Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev a le vague à l’âme – Ludmila Pagliero, Mathias Heymann et Karl Paquette
Le ressac du Lac des cygnes est inlassable. La force de ce ballet subjuguant, chacun-e sent des relents de soi dans ce tableau ambivalent de la nature humaine. Certaines productions étrangères ont réduit le Lac des Cygnes à l’interprétation au premier degré d’un conte poussiéreux – prétexte à l’exhibition de tutus pailletés et de décors de carnaval – quand l’argument n’a pas été perverti par un certain film grand-guignol. La version que Rudolf Noureev a créée pour l’Opéra national de Paris entremêle habilement pans narratifs et trame psychologique.
L’élégance sobre de Ludmila Pagliero, la danse onctueuse de Mathias Heymann et la cruauté raffinée de Karl Paquette ont inopinément ouvert la série à l’Opéra de Paris de ce tant attendu ballet imprégné d’une langueur universelle. Mais même si la magie opère, la troupe parisienne ne s’est pas pleinement appropriée, pour cette reprise, la chorégraphie alambiquée qui lui a été léguée en 1984. Et ce Lac des Cygnes, que Rudolf Noureev avait taillé sur mesure pour les interprètes de l’Opéra de Paris une trentaine d’années auparavant, a le vague à l’âme.
Ils vécurent malheureux et n’eurent pas d’enfants. Faisons un sort à la vision noureevienne du Lac des Cygnes. Une fois n’est pas coutume, l’œuvre est hantée par un onirisme presque psychanalytique qui pirouette par moments en malaise contagieux. Ce n’est pas le reflet de Narcisse que miroite ce Lac mais celui de Rudolf qui y a déversé ses tourments intimes les plus obscurs. Sa vision du ballet est en effet nourri de références implicites à son univers agité. En témoigne la désinhibition de la danse masculine au premier acte, qui aboutit à un visionnaire corps de ballet d’hommes virevoltant en couples de même sexe dans le palais mental du héros principal, le prince Siegfried.
Pour ce rôle, Mathias Heymann a le physique de l’emploi. Il peut s’enorgueillir de belles lignes nobles, d’une technique d’acier et d’une saltation aguerrie amortie par un fini velouté. Enclin au trouble identitaire, son prince est mélancolique jusque dans ses tours renversés. Mais sans excès, comme pour suggérer que le drame qui se joue est avant tout intérieur. Le point de départ du Lac des Cygnes, c’est un mariage forcé – comprendre le poids de la contrainte sociale. Entre une mère autoritaire et un précepteur ambigu (Wolfgang) qui l’asphyxie, le jeune Siegfried aspire à un exutoire salvateur. C’est à travers ce regard désespérément porté vers l’infini – ici un fade tableau inspiré de Levitan – que le public entre dans le ballet. Mathias Heymann s’est déjoué avec brio de tous les pièges techniques jetés par le chorégraphe. Et malgré le costume un rien anachronique qu’il porte, l’interprète incarne un grand Siegfried intemporel.
Autre obsession de Rudolf Noureev, la mystérieuse et ténébreuse duplicité de l’être humain. Elle se trouve dans ce Lac des Cygnes une nouvelle déclinaison dans la relation malsaine qui unit le prince Siegfried et son mentor à la cour. Karl Paquette surprend par son magnétisme dans le double rôle du vampirisant Wolfgang et du sorcier Rothbart, obstacle physique et symbolique à l’amour du prince et d’Odette. L’intense partenariat entre Mathias Heymann et Karl Paquette éblouit par son expressivité noire et signe la plus belle entente artistique de la soirée.
Le prologue mimé de cette version est un aménagement sournois du chorégraphe. Il emprunte les arcanes rassurantes du conte de fée mais porte le poids d’un funeste présage qui réveille d’insondables peurs infantiles. Dans le rêve de Siegfried, il fait apparaître la princesse avant le sortilège et prédit un dénouement tragique. Par la suite, la métamorphose d’Odette n’évolue pas vers le dogme du cygne éthéré qui prévalait jusqu’alors. Exit le manichéisme du XIXe siècle qui opposait la féminité vertueuse à la féminité vénéneuse. L’Odette-Odile de Rudolf Noureev est loin d’être une muse romantique qui exalte les sens et fait dévier les regards. Et pour cause, l’attention doit porter sur Siegfried.
Ce soir, Ludmila Pagliero, technicienne de talent, a le cygne blanc dans les bras et le cygne noir dans les jambes. Son Odette n’est ni fluette ni effarouchée mais humaine et altière comme le concevait Rudolf Noureev. Son Odile est odieuse sans maniérisme et radieuse sans hypocrisie. Si par ce parti pris, le ballet perd en lyrisme, il gagne en vraisemblance. L’interprétation de la solide Ludmila Pagliero est mesurée jusque dans les 28 fouettés qu’elle exécute sobrement dans la variation du cygne noir. Tiède également est sa relation peu complice avec le prince Siegfried. Les regards ne se croisent que trop rarement. Effet fantasmatique délibéré ou manque de préparation (Ludmila Pagliero, Mathias Heymann ont remplacé le jour-même Emilie Cozette et Stéphane Bullion) ? Résultat, Ludmila Pagliero et Mathias Heymann dansent parfois solitairement. C’est peut-être en écho à l’isolement mental du protagoniste mais l’osmose est absente.
Si le propos servi par Rudolf Noureev ne manque pas de profondeur, la chorégraphie commence à montrer des limites. À contre-courant musical, elle semble inadaptée à la troupe du Ballet de l’Opéra de Paris du XXIe siècle, qui a goûté à la complaisance du contemporain et à l’influence d’autres chorégraphes. Les réceptions souvent hasardeuses, le travail parfois brouillon du bas-de-jambe et le défaut de synchronisation altèrent la magie du ballet.
Parmi les solistes, François Alu démontre l’habituelle aisance technique et Eve Grinsztajn illumine toujours autant la scène mais rares sont les artistes qui tirent leur épingle du jeu de cette codification torturée. Il y a pourtant matière à valoriser l’École de danse française avec l’omniprésence de la petite batterie et les délicieux pas-de-cheval du quatrième acte. Toutefois, à certains moments, la troupe semble étrangère à son propre répertoire. Et, la femme prévalant sur le cygne dans cette version, les actes blancs manquent par ricochets de poésie dans leurs ports de bras. Trop rigides et sans fluidité, ils figurent plus l’albatros que le cygne délié des grandes compagnies russes.
Le Lac des Cygnes doit en premier lieu son succès à la grandiose musique expressive – si ce n’est sensorielle – de Tchaïkovski, malgré un premier accueil médiocre en 1877 à Moscou. C’est le chant du cygne – plaintif hautbois – qui l’a immortalisé dans le marbre des plus grands théâtres du monde. La musique menace de prendre son envol mais ses ailes se brisent en plein élan, comme les illusions du prince Siegfried dans la dernière scène qui voit Odette se jeter dans les flots au loin, dans l’ombre du malveillant Rothbart.
A ceux et celles qui essayaient de décrypter les états d’âmes du compositeur à l’aune de ses œuvres lancinantes, Tchaïkovski répondait que « la création artistique est toujours objective« , précisant que « ceux qui croient que l’artiste créateur peut reproduire des moments affectifs au moyen de son art se trompent« . Mais au-delà du parallèle dressé en filigrane entre Siegfried et Rudolf Noureev, Tchaïkovski apparait comme la pièce maîtresse de cette trinité russe. Le compositeur névrosé n’a -t-il pas souffert d’amours contrariées, n’a t-il pas témoigné d’une certaine admiration à l’égard de Louis II de Bavière, fondateur du « Nouveau rocher du cygne » ? Et pour couronner le tout, n’a-t-il pas été emporté par une eau viciée ? Cette conscience – faussée ou pas – jette un pont entre les XIXe et XXe siècles, auréolant l’adaptation chorégraphique de 1984 d’une infinité qui semble s’être échouée aux portes du XXIe siècle.
Le Lac des Cygnes de Rudolf Noureev par le Ballet de l’Opéra national de Paris, à l’Opéra Bastille. Avec Ludmila Pagliero (Odette/Odile), Mathias Heymann (Siegfried), Karl Paquette (Wolfgang/Rothbart), Marie-Solenne Boulet (la Reine), François Alu, Eve Grinsztajn et Valentine Colasante (pas de trois du premier acte), Marine Ganio, Eleonore Guérineau, Pauline Verdusen, Aubane Philbert (les quatre petits cygnes), Héloïse Bourdon, Hannah O’Neill, Laure-Adélaïde Boucaud, Fanny Gorse (quatre grands cygnes), Mélanie Hurel et Emmanuel Thibault (danse napolitaine), Stéphanie Romberg, Valentine Colasante, Yann Chailloux et Yannick Bittencourt (la danse espagnole). Mercredi 11 mars 2015.
Shaleen
Très beau compte-rendu Jade.
alena
Je pense qu’on peut décerner un prix à Jade – elle est au-delà de la critique.
Noureev est tout de même très fort : il a réussi à ajouter au double rôle féminin un double rôle masculin – c’est ce qu’il y a de plus réussi dans son ballet (que je n’ai pas revu depuis 2010)…
Marie-Charlotte
Pour chauffer une salle, il faut autre chose que Pagliero…
Jade
Merci beaucoup pour vos encouragements qui me touchent sincèrement. N’hésitez pas à apporter votre précieux éclairage ici au fur et à mesure de vos impressions sur cette version et cette distribution. Les autres partenariats feront l’objet de chroniques tout au long de la série. Nous attendons vos avis !
Delphine
Très belle chronique en effet, Jade. Si l’on excepte « la complaisance du contemporain » !!! 🙂
Cyril
Critique parfaite!
Exactement ce que j’ai ressenti.
Beaucoup d’ennui pour aller plus loin
Ponlix
C’est tres exactement ce que j’ai ressenti mercredi! tres bon CR. Merci
Jade Larine
Bonjour à toutes et à tous et merci pour vos belles remarques. De nombreux balletomanes sont toutefois tombés sous le charme de cette première. Le mot « magie » est revenu plusieurs fois pour qualifier les actes blancs.
Mon oeil (trop) habitué à la perfection technique du Bolchoï et aux bras fantasmagoriques du cygne – lesquels sont une invitation au voyage dans une dimension parallèle… – a quelques fois souffert. Je maintiens que la troupe n’est plus rompue à ce vocabulaire classique alambiqué et que la soirée tenait plus de la représentation générale que de la première.
Le Lac des cygnes reste cependant un magnifique ballet sur une musique absolument subjuguante et nous avons de bons danseurs dans la compagnie, des quadrilles aux étoiles. Et le contexte mondial angoissant que nous connaissons ne peut que nous inciter à nous plonger sans réserve dans ce Lac – aussi imparfait soit-il – qui ravit les sens 🙂
Pascale M.
Tout à fait d’accord avec vos commentaires sur la chorégraphie de Noureev. Sa version du « Lac » ne m’a jamais vraiment convaincue de ce point de vue-là, même si sa relecture du mythe est intéressante. Par ailleurs, si je peux me permettre, votre style gagnerait (comme celui de Noureev…) à être plus simple, et cela vous éviterait des maladresses comme « se déjouer de » qui nuisent un peu à votre article, très riche et pertinent au demeurant. Cordialement.