C’est très désagréable d’être rivée à son fauteuil avec comme seul degré de liberté le zoom d’un appareil et un angle frontal.

Quand on est positionné dans les loges techniques de Garnier, c’est imparfait, c’est difficile, mais c’est beaucoup plus intéressant. La difficulté oblige à être créatif, à trouver des choses qui n’étaient pas forcément attendues, à photographier des mouvements de côté où il se passe quelque chose de magnifique. Ça stimule la créativité.

 

Le mieux, ce sont les coulisses ?

Se promener en coulisses reste le mieux. Il y a de l’inventivité, il y a tout ce « flare » (ndlr : contre-jour), ces lumières… En tant que photographe, je suis encore plus en communion avec les artistes quand je reçois aussi les lumières des projecteurs, qu’elles vont me gêner ou m’aveugler comme eux en scène. Idéalement, pour photographier un spectacle, il faudrait faire une répétition et se promener parmi les artistes, ce qui n’est pas évident.

Nicolas Le Riche - Notre-Dame de Paris

Nicolas Le Riche – Notre-Dame de Paris

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans votre métier ?

Ce sont toutes ces collaborations. Il y a Nicolas Le Riche, mais il y en a plein d’autres. Il faut être humble et savoir que l’on fait très peu de choses tout seul. Ce n’est pas ce qui m’intéresse en tout cas. Je crois énormément à la relation des esprits qui crée quelque chose. La création est toujours un acte unique. Quand on prend une photo, il n’y a qu’une seule personne qui décide du cadrage et de la composition. Mais les processus de création sont extrêmement intéressants. Il y a des échanges d’idées, des choses qui se nourrissent, des choses qui se répondent. Il s’agit de chercher quelque chose et de créer quelque chose ensemble, toujours avec beaucoup d’humanité.

 

Comment vous êtes-vous posée la question de photographier le mouvement des danseurs ?

La question s’est posée, car c’est complètement paradoxal de photographier le mouvement. Le mouvement est en trois dimensions, il est dans l’espace et il s’écoule dans le temps. C’est une phrase chorégraphique qui a un début, un milieu et une fin. Photographier la danse, c’est figer un instant sur un support en deux dimensions. C’est très bizarre par essence et par définition, j’en avais conscience dès le début.

Je pense que, dans ces séquences que sont le mouvement, j’essaye de figer un instant qui me semble important, mais qui n’est pas forcément le moment parfait. Ça peut être un entre-deux mouvements, cette transition qui peut être si jolie, ou la fin d’un mouvement, ou quelque chose qui va commencer et qui donne justement cette continuité de temps et de rapport au temps qui est intéressant.

Bien sûr photographier un mouvement parfaitement exécuté c’est magnifique et excitant, car difficile : c’est un défi. Mais Il peut m’arriver de trouver des photos magnifiques qui ne vont pas forcément intéresser le danseur, parfois pour des raisons techniques, ce qui se comprend ou non. L’imperfection est humaine et très belle. Une pointe pas tendue, c’est vraiment moche et ça ne fonctionne pas, mais on peut avoir un mouvement dans sa progression, qui est achevé aux trois quarts et qui, à mes yeux, est très beau.

 

Capter le mouvement chez Nicolas Le Riche a-t-il été compliqué ?

Oui (rires) ! C’est très compliqué. Nicolas Le Riche étant l’artiste qu’il est, il propose une avalanche de choses et il faut choisir le mouvement où l’on déclenche. Il faut garder son calme et son recul pour essayer de capturer la bonne image. C’est complètement exaltant, complètement inspirant.

 

Petit à petit, vous avez photographié Nicolas Le Riche en coulisse, dans sa loge… Comment est venue la confiance ?

C’est difficile de répondre à cette question… Je n’en sais rien et je ne pense pas tellement que c’est lié au temps. La confiance, c’est quelque chose d’assez fort et d’instantané. Je ne rentre pas dans la loge d’un artiste indifféremment, c’est un endroit si intime et très personnel. La première fois que j’ai photographié Nicolas Le Riche dans sa loge, c’était en 2004, un an après notre rencontre. Il venait de danser Giselle de Mats Ek. C’était un vrai cadeau de partager cette intimité. Il a le regard encore perdu, il y a cette photo de Nijinsky en bas du miroir…

La confiance, c’est la condition pour bien travailler, la condition essentielle. La confiance, je pense qu’elle vient aussi parce que les personnes que l’on photographie trouvent dans les images quelque chose qui les intéresse. Ça les rassure. La confiance vient aussi d’un certain devoir de réserve.

 

Où se situe cette limite entre ce qu’il faut montrer ou non ?

Aujourd’hui, tout le monde fait des photos partout, il n’y a plus de contrôle. Le devoir de réserve, ce sont des photos que l’on ne diffusera jamais parce qu’elles sont trop intimes. On ne les montre qu’à l’intéressé, il est hors de question de les diffuser. Il faut sentir, quand on travaille avec des gens aussi entiers et sensibles, quand est venu le temps de s’arrêter. Il ne faut pas tout photographier. La photographie ou l’image, c’est une chose très étrange. La caricature aujourd’hui, ce sont les selfies, où l’on n’est plus capable de vivre l’instant. Il faut savoir poser un téléphone et vivre le moment. Quand on photographie un spectacle, il faut aussi le vivre.

En élargissant, il ne faut pas tout photographier. Il peut toujours y avoir un regret, en posant l’appareil, de rater un geste. Mais c’est important que certaines choses ne soient inscrites que dans la mémoire. On ne peut pas tout raconter. Poser l’appareil, ça veut dire aussi que je décide de vivre l’instant. Chacun aura sa mémoire pour se souvenir.

Nicolas Le Riche et Anne Deniau

Nicolas Le Riche et Anne Deniau

Qu’est-ce qu’une photo trop intime ?

Les photos où il peut y avoir l’expression de quelque chose d’intérieur de tellement profond que c’est trop intime. Ce peut être après un spectacle ou dans une conversation. Quand j’ai capté quelque chose d’aussi intime, et que je ne pensais pas que ça se produirait à ce moment-là, je ne le montre pas.

 

Y a-t-il une photo que vous n’aviez pas prise car vous aviez posé l’appareil, et que vous pourriez regretter ?

Je ne suis pas fétichiste des objets, mais j’ai néanmoins quelques paires de chaussons de Nicolas, avec des petits mots drôles ou gentils, et de quelques autres danseurs. Nous parlions du 9 juillet, de cette fête que ça allait être. Mon anniversaire tombe quelques jours plus tôt. Je glisse donc à Nicolas que, si je peux avoir un cadeau d’anniversaire, j’aimerais les chaussons du Jeune Homme de ce soir. Puis je réfléchis et je lui dis que non, j’ai déjà une paire du Jeune Homme, je voudrais plutôt les chaussons du Boléro. Je réalise à l’instant l’énorme bêtise que je viens de dire, puisque Le Boléro est dansé pieds nus. Nicolas a éclaté de rire. J’aurais aimé photographier ce rire, mon ridicule fabuleux et la joie de Nicolas.

 

Depuis plus de 10 ans que vous photographiez Nicolas Le Riche, comment voyez-vous son évolution ?

Qui suis-je pour répondre à cette question ? Je vois toujours la même force, la même intensité, le même art, la même générosité, la même façon d’être juvénile même dans les rôles dramatiques, de se réjouir dans ce qu’il exprime et dans ce qu’il danse. Ça ne change pas, c’est exceptionnel. Je le sens de plus en plus libre. Avec le temps, chacun se rapproche de ce qu’il est. Cette adéquation est magnifique à observer.

 

Quel est son rôle qui vous touche particulièrement ?

Tous les rôles où il est heureux. Dans la Giselle de Mats Ek, Le Boléro – c’est tellement incroyable de le voir danser ce ballet -, Appartement ou Marguerite et Armand avec Sylvie Guillem… Peut-être aussi que son plus joli rôle est celui de papa.

C’est difficile de répondre à cette question. Je l’ai vu dans beaucoup de choses différentes, mais pas tant que ça dans le même ballet. J’ai vu Le Jeune Homme et la Mort plusieurs fois, je n’y vois pas vraiment de transformation même si c’est différent à chaque fois. Il y a toujours cette fraîcheur, comme si c’était la première fois. Les grands artistes arrivent à montrer ça.

 

Et s’il n’y avait qu’une représentation à retenir, laquelle vous vient à l’esprit ?

C’est impossible ces questions (rires) ! Peut-être Nicolas Le Riche dansant son propre Caligula. Un danseur interprétant un rôle qu’il a lui-même chorégraphié, on ne peut pas être plus proche de la vérité, c’est très fort. Cette représentation était très particulière. Je pense aussi aux Epousés de Kader Belarbi. Kader poussait Nicolas Le Riche et Wilfried Romoli à l’épuisement, le final durait une dizaine de minutes. Il y a une photo dans le livre, Nicolas dans ce costume en lin, le visage très creusé. Il y avait un abandon, une générosité, une force dans cette interprétation qui était absolument phénoménale. C’était un choc dans le bon sens du terme. Et tous les Jeune Homme et la Mort, évidemment.

 

Dans votre livre de photos sur Nicolas Le Riche, il y a beaucoup de photos de répétition. Y a-t-il une séance de travail que vous retenez particulièrement ?

Il y en a beaucoup… Le jour où il a répété Le Boléro était d’une force incroyable. C’est une chance, c’est beaucoup de générosité de sa part. Nicolas Le Riche qui répète Le Boléro à deux mètres de soi, c’est très fort.

Le voir répéter Suite of Dances fut aussi un moment très intime et très fort. Ou une séance de travail de Mademoiselle Julie avec Aurélie Dupont, avec toute leur joie des danseurs et d’interprètes, c’était extraordinaire. Tous les danseurs présents dans le studio le ressentaient.

J’aime tout ce qui est vrai, peu importe où ça se passe. Il peut y avoir des moments de grâce en répétition. Je me souviens d’un pas de deux entre Isabelle Ciaravola et Hervé Moreau pour La Dame aux camélias. On le sent, dans le studio, tout le monde se fige, c’est un moment parfait et c’est très fort. Ça peut se passer en scène, dans la rue, il n’y a pas de règle. Ça peut être très peu de chose. On peut avoir un pas de deux magnifique et tout à coup, il va se passer trois fois rien, une fragilité dans leurs deux regards avec des mains qui vont juste se détacher et c’est absolument bouleversant.

Nicolas Le Riche - Le Boléro

Nicolas Le Riche – Le Boléro

Parmi toutes les séances photo que vous avez faites ensemble, laquelle gardez-vous spécialement en mémoire ?

Il y en a une que l’on a faite en 2013, que j’adore particulièrement. Nous sommes au bord de la mer. C’est un envol, la force des éléments, c’est la pérennité de la nature, ça parle de cycle et de plein de chose. Cet homme qui prend son envol dans une lumière absolument divine, c’est peut-être la quintessence de tous ce que j’ai fait pendant toutes ces années. C’est Nicolas en liberté, à l’air libre, un envol (ndlr : ces photos ne sont pas encore parues, elles seront dévoilées d’ici le 10 juillet).

 

Y a-t-il une photo que Nicolas Le Riche aime particulièrement ?

Il est très pudique, c’est difficile de le faire parler. Il aime une photo de lui, celle que j’appelle Vaslav parce qu’elle me rappelle Nijinsky. Il est torse nu dans le Foyer de la danse, on aperçoit les colonnes. C’est une photo floue, avec beaucoup de grains. C’est un élan vital pour moi. Il aime aussi beaucoup une photo que l’on appelle The Boxer. Le cliché a beaucoup de grain aussi, il ne danse pas, on dirait un boxeur. Dans sa loge, il a aussi deux photos de Caligula, où il n’est pas dessus. L’une de Mathieu Ganio immobile, une autre de la Lune quand elle est au sol et qu’elle fait juste un mouvement, comme une respiration. C’est la naissance de la Lune.

 

Les danseurs et danseuses sont parfois difficiles avec les photos de danse, trouvant toujours des défauts à ce qu’ils font. Comment peut réagir Nicolas Le Riche là-dessus ?

Il a une grande exigence en tant que danseur, il ne laisse passer aucune faute technique, même s’il n’y en a pas beaucoup. C’est propre à tous les danseurs. Chaque fois que je montre des photos à un danseur, il va voir tout ce qu’il peut améliorer, ils sont très critiques vis-à-vis d’eux-mêmes. Je pense que d’une certaine manière, Nicolas est au-delà de ça dans son rapport à l’image. Au fond, ce qui l’intéresse dans la photo, c’est la part de vérité qu’elle véhicule. Je ne pense pas qu’un défaut technique le bloque. Ça n’est jamais arrivé en tout cas.

Parfois, les danseurs peuvent changer d’avis. Ils peuvent ainsi adorer une photo pendant un moment puis ne plus l’aimer. Ce sont des artistes vivants, ils n’ont plus forcément envie de montrer, projeter, donner les mêmes choses qu’il y a cinq ans. Ça peut être assez déroutant. Mais c’est très rare avec Nicolas.

 

Depuis plus de 10 ans que vous travaillez ensemble, comment cette collaboration vous a fait évoluer en tant que photographe ?

Ce qu’il m’a donné, sa confiance dans certaines images. Je classifie beaucoup les photos. Sur mon ordinateur, j’ai ainsi un dossier intitulé « Images inutiles », avec des images que j’adore mais qui a priori n’intéresseront personne. Ça peut être les jambes d’un danseur avec une ombre, quelqu’un de dos, trois fleurs abandonnées un peu fanées. Des choses très fortes pour moi et a priori inutiles. J’avais envie de partager ça avec Nicolas et je lui montrais souvent ces photos. Lui m’encourageait à aller vers ça. Il m’a aidé à être plus moi-même. C’est énorme. Quand on reçoit cette confiance-là, ça donne de la force et ça pousse à se dépasser.

Ce que j’ai aussi trouvé très intéressant en travaillant avec lui, ce qui m’apprenait beaucoup, c’est quand je lui montrais les images et que j’avais ses commentaires, celles qui l’intéressaient, celles qui le touchaient, celles qui ne l’intéressaient pas et pourquoi. Pendant que l’on faisait la maquette du livre, je me suis ainsi rendu compte que la plupart des images choisies ne montraient pas le visage de Nicolas. Je n’avais pas de problème avec ça, mais peut-être que les gens qui achèteraient ce livre auraient envie de temps en temps de voir son visage. En faisant cette réflexion à Nicolas, il m’a répondu quelque chose comme : « Mais ça n’a aucune importance« .

Si l’image lui paraissait juste, dans le geste ou dans l’expression, ça lui convenait. Lui savait très précisément ce qu’il avait voulu mettre dans le mouvement. S’il retrouvait ça en photo, le cliché était juste. Le regard n’était pas la priorité. Nicolas, quand il danse, il s’exprime de tout son être et tout son corps. Cela m’a donné une plus grande liberté.

 

Intéressant d’imaginer un livre de photos sans jamais voir le visage ou le regard du danseur…

J’aime beaucoup les photos de dos, chez n’importe qui et particulièrement chez les danseurs. Un dos exprime pleins de chose, ça me fascine beaucoup. Quand j’ai un peu mal au dos, un danseur le voit tout de suite. Je trouve ça plus difficile, donc plus intéressant.

Le « eye contact » est quelque chose qui m’intéresse très peu, dans la danse comme dans les portraits. Pour les danseurs, si on réfléchit, il n’y a pas de contact direct des yeux avec le public en scène. Il peut y avoir un contact avec un partenaire, c’est ça qui va m’intéresser, attraper cet échange.

Nicolas Le Riche en répétition

Nicolas Le Riche en répétition

Inversement, que pensez-vous avoir apporté à Nicolas Le Riche ?

Si un échange est beau et riche entre deux artistes, c’est un processus où chacun se nourrit de l’autre. Si j’arrive à apporter quelque chose à un artiste, quelque chose sur lui-même qu’il n’avait pas vraiment vu ou cerné ou conceptualisé, je pense que je n’ai pas été totalement inutile. Un jour, j’ai dit à Jérémie Bélingard : « J’essaye de vous donner à tous la part de vous-même que vous ne connaissez pas encore« .

 

Peut-on mener une aussi longue collaboration sans être ami ?

C’est impossible. Les liens se développent, c’est organique. On se connaît très bien. C’est naturel. C’est une relation, donc c’est quelque chose de vivant : ça s’agrandit, ça évolue.

 

Auriez-vous aimé connaître Nicolas Le Riche plus tôt, dans des rôles qu’il ne danse plus aujourd’hui ?

Bien sûr (rires) ! J’aurais aimé voir Nicolas avant 2003. Ce n’est pas attaché à un rôle en particulier, j’aurais aimé voir son parcours depuis le début. Comme je regrette de ne pas avoir vu danser Rudolf Noureev. On m’en a tellement parlé que j’ai l’impression de le connaître, mais je ne l’ai jamais vu.

 

Votre collaboration avec Nicolas Le Riche a été marquée par un beau livre sorti en 2008. Comment est né cet ouvrage ?

C’est un peu comme la soirée du 9 juillet, c’est une étape qui s’est faite très naturellement. On ne s’est jamais dit : « On va faire un livre ensemble« . On faisait des photos, je lui montrais des tirages, on en parlait. Un jour, je devais faire des rangements chez moi, je me suis demandé combien de photos nous avions faites ensemble. Je me suis mis à regarder, il y avait énormément de matière et cela représentait une vision assez complète de Nicolas, même si c’est toujours inachevé. Le livre s’est fait comme ça, on en était presque étonné de se rendre compte qu’on avait fait tant de chose ensemble. Il fallait peut-être transmettre tout ça, peut-être que des gens seraient un jour heureux de voir ça.

 

Qu’avez-vous ressenti en découvrant le livre ?

Je me souviens très bien de cet instant. Je suis allée chercher le livre chez l’imprimeur et on l’a découvert ensemble, avec Nicolas. C’était un aboutissement. La naissance d’un livre, c’est comme celle d’un enfant. Il y a toute une période de gestation très intense, on y pense jour et nuit, le projet évolue. Puis on délivre quelque chose et on est un peu à bout de souffle. Le projet devient tout à coup un objet réel. Il existe… C’est une très grande joie et on est un peu sonné. C’est la fin d’un combat.

Dans la photographie, il y a un rapport au temps et un rapport à la mort très important. On capture des instants, les livres deviennent des choses pérennes. Ce livre peut exister après moi. Peut-être qu’un jour, alors que Nicolas et moi ne seront plus là, quelqu’un va trouver ce livre aux pages jaunies quelque part et va tourner les pages. C’est une histoire de transmission.

 

Le One to one Project est né de la même envie ?

C’est pareil, c’est la transmission. Il y a des gens qui vont être contents d’avoir ces photos chez eux. Peut-être que certains vont les encadrer, que des amis vont venir et voir ces clichés. C’est une chose circulante, c’est ça qui a du sens.

Un tirage photo, c’est un autre medium qu’un livre. Quand on voit le nombre de photos qui circulent sur les réseaux sociaux, la fonction d’un tirage est tout autre et très particulière. On peut imaginer que la personne a acheté une photo qui a du sens pour elle. Elle a envie de pouvoir la regarder ou la garder secrètement, pour rêver. Ce n’est pas juste une image qui passe. Ce sont des objets d’une grande valeur, unique (ndlr : de nouvelles photos ont été rajoutées ces derniers jours sur le site du One to one Project).

Nicolas Le Riche

Nicolas Le Riche

Un deuxième livre pourrait-il voir le jour ?

Oui, bien sûr. On n’en a pas parlé avec Nicolas mais j’y ai pensé en cherchant des photos pour le programme de la soirée du 9 juillet. Depuis 2008, nous avons fait beaucoup de choses. Je ne sais pas sous quelle forme pourrait avoir cet ouvrage. Ce ne serait pas un livre comme le premier. Je le vois plus comme un recueil de 25 tirages, peut -être une boîte avec quelques photos. Après, peut-être que j’ai envie d’attendre et de le faire dans trois ou quatre ans, que ce ne soit pas simplement lié à l’Opéra, que l’on voit l’étape suivante. Quelques images-clés pour rêver, se souvenir… Les images, c’est bien pour cristalliser des souvenirs.

 

Vous avez travaillé avec d’autres danseurs depuis. Pourquoi votre travail a-t-il été si riche avec Nicolas Le Riche ?

Il suffit de voir Nicolas danser, c’est un immense artiste. C’est une chance de le connaître, de l’accompagner, de le photographier. Mon admiration pour Nicolas Le Riche et son travail est sans faille, mais ça ne m’empêche pas d’en admirer d’autres. Je suis aussi curieuse de voir aussi tous les jeunes talents.

Chaque relation est unique. Les choses ne sont pas planifiées ou calculées dans la façon dont j’avance dans ma carrière. Quand j’ai envie de faire quelque chose, je le fais, avec la limite des 24 heures dans une journée. Si une rencontre a lieu et qu’il y a deux désirs convergents de faire des choses ensemble, et que par chance on arrive à le faire, il faut le faire. Les choses se font comme ça. Je ne peux pas imaginer ne plus travailler avec des danseurs, ça n’a pas de sens pour moi. Je n’y réfléchis pas, je laisse les choses se faire.

 

Le 9 juillet marquera son départ de l’Opéra de Paris. Vous qui le côtoyez de près, comment le vit-il ?

Nicolas m’a dit qu’il était très heureux de tout ce qui a été fait et très heureux de tout ce qui arrive. Il est vraiment en forme. Ce 9 juillet, c’est une fête, il a hâte. Ce ne sont pas des adieux pour lui, c’est vraiment une étape dans un parcours, qui continue. Cet envol est symbolique. Nicolas Le Riche est un homme qui danse, il a fait plein de belles choses, il va en faire d’autres. Je suis impatiente des moments à venir.

Il n’y a pas de règle pour les danseurs. Je pense que Nicolas n’a aucune idée du jour où il arrêtera de danser. Comme je ne peux pas me dire qu’Aurélie Dupont s’arrêtera de danser, ça n’a pas de sens. Je crois que chacun sent ce qu’il a envie d’exprimer à travers la danse ou autre chose… ou pas. Certains ont aussi envie de s’arrêter tout net. Chaque danseur suit son parcours. Qu’il danse tant que ça a du sens pour lui. J’ai vu Mikhaïl Barychnikov au théâtre, ou danser Mats Ek. Je ne me suis jamais dit qu’il était trop vieux.

 

Vous avez décidé de ne pas photographier cette soirée du 9 juillet. Pourquoi ?

On m’a demandé de le faire il y a quelques mois. Je me disais à ce moment-là que je voulais vivre l’instant, donc que je ne ferais pas de photo. Puis j’ai changé d’avis en me disant que c’était idiot, qui ne rêverait pas de photographier cette soirée ? Surtout que cela fait 11 ans que j’accompagne Nicolas Le Riche. Mais quelques semaines avant le 9 juillet, le doute s’est installé et j’ai finalement refusé. Ce fut une décision très difficile à prendre.

On en revient à ce que l’on disait plus haut : il ne faut pas tout photographier. C’est presque philosophique comme questionnement. Dans une vie, il y a des instants qui sont forts. On essaye de se rassurer en les enfermant dans des photos, mais il faut parfois avoir le courage de ne pas photographier et de vivre l’instant. Cette soirée, c’est une fête que j’ai envie de vivre.

 

Quand vous photographiez un spectacle, vous ne pouvez pas profiter du moment ?

On ne peut pas recevoir le spectacle quand on le photographie. On ne peut pas avoir une vision globale. Il y a des choses techniques à régler, un processus mental. C’est beaucoup de travail pour bien photographier la danse. À mes yeux, il faut connaître le ballet par cœur, tout apprendre avec les danseurs et tout mémoriser pendant les répétitions. Le jour où l’on photographie le ballet, l’on a ainsi une capacité d’anticipation qui est formidable et c’est là que l’on peut être créatif. C’est primordial, essentiel, c’est professionnel. Il faut se donner du mal.

Je reste un bloc de matière sensible, je ressens les choses, mais il n’y a pas d’abandon possible lorsque je photographie un spectacle. Il y a une photographie très célèbre, celle d’un reporter de guerre, montrant un homme pointant un fusil sur l’objectif, donc sur le photographe. Mais lui continue de photographier. L’homme le tue, c’est son dernier cliché, il n’a pas réalisé qu’il était en danger. Un appareil photo, c’est comme une barrière entre le monde et soi.

Si j’avais photographié ce 9 juillet, j’aurais verrouillé mes émotions en mettant l’écran de l’appareil photo entre ce qui se passe et moi-même. On ne vit pas une fête au vestiaire. Je vais vivre cette soirée en tant que personne, amie, passionnée de danse, admiratrice de l’art et de l’homme. J’accepte d’être une page blanche et de tout recevoir.

Nicolas Le Riche - Le Boléro

Nicolas Le Riche – Le Boléro

Comment va être la suite de votre collaboration avec Nicolas Le Riche pour les mois à venir ?

On ne fait jamais de plan à long terme. Nous n’avons pas de projet ensemble à ce jour, mais je ne me pose pas la question. Ça va être comme ça a toujours été pendant ces onze ans : quand nous aurons envie de quelque chose l’un ou l’autre, nous nous parlerons. Comme récemment encore, pour le projet Itinérances. Les choses vont se faire si elles doivent se faire. Je n’y réfléchis pas du tout.

 

Et quand Nicolas Le Riche ne dansera plus, que ferez-vous ensemble ?

On fera d’autres choses ! Nicolas est un artiste entier, il peut danser et faire tellement de choses, il a tellement de choses à exprimer, il a une telle richesse. Tant que Nicolas en a envie, je suis là pour toutes sortes d’expériences, dans la danse ou autre chose.

 

Et vous, quels sont vos projets ?

Il y a tous les travaux en cours, ou dans un futur très proche : une collaboration qui dure avec le Metropolitan Opera de New-York, un film et une exposition de photographies pour le Fashion Institute of Technology à New-York, des portraits pour divers magazines, une campagne très particulière – qui me tient à cœur – pour une marque de lunettes, des projets à Londres, des travaux à l’Opéra.

Et puis il y a la vision plus large… Quand je regarde mon parcours, il y a deux étapes qui ont été ces deux longues collaborations : celle avec Alexander McQueen qui s’est finie d’une manière tragique, et celle avec Nicolas Le Riche. Même s’il y aura toujours des collaborations avec des artistes car on ne fait rien tout seul, j’ai aussi des projets plus personnels que j’ai envie de faire aboutir. C’est le moment pour moi de faire ça, j’en ai besoin. Pour 2015, je dois réaliser ce projet des yeux fermés, une exposition et un vrai livre de photographe qui parle des artistes. Ce sont des portraits d’artistes les yeux fermés, que j’ai commencé en 2004, il y a donc dix ans. C’est un projet en serpent de mer, que je fais quand j’ai le temps ou au fil des rencontres.

Le point d’entrée est qu’il faut que j’ai eu un choc. Puis je laisse à chaque artiste le choix du lieu, du temps et de l’action, comme au théâtre. Il y aura Nicolas Le Riche, Sylvie Guillem, Mats Ek, Benjamin Millepied sur les toits de l’Opéra de Paris, Aurélie Dupont, Marie-Agnès Gillot, des danseurs, des chorégraphes, des musiciens – Michael Nyman, Tom Waits, des plasticiens, des acteurs – Lauren Terzieff, Willem Dafoe, Mathieu Amalric…-, des réalisateurs, des architectes… Pour l’instant, j’ai une centaine de portraits les yeux fermés. Certains ne sont plus là aujourd’hui, comme Laurent Terzieff ou Alexander McQueen, quand on disait qu’on ne parle jamais du rapport au temps et à la mort de la photo… L’ensemble du projet est très doux, quand je regarde tous ces portraits, c’est un voyage en eaux profondes, à l’intérieur. J’ai besoin de le « mettre au monde », pour transmettre, et pour m’en délivrer aussi.

 

Comments (1)

  • Waouh, quel boulot ! Et quel duo !! Mille merci Amélie pour ce témoignage (ça y est, les larmes arrivent !!!)

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