Rencontre avec Nadejda L. Loujine, conseillère de Jean-Guillaume Bart sur les danses de caractère de La Source
Nadejda L. Loujine est danseuse et professeure de danse de caractère. C’est celle qui a conseillé Jean-Guillaume Bart pour les danses de caractère présentes dans le ballet La Source. Elle revient sur cette collaboration, les spécificités des danses caucasiennes qui font partie du ballet, et la richesse de la danse de caractère.
Tout d’abord, qu’est-ce que la danse de caractère ?
C’est une forme de danse qui puise son inspiration dans la tradition, en général dans des traditions folkloriques et les danses traditionnelles. Le travail part de ces danses folkloriques et les stylise, les porte à la scène, à la différence des danses de traditions qui sont des proclamations identitaires comme la danse bretonne. C’est une vision sur ces danses folkloriques.
La danse de caractère est aussi une oeuvre théâtrale. Elle s’appelle d’ailleurs « Caractere dance » dans les pays anglo-saxons, littéralement une danse de personnages. Au XVIIIe siècle, la danse de caractère concernait les personnages qui étaient autres que ceux de la belle danse : le bossu, le tordu, l’Asiatique, suivant les relations politiques que l’on avait à l’époque. Mais les autres, on ne les connaissait pas. L’important n’était pas ce qui était juste, mais ce que l’on imaginait qu’étaient ces autres. La danse de caractère peut donc aussi être une danse inventée.
En 1901, avec l’arrivée des ballets de Diaghilev, on a découvert la Russie. Ce pays, quelques années après, faisait sa Révolution. Toutes les danses, et il y en a énormément en Russie, ont été utilisées par le pouvoir comme un outil de propagande. Ils les ont bien normées, ils ont coupé tout ce qui dépassait, pour en faire un outil idéologique : regardez comme notre peuple est grand, regardez comme l’on s’entend bien. Le Ballet Igor Mosseiev en est l’un des exemples.
Nous, Européens, nous avons voulu les imiter. Sauf que l’on ne peut pas, on ne peut faire que des pâles copies. Pour moi, la danse de caractère est vraiment le travail d’un artiste sur une tradition : on reprend une tradition, on travaille autour, surtout on ne la trahit pas. La recopier, personnellement, ne m’intéresse pas. Mais je ne renie pas non plus ce travail, qui fait partie de ma formation.
Quels sont les types de danse de caractère qui sont présents dans les ballets, comme Le Lac des Cygnes ?
Ce sont des danses de demi-caractère, avec un corpus de pas venant de la danse classique. Ce sont des danses inventées, on peut donc retrouver des pas hongrois dans des danses espagnoles. C’est justement ce que Jean-Guillaume Bart ne voulait pas.
Comment avez-vous rencontré Jean-Guillaume Bart ?
Un an avant La Source, j’avais remonté les classes des grands maîtres de danse de caractère au Centre de Danse du Marais. Il a été invité, on a sympathisé. Le courant est passé, on s’est retrouvé sur le fondamental, sur l’artistique.
Quel travail voulait-il faire sur les danses de caractère dans La Source ?
Le contrepied total du danseur classique est de se mettre en-dedans. Jean-Guillaume Bart ne voulait pas se mettre dans ce systématisme d’opposition, avec des danses de caractère mettant de l’en-dedans et de l’en-dehors. Il m’a dit qu’il ne voulait pas faire des danses de caractère comme on imagine les danses de caractère, mais qu’il souhaitait des éléments authentiques. Il ne voulait pas tricher. Il voulait apprendre, comprendre. Il m’a demandé de lui transmettre ce que je connaissais des traditions caucasiennes, donc arméniennes et géorgiennes. J’ai beaucoup travaillé avec les Arméniens, et j’aime beaucoup la musique et les danses géorgiennes. Je lui ai transmis tout ce que je savais.
Quelles sont les grandes danses de caractère de La Source ?
Ce sont des danses caucasiennes, qui se situent surtout au premier acte : l’entrée des Caucasiennes, des Caucasiens, Mozdock. Les danses du harem ne sont pas non plus du pur classique, elles sont aussi inspirées des danses caucasiennes. C’est une région énorme, avec beaucoup d’ethnies qui ont chacune leurs danses. Il y a les pas de la montagne, les pas de la plaine, le pas glissé, le pas couru…
Il s’agit vraiment d’une réinvention des danses caucasiennes traditionnelles. Certains pas, notamment lors de l’entrée des Caucasiens, sont véritablement des pas traditionnels arméniens, que les Arméniens peuvent reconnaître. Puis je les ai déclinés, stylisés, adaptés à notre rythme, à notre sol, aux danseurs et danseuses. Jean-Guillaume Bart les a repris et les a mis en espace. C’est vraiment sa chorégraphie.
Comment s’est passée votre collaboration ?
Jean-Guillaume Bart a pris des cours avec moi, c’est quelqu’un qui s’est remis en cause. Il a utilisé tout ce que je lui ai donné, et il l’a utilisé avec respect. Il prenait les éléments, puis il me demandait s’il pouvait le faire. Je lui disais non et pourquoi, ou je lui disais oui, ou que ce n’était pas grave parce que l’on est tout de même dans l’idée de l’imaginaire, nous sommes au théâtre. C’est extrêmement important. Il était conscient que la danse de caractère n’est pas une technique complémentaire : c’est une autre technique, une autre manière de danser.
Comment transmet-on ces danses ?
J’ai parlé de respiration à Jean Guillaume Bart, d’appuis, d’épaulement, de rythme, d’intentions, de décision intérieure. Je lui ai raconté les histoires autour de ça : pourquoi les danses caucasiennes sont en cercle, pourquoi les Caucasiennes portent deux nattes devant et cinq nattes derrière (pour être liées au divin et au chiffre 7), la raison du sol, de la chaussure, de cette volonté d’être ensemble, de faire un corps de ballet, d’être inscrit dans l’univers, la raison de faire référence à la fonte des glaciers et au réenfantement de la terre… J’ai essayé de le nourrir comme on nourrit un comédien qui crée un rôle. L’important n’est pas le texte, c’est le sous-texte, ce qu’il y a derrière.
Je lui ai aussi expliqué comment était le climat, comment était le sol, les paysages. Là-bas, il y a des sources, des ruisseaux, des cailloux, cela donne forcément une danse différente. Tout est toujours en rapport avec l’environnement, l’histoire.
Cette confiance de Jean-Guillaume Bart a été extrêmement agréable. Il m’a posé toutes les questions qu’il pensait devoir me poser, me demandait mon avis sur une main, sur les bras. Il a été une éponge, il a écouté avec énormément de respect. Mais il adore les danses de caractère. En voyant le ballet, j’ai tout retrouvé ! C’est un immense plaisir.
Quel est le travail de bras particulier dans ces danses caucasiennes ?
Très souvent, ces femmes caucasiennes portent des voiles sur les mains. D’abord, parce que l’on porte des manches de majesté montrant que l’on ne fait rien avec ses mains, que l’on est noble. Ensuite, parce que l’on ne touche pas la peau de sa-son partenaire. Les sociétés nomades ont des règles strictes car tout le monde vit avec tout le monde. Le mouvement de bras est accompagné par le voile.
J’ai donc décliné le port de bras comme si le bras était un voile. Les danseuses n’en ont pas, mais on peut le deviner par la danse. On ne regarde pas non plus un homme en face, on le regarde par en-dessous. J’ai décliné ce travail, l’oeil est comme un fil de soie qui passe d’une main à l’autre. Il y a d’autres gestes où elles sont comme recouverte de ce voile très fin. Le voile n’est pas là, mais on le retrouve dans la qualité du mouvement. Le travail des bras est très important dans les danses caucasiennes.
Qu’est-ce qui est important pour vous quand vous retravaillez une danse ?
Les danses folkloriques étaient aussi faites pour délasser le corps après les travaux des champs. Ce sont des danses qui font du bien, qui sont extrêmement organiques. C’est ce côté que j’essaye avant de tout de retrouver, avant le côté spectaculaire. Il ne faut pas que le mouvement fasse du mal au corps ou à l’âme. J’aime la performance, mais ce n’est pas la priorité. La priorité, c’est le jeu, la personnalité de l’artiste.
La danse de caractère tient ainsi beaucoup plus compte du corps de chacun que la danse classique. On ne travaille pas sur un en-dehors idéal. En tout cas avec mes élèves, je travaille avec l’en-dehors de chacun et la personnalité de chacun. Dans la danse de caractère, nous sommes d’abord des comédien-ne-s, nos textes sont nos pas.
Avez-vous aussi travaillé sur les costumes de La Source ?
Jean-Guillaume Bart m’a montré des esquisses et m’a demandé sur certains points ce que j’en pensais. J’ai apporté mon regard sur la longueur des jupes des Caucasiennes, qui étaient trop courtes. Normalement, ces robes vont jusqu’au sol, pour donner l’impression que les danseuses glissent au sol. C’est une grande force des danses caucasienne, où quand les jupes vont jusque terre, on ne voit pas les pieds. On raconte que cela vient de Prométhée, enchaîné au sommet d’un mont du Caucase. Les femmes portaient à la cheville une chaîne entre les deux pieds, en mémoire de Prométhée, ce qui était aussi comme une résurgence d’une ceinture de chasteté. Elles avaient donc des pas extrêmement serrés, que l’on retrouve dans ce pas glissé.
Finalement, les jupes sont au niveau des bottes, ce qui est bon. Pour les coiffes, je lui ai apporté des modèles traditionnels. Au final, Christian Lacroix a fait de superbes costumes.
Comment avez-vous appris ces danses caucasiennes ?
Je suis allée là-bas, en ex-union soviétique. J’ai travaillé avec les Caucasiens de là-bas, d’ici. Je suis persuadée que l’artiste est là pour quelque chose sur terre, que l’artiste est un medium qui relie la terre à une inspiration. Pour moi, cette inspiration est sacrée, divine. Je me suis toujours beaucoup intéressée aux religions comparées. Dans les danses caucasiennes, on danse en pointe pour imiter les oies sauvages. Cela peut aussi faire penser au cortège de Graal, que personne ne sait expliquer.
Plus généralement, quelle a été votre parcours ?
Je suis d’origine tzigane-russe et j’ai grandi en Algérie. Dès que l’on est revenu en France, je me suis mise à la danse. Je voulais être danseuse de caractère, mais je ne savais pas ce que c’était. J’ai fait de la danse classique, puis contemporaine, des claquettes… J’adorais ça, mais je savais que ce n’était pas ce que je cherchais. Un jour, à 16 ans, j’ai rencontré Olga Stens qui enseignait à Pleyel. Ce fut mon Maître, je ne l’ai plus quitté jusqu’à sa mort en 1986.
Mais à un moment, il me manquait du vocabulaire. Je suis donc partie là-bas, dans le Caucase. J’y faisais des séjours de plusieurs mois. J’ai aussi beaucoup travaillé avec les immigrés qui essayent de préserver leurs traditions. J’ai énormément lu, regardé, voyagé, puis travaillé. La danse de caractère est une source culturelle extraordinaire, qui permet de goûter la saveur d’un peuple. Il y a des champs énormes de recherche possibles, freinés parfois par la vision de la danse de caractère russe. J’ai dansé avec le Ballet National d’Ukraine, j’ai pris des cours.
J’ai monté ma compagnie tzigane à 24 ans, qui a duré 20 ans. Cela m’a fait énormément voyager, les danses tziganes sont très différentes selon les pays. Puis j’ai voulu passer à autres choses, explorer d’autres mondes. J’ai monté une autre compagnie, travaillé sur les contes russes comme la fameuse Baba Yaga. J’ai travaillé sur l’exil, sur ces femmes seules en tant que guerre où aller cherche de l’eau est déjà un geste de courage énorme, sur les danses caucasiennes. Aujourd’hui, je donne des master-classes, j’adore enseigner et chorégraphier. J’ai travaillé avec Ariane Mnouchkine, j’aime le théâtre, le personnage.
Vous avez aussi été professeure de danse de caractère à l’École de Danse de l’Opéra de Paris. Quels souvenirs en gardez-vous ?
J’y ai travaillé cinq ans, de 1990 à 1995, et j’y ai été très heureuse. Ce n’est pas là que j’ai trouvé le plus de liberté, mais c’est là où j’ai eu les plus beaux outils, des élèves extraordinaires. Je ne sais pas quels souvenirs mes élèves ont de moi (rires), mais moi j’ai des souvenirs d’eux incroyables. J’ai énormément aimé travailler avec Emilie Cozette, Eve Grinsztajn, Alice Renavand, Julien Meyzindi… Eve Grinsztajn avait un regard… Ils avaient 14 ans. J’ai été extrêmement heureuse avec ces enfants-là. Ils étaient là, présents, artistes, ils arrivaient avec un grand sourire. Ils y allaient, ils ne faisaient pas semblant. Je sentais qu’ils savaient pourquoi ils étaient là. J’avais un pianiste extraordinaire.
Qu’est-ce qui peut être difficile dans ces danses caucasiennes pour un danseur ou une danseuse classique ?
Ce qui est difficile pour le-la danseur-se classique, en général, ce sont les coordinations qui sont très différentes. Souvent, les temps sont en bas, même si dans les danses caucasiennes il y a beaucoup de temps en haut. Les ports de bras sont totalement différents, il peut ainsi y avoir des bras très en arrière, sans trop sortir le sternum. Il y a également beaucoup plus de variantes dans la tête que dans la danse classique. C’est une autre manière de danser.
Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Je vais partir au Japon pour faire découvrir la danse de caractère là-bas, à Nagoya. Je vais retourner en Grèce, en Inde. La manière dont les Indiens envisagent le personnage est très importante. J’écris pour des sites à l’étranger et je prépare un livre sur la danse de caractère. Je voudrais faire reconnaître la danse de caractère comme une technique à part entière, et non pas une danse complémentaire, avec toute cette richesse et cette exigence.
Avec mon école La Geste du Loup Gris, j’ai ouvert un jeune ballet que je veux faire danser. Ils ont 14-16 ans, ils viennent des CNR et se destinent à être danseur-se-s. Ils viennent en plus de leur formation. Je souhaiterais que la danse de caractère soit une voie de professionnalisation.
Je propose aussi des cours aux amateurs. Ceux et celles qui n’osent plus reprendre la danse classique n’auront pas peur de blesser leur corps avec la danse de caractère. Ils vont y trouver la convivialité, la joie de danser ensemble, le travail sur le rythme, toutes les cultures autour de ces danses. Il y a tout dans la danse de caractère. C’est tout de même plus agréable de danser que de faire de la gym au club d’à côté.
Aventure
Passionnante interview, on sent bien la passion de cette dame ! Merci pour cet article.
alena
Passionnant!
LIEVEAUX
Bonjour,
En lisant cette interview passionné, mon désir de reprendre des cours de danse de caractère russe grandit.
Mais, je vis maintenant, à Nantes, et je désespère en cherchant, cherchant des cours, MAIS SANS SUCCES.
Pourriez-vous m’orienter, s’il en existe sur cette ville ?
Merci d’avance;
Amélie Bertrand
@ Aventure et Alena : Merci !
@ Lieveaux : J’ai fait une petite recherche, sans succès. Si quelqu’un a des adresse, qu’il-elle n’hésite pas !
La geste du loup gris
Il n’y a hélas de cours de danse de caractère sur Nantes.
Pour avoir les coordonnées de personnes dans le même cas que vous dans cette ville, vous pouvez nous contacter via notre site : http://www.dansedecaractere.com