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Laura Hecquet : « Avoir des responsabilités est quelque chose qui me plait »

Laura Hequet a été nommée Danseuse Étoile du Ballet de l’Opéra de Paris le lundi 23 mars 2015, après une représentation du ballet Le lac des Cygnes de Rudolf Noureev. Jeune talent très prometteuse dans les années 2000, Laura Hequet est finalement restée longtemps dans la classe des Sujets. Mais malgré l’attente et une grosse blessure, la danseuse s’est accrochée en dansant plusieurs rôles principaux (Myrtha dans Giselle, Paquita dans le ballet éponyme, Aurore dans La Belle au bois dormant, Gamzatti dans La Bayadère…). L’arrivée de Benjamin Millepied a changé sa carrière, devenant Première danseuse en novembre 2014, puis Étoile quelques mois plus tard.

Rencontre avec Laura Hecquet deux jours après sa nomination, pour évoquer cette soirée si particulière, son travail sur Le Lac des Cygnes, sa carrière et ses aspirations pour ses douze années d’Étoile qui s’ouvrent devant elle.

Laura Hecquet

Laura Hecquet

 

Comment vous sentez-vous, deux jours après votre nomination ? (Ndlr : l’interview a eu lieu le mercredi 25 mars).

Je suis très heureuse ! (sourires). Très contente et très calme. Hier, j’étais un peu sonnée par la nouvelle. J’étais plus ou moins en repos, j’ai répondu à des interviews, j’ai pris le cours de 17h pour me décrasser physiquement, je me suis fait masser. Aujourd’hui, j’ai répété pour les prochaines représentations du Lac des Cygnes (ndlr : elle danse le 1er et le 6 avril), nous avons parlé de ce qui s’était bien passé et des choses à corriger. Les choses ont vite repris leur cours. Cette nomination d’Étoile est une grande reconnaissance, mais la vie continue. Il y a toujours du travail à faire. La seule chose qui change est peut-être le regard des gens.

Cette nomination fut une surprise totale !

 

 

 

Cette nomination d’Étoile fut une véritable surprise ? Personne ne s’y attendait ?

Ce fut une surprise totale ! La journée s’est passée normalement : le cours du matin, ma préparation d’avant-spectacle, comme à chaque fois que j’ai un grand rôle à danser. Le spectacle s’est bien passé, j’en ai bien profité. Je savais que Benjamin Millepied et Stéphane Lissner étaient dans la salle, mais je n’ai pas du tout pensé qu’une nomination arrivait. À la fin du spectacle, après les premiers saluts, nous sortons de scène. C’est là que j’ai vu qu’il y avait beaucoup de monde en coulisse, dont les deux directeurs. Et quand ils montent sur scène, c’est le choc ! (sourire). Le temps s’arrête, c’est le vide… Je n’ai pensé à rien, j’ai juste subi la situation. C’est un moment très particulier, il y a peu d’instants comme ça dans une vie.

 

Vous pouviez logiquement être deux à être nommés Étoile ce soir : vous et votre partenaire Audric Bezard. En regardant les vidéos, il y a le sentiment que, très vite, tout le monde comprend que c’est pour vous. Comment avez-vous vécu la situation ?

Ce fut assez étrange… En voyant les directeurs arriver sur scène, j’ai compris que c’était pour moi, je ne sais pas pourquoi. Nous en avons ensuite un peu parlé avec Audric Bezard. Je crois que, juste avant les saluts, Benjamin Millepied est allé lui parler pour lui expliquer ce qui allait se passer. Audric Bezard a été adorable, j’ai senti qu’il était vraiment disponible pour moi à ce moment-là, c’était très émouvant. Nous dansons très souvent ensemble, c’est quelqu’un que j’apprécie beaucoup. J’étais vraiment heureuse de partager cette soirée avec lui.

 

Cette nomination d’Étoile, c’est un rêve d’enfant ou un aboutissement professionnel ?

Les deux ! Quand j’ai commencé la danse, j’avais un poster de l’Opéra dans ma chambre, avec le Défilé et les Étoiles devant. Je rêvais d’être Étoile, sans vraiment savoir ce que cela représentait. Les Étoiles, c’était les stars, les danseuses qui brillaient, qui avaient réussi. C’est forcément un rêve d’enfant. À 30 ans, je vis aussi cette nomination comme un aboutissement et la reconnaissance de tout mon parcours, mon travail et mon investissement artistique. Mais ce n’est pas une fin. Être Étoile, c’est le début de quelque chose, d’une nouvelle carrière, d’une nouvelle vie.

Laura Hecquet lors de sa nomination d'Étoile

Laura Hecquet lors de sa nomination d’Étoile

Espériez-vous encore pouvoir être nommée Étoile ?

Vous m’auriez demandé cela il y a quelques mois, je n’aurais pas répondu la même chose. Mes années de Sujet ont été longues. J’ai commencé à douter, j’ai vu les années passer, je me suis blessée. Quand je suis revenue de ma blessure, j’ai senti que les choses étaient différentes, que je n’étais plus forcément dans les choix de la direction. J’ai vu mon rêve partir très loin. Mais quand la danse est une passion aussi forte qui vous anime quotidiennement, on ne perd pas de vue ses rêves. Je ne me suis jamais dit que c’était cuit, j’y ai toujours cru, au fond. Depuis quelques mois, les choses devenaient plus concrètes, notamment avec ma promotion de Première danseuse. J’espérais une nomination d’Étoile, mais je ne l’attendais pas.

 

Certain-e-s disent que 30 ans, c’est trop tard pour être nommée Étoile, les qualités physiques commençant à se dégrader. Quel est votre ressenti ?

Il n’y a pas de limite pour devenir Étoile. J’ai 30 ans, ce n’est pas vieux ! Je me sens épanouie, physiquement, psychologiquement et artistiquement. Je me sens au plus haut, beaucoup plus qu’il y a quelques années. Chaque personne, chaque physique, chaque corps est différent. J’ai eu des blessures, des difficultés, des déceptions. C’est aussi ce qui fait ce que je suis aujourd’hui. Il y a des carrières qui sont fulgurantes avec des gens nommés très vite. D’autres prennent plus de temps. J’aurais pu attendre moins longtemps, mais ma carrière s’est faite comme cela. Je suis en tout cas contente que Benjamin Millepied ne se soit pas dit : « Bon, Laura a 30 ans, c’est trop tard » (sourires). Je pense qu’il a un regard sur les choses qui doivent être faites, peu importe l’âge.

 

Vous avez été nommée sur Le lac des Cygnes, dans le rôle d’Odette/Odile. Comment avez-vous abordé ce ballet et ce personnage ?

J’avais déjà dansé Le Lac des Cygnes à Belgrade, en 2006, avec José Martinez. Ce n’était pas dans le cadre de l’Opéra de Paris, mais j’avais tenu à danser le rôle dans la version de Rudolf Noureev, pour la travailler. Pour cette reprise, j’ai donc abordé ce ballet avec sérénité : je le connaissais, je savais où j’allais. J’ai pu faire un travail beaucoup plus profond sur l’interprétation. Quant au travail de bras, c’est quelque chose que l’on a trouvé au fur et à mesure des répétitions. J’ai passé un mois immergée dans Le Lac, je n’ai fait que ça. Même en prenant les cours, j’étais dans un autre état d’esprit. Travailler un rôle pareil se fait au quotidien.

 Travailler un rôle tel que Odette/Odile se fait au quotidien.

 

 

 

Élisabeth Platel disait qu’elle travaillait différemment en cours selon les ballets qu’elle répétait…

C’est vrai. Je vois vraiment le cours comme un travail de laboratoire. Chaque matin, tout est remis à plat. L’on remet tout en question, quel que soit son grade. En fonction du ballet que l’on est en train de faire, on va travailler l’amplitude du dos, les inclinaisons du buste, on s’adapte au cours. Je ne l’aborde pas de la même façon.

 

Quelle est votre vision du double personnage d’Odette/Odile ?

Odette a la tristesse d’être emprisonnée dans ce corps de cygne. Quand elle apparaît, elle est seule, dans un grand état de nostalgie de ce qu’elle a vécu. La rencontre du Prince fait que, tout à coup, tout est de nouveau possible, l’amour et le retour à l’état de femme. L’acte 3 est radicalement différent. Odile est la manipulatrice, dans une féminité et une séduction poussées à l’extrême. Mais il ne faut pas qu’Odile soit trop dure. Elle doit séduire le Prince, maintenir une certaine ambiguïté sur qui elle est. Le quatrième acte est l’état de désespoir complet. Le pas de deux final reste la dernière rencontre, celle des adieux. Dans ma vision du rôle, Odette comprend que le prince s’est fait avoir, mais elle ne lui en veut pas. Ce pas de deux n’est pas synonyme de reproches, c’est un dernier moment d’intimité, très doux, très tendre et très fort. Elle sait que c’est terminé, qu’elle restera Cygne définitivement. C’est très riche émotionnellement, c’est ce qui fait que Le Lac des Cygnes est un ballet si intéressant.

Le Lac des Cygnes - Laura Hecquet et Audric Bezard

Le Lac des Cygnes – Laura Hecquet et Audric Bezard

Vous avez des modèles d’interprétation pour ce rôle ?

À l’Opéra de Paris, évidemment, j’avais le modèle d’Agnès Letestu. Je travaille souvent avec elle, nous avons beaucoup parlé du rôle. C’est une référence dans ce ballet. Mais je n’ai pas non plus voulu copier ce qu’elle a fait. Elle a sa vie, son physique, sa sensibilité. Je voulais être moi. J’ai aussi visionné beaucoup de vidéos. On ne peut pas ne pas avoir vu Natalia Makarova dans ce rôle, même si la version n’est pas du tout la même et que les Russes ont une vision très différente du personnage.

 

Comment travaillez-vous avec Audric Bezard, votre partenaire pour Le Lac des Cygnes ?

Je devais au départ danser avec Vincent Chaillet, mais il s’est malheureusement blessé. Avec Audric Bezard, nous n’avons donc pu travailler ensemble que trois jours avant le spectacle. Mais on se connaît très bien, nous avons fait beaucoup de galas ensemble, avons dansé La Belle au bois dormant. J’ai une grande confiance en lui au niveau du partenariat. Il sait comment je bouge, ce dont j’ai besoin. On se parle beaucoup, nous sommes à l’écoute réciproquement. Le pas de deux, c’est vraiment un travail à deux justement, ce n’est pas la ballerine devant et le partenaire comme porteur derrière.

 

Revenons un peu en arrière et parlons de votre parcours. Vous êtes rentrée tard à l’École de Danse de l’Opéra, en seconde division. Vous avez d’abord passé plusieurs années au CRR (à l’époque CNR) de Paris. Pourquoi ce choix ?

Je me suis présentée à l’École de Danse à neuf ans, sans succès. Ça a été une très grande déception. Puis une professeure est venue faire un stage dans ma petite école du nord. Elle connaissait quelqu’un qui enseignait au CRR et m’a conseillé d’y aller. À l’époque, décrocher un premier Prix au CRR avant ses 17 ans permettait de demander une audition pour l’École de Danse. Ça a été le déclic. Je suis rentrée au CRR, en partant vraiment avec l’idée d’y faire tout mon cursus, puis de rentrer à Nanterre en dernière année. J’ai d’ailleurs retenté l’Opéra à 10 ans, lors de ma première année au CRR, toujours sans succès. Mais je n’étais plus déçue. J’étais vraiment dans l’optique de passer par cette autre voie.

 

À l’époque, c’était Liane Daydé qui dirigeait les classes de danse du CRR de Paris. Que vous a-t-elle apportée ?

Énormément ! Elle a été ma professeure particulière pendant toutes mes années de conservatoire, jusqu’à ma première année de ballet. Elle m’a tout appris. C’était un peu l’ancienne méthode : on faisait énormément de technique très jeune, dès 10-12 ans, même très mal, et on nettoyait ensuite. Cela permettait de dédramatiser très vite la grande technique, qui devenait un jeu et un défi plutôt qu’une grande appréhension. J’ai vécu l’enseignement là-bas comme un grand épanouissement. Je suis heureuse d’avoir appris la danse dans ces conditions du bonheur de danser, de plaisir, sans stress.

Laura Hecquet - La Belle au bois dormant

Laura Hecquet – La Belle au bois dormant

Vous arrivez en seconde division à l’École de Danse en 2000, cela a dû être un gros changement ?

Quand je suis rentrée à l’École de Danse, j’ai été très étonnée. C’était le contraire, on travaillait énormément le placement, quitte à laisser un peu la technique de côté. Les filles arrivaient ainsi à 17 ans terrifiées devant des fouettés et des manèges. J’ai fait vraiment le travail inverse. Ma première année a été très dure. Il y avait beaucoup de pression, ça a été un choc. Mais je me suis adaptée et ce fut une transition nécessaire avant de rentrer dans le corps de ballet. Je ne regrette pas du tout mes années à Nanterre, je suis heureuse d’avoir vécu cette expérience.

 

Vous étiez dans la même promotion que Mathilde Froustey. Vous êtes deux danseuses très différentes, mais au parcours similaire : mises en avant très jeune avant de rester longtemps au grade de Sujet. Comment l’avez-vous vécu ?

Quand je suis rentrée à l’École, j’ai tout de suite beaucoup apprécié cette danseuse. Avoir Mathilde Froustey dans votre classe vous tire vers le haut. On veut travailler pour être juste à côté d’elle, faire aussi bien qu’elle à notre façon. Elle donne envie de donner le meilleur.

Nous sommes rentrées ensemble dans la compagnie. Nous avons été poussées très vite toutes les deux, avant de nous retrouver bloquées dans la classe des Sujets. Je crois que nous l’avons vécu de la même manière, même si Mathilde a dansé un peu plus que moi des premiers rôles. On ne comprenait pas pourquoi nous étions bloquées. Sans forcément que l’on en parle, ce sentiment nous a unies et nous a donné énormément de force. Puis je me suis blessée. Mathilde Froustey a continué, mais ça ne marchait pas mieux pour elle, ça ne décollait pas non plus. Elle a pris cette décision de partir. J’ai trouvé qu’elle avait eu beaucoup de courage d’aller tenter sa chance ailleurs.

 

Vous auriez pu prendre une telle décision ?

Non, je suis plutôt du genre à m’acharner ici. Je me suis en fait posé la question, mais je préférais rester Sujet ici qu’être soliste ailleurs. C’est dans cette maison que j’avais envie de faire ma carrière. C’est un choix très différent. Je sais qu’elle est très épanouie et très heureuse là-bas, elle a fait le bon choix.

 

Vous avez été mise en avant très jeune, vers 19-20 ans. C’était une forte pression ?

Les choses se font en fait naturellement. J’avais conscience d’avoir ma chance, mais je l’assumais, je ne l’ai pas vécu comme une mauvaise pression. Aujourd’hui, Benjamin Millepied a envie de pousser les jeunes, il sait qu’une carrière est courte. Quand on voit qu’un-e jeune danseur-se a envie, qu’il-elle a du talent, il faut le-la pousser et lui donner des rôles, sans vouloir dire qu’il-elle va être nommé-e immédiatement.

Le Lac des Cygnes - Laura Hecquet

Le Lac des Cygnes – Laura Hecquet

Quel a été votre premier grand rôle, celui qui vous a marqué ?

Myrtha, en 2006, à 22 ans. C’est un rôle très dur mais puissant, avec de l’autorité, j’ai adoré le danser. Puis Manon dans La Dame aux camélias reste l’un de mes plus beaux souvenirs de scène. L’Histoire de Manon est mon ballet préféré. Faire Manon, dans La Dame aux camélias, c’était déjà aborder ce personnage, l’entrée où elle est courtisane et son évolution, la déchéance. Il y a aussi eu Gamzatti dans La Bayadère.

 

Se sentir soliste est quelque chose de naturel chez vous, ou ce sentiment a mis du temps à s’installer ?

L’idée d’être soliste est quelque chose qui m’a toujours boostée. Cela me plaît d’être devant, d’être très exposée. Être celle qui donne le ton de la soirée m’anime profondément. Ce n’est bien sûr pas sans trac avant, que j’ai appris à gérer. Toute petite, avant d’être danseuse, je voulais être Première ministre ! Je n’avais aucune conscience de ce que c’était au niveau politique, mais pour moi c’était la personne qui dirigeait, qui prenait les décisions, qui était devant, la personne que l’on suivait. Il y avait cet élan derrière elle. Avoir des responsabilités, c’est quelque chose qui me plaît, depuis toute petite.

 

Pendant vos premières années, vous avez interprété une danseuse dans l’opéra Capriccio de Richard Strauss. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Ce fut une superbe expérience ! Je trouvais magique de mixer l’opéra et la danse, j’ai beaucoup aimé partager ce spectacle avec les chanteur-se-s. Jean-Guillaume Bart avait fait la chorégraphie, Robert Carsen la mise en scène, l’immense Renée Fleming chantait le premier rôle. J’y ai participé à chaque fois avec plaisir. Et puis les conditions étaient épiques. La scène n’était pas adaptée à la danse, je mettais des semelles anti-dérapantes sous mes pointes ! Il fallait danser sur le parquet, entre les chaises, mais cela reste un super souvenir. Capriccio va être redonné la saison prochaine, mais cela risque d’être compliqué pour moi d’y participer à nouveau, pour une question de planning.

 Être celle qui donne le ton de la soirée m’anime profondément.

 

Vous êtes donc mise en avant très jeune. Puis les choses avancent moins vite. Cela doit être encore plus difficile ?

C’est d’autant plus dur. On ne comprend pas pourquoi, d’un coup, ça bloque. On en parle sans en parler avec la direction. On me disait qu’il n’y avait pas de problème, mais qu’il fallait donner leur chance à d’autres danseuses, qu’il fallait partager. Donc il y a deux ans, je pouvais tout avoir, et d’un coup il faut partager… On le comprend plus ou moins facilement. Après, soit on s’accroche et on continue d’y croire, soit on lâche.

Laura Hecquet dans La Source (Nouredda)

Laura Hecquet dans La Source (Nouredda)

Vous avez aussi souffert d’une grosse blessure en 2009, qui vous a éloignée de la scène pendant plus d’un an. Comment l’avez-vous vécu ?

Je me suis blessée à un moment où tout allait bien (ndlr : elle dansait Myrtha dans Giselle), ce qui fut très violent. À l’époque, dès que l’on se blessait, on se retrouvait seul du jour au lendemain. Les gens ne prennent pas forcément de nouvelles, la direction ne prend pas forcément de nouvelles. Et comme vous n’êtes plus là, on fait confiance à d’autres gens. Je me suis sentie très seule.

Le retour fut difficile. C’est dur de revenir après une très grosse blessure, de se rendre compte que l’on ne vous fait plus confiance et que l’on mise sur d’autres personnes. Rien n’est plus jamais comme avant, même si l’on nous fait croire que non. Dans la tête de la direction, vous êtes un peu « out ». J’avais fait l’effort de donner beaucoup d’énergie pour revenir. J’étais vraiment là, j’essayais de montrer que tout allait bien. Mais on me faisait moins confiance tout de même. C’est là que ce fut le plus dur : revenir en forme mais ne pas voir les choses avancer. Je suis toutefois quelqu’un de plus forte que ça. La blessure m’a donné la force de revenir, même si on ne m’attendait plus, la force de faire mon chemin. J’ai continué à croire en moi.

 

Vous avez eu des rôles très jeunes, mais en tant que Sujet, vous avez toujours dû assurer le corps de ballet. Qu’avez-vous préféré danser ?

Les ballets comme Giselle, La Bayadère ou Le Lac des Cygnes, les actes blancs, sont des souvenirs incroyables. Même en étant dans la masse, c’est très beau et émouvant à danser, c’est magique. Le corps de ballet a beaucoup marqué mon parcours. En tant que Sujet, j’ai continué à en faire jusqu’à La Source en décembre dernier. J’étais montée Première danseuse, je dansais à la fois Nouredda, les nymphes et les odalisques. Idem avant avec Giselle, où je dansais Myrtha, les deux Willis et le corps de ballet, ou La Belle au bois dormant où j’interprétais Aurore et les fées. Je suis très respectueuse de ces danseuses qui sont quotidiennement dans le corps de ballet, sans avoir le privilège d’avoir des rôles de soliste, sans jamais avoir ce petit plus d’être parfois devant. Elles ont énormément de mérite.

 

Comment gère-t-on le fait de passer du premier rôle un soir au corps de ballet le lendemain ?

C’est la loi du système, la hiérarchie est comme ça. Si l’on n’est pas Première danseuse, on sait que l’on va faire du corps de ballet. L’année dernière, je dansais Aurore, puis j’ai enchaîné avec Onéguine dans le corps de ballet. C’est très dur à gérer d’être un soir très exposée, et le lendemain au fond. Mais c’est quelque chose que l’on accepte lorsque l’on danse à l’Opéra de Paris.

 

Avec le recul, qu’est-ce que cela vous a apporté d’être Sujet aussi longtemps ?

Cela m’a permis de me connaître physiquement et psychologiquement. J’ai traversé beaucoup d’épreuves, de déceptions, de joies. J’ai compris ce que je voulais vraiment faire, à savoir sortir de cette classe. À un moment, cela devient une évidence. Plus les années passaient, plus je cherchais à aller à l’essentiel. Je ne voulais plus me sentir jugée, mais être dans la proposition. J’ai eu envie de plus en plus de profiter de ce que l’on me donnait, sans penser à ce que l’on pensait de moi, en bien ou en mal. Je garde aussi plein de bons souvenirs de ces années, car j’ai eu tout de même l’opportunité de danser beaucoup des rôles intéressants.

 

En décembre dernier, vous êtes passée Première danseuse lors du Concours de promotion. Quel que soit le résultat, vous aviez décidé que c’était votre dernier Concours ?

Oui, je m’étais arrêtée dessus. Depuis quelques années, je me sens épanouie. Si à 30 ans, en forme comme je suis, ça ne passe pas, alors ça ne passera jamais. J’en avais assez d’être soumise à ce Concours.

Laura Hecquet lors du Concours de promotion 2014, où elle a été promue Première danseuse

Laura Hecquet lors du Concours de promotion 2014, où elle a été promue Première danseuse

Vous vous êtes prononcée pour ou contre ce Concours de promotion ?

Je me suis prononcée archi-pour le Concours, pour les Quadrilles et les Coryphées. Le Concours est nécessaire dans le système de l’Opéra de Paris, très hiérarchisé, très particulier. Peut-être que cela va changer avec Benjamin Millepied, mais aujourd’hui, quand on est Quadrille, on a des rôles de Quadrille. S’il n’y a pas ce Concours pour montrer qui on est dans des variations de soliste, il n’y a aucune possibilité.

Pour les Sujets, c’est différent. Nous sommes distribués dans l’année, le Concours ne sert pas à grand-chose. Il est aussi très fatigant. Ces deux dernières années, je me levais à 7h du matin pour réserver un studio ou je travaillais à 20h. Quand on a des rôles à danser en même temps, c’est n’importe quoi et ce sont des gros risques de blessure. On travaille trop, à des horaires qui ne sont pas possibles. Certains disent que tout le monde n’est pas distribué de la même façon. Mais on entre dans une ère nouvelle, il devrait y avoir de belles opportunités pour beaucoup de monde.

 

Qu’a changé Benjamin Millepied depuis son arrivée ?

Personnellement, il est en train de changer ma vie ! Le fait de me nommer si peu de temps après son arrivée est une grande marque de confiance. Je suis très touchée, d’être sa première Étoile.

Plus généralement, il donne une grande énergie et une grande envie de se dépasser. Il vient énormément en studio, il est très présent, on sent qu’il est avec nous. Il nous connaît tous et toutes, il a cette envie d’aller vers nous. Je sentais la compagnie dans une énergie un peu plan-plan, comme un manque de motivation, et il apporte un vrai vent de fraîcheur. J’ai l’impression d’un nouvel élan. Il a déjà changé beaucoup de choses sur la gestion de la santé, ce qui est primordial. J’espère que les gens réalisent que nous avons une grande chance d’avoir quelqu’un comme lui dans la compagnie.

 Benjamin Millepied donne une grande envie de se dépasser.

 

 

 

Douze ans de carrière d’Étoile se sont ouverts pour vous. Vers quel répertoire avez-vous envie d’aller ?

Jusqu’à présent, j’étais un peu cataloguée « ballerine classique », et cela me plaît de faire du classique. Je m’épanouis vraiment dans ces ballets : Le lac des Cygnes, La Belle au bois dormant, La Bayadère, Roméo et Juliette… Ce sont des rôles qui me tiennent à cœur.

Mais je n’ai pas eu la chance de travailler beaucoup de pièces modernes, comme le répertoire de William Forsythe ou Jiří Kylián, même si je l’ai souvent demandé. J’ai fait peu de créations. Or, j’adore ces rencontres. J’ai participé au Chant de la Terre, la dernière création de John Neumeier à l’Opéra de Paris. J’étais tellement heureuse de partager six semaines en studio avec lui. Ces expériences de vie et ces rencontres vous nourrissent. Il faut rencontrer ces grands chorégraphes et vivre des choses avec eux. J’aimerais beaucoup travailler sur la prochaine création de William Forsythe, ou rencontrer Christopher Wheeldon la saison prochaine. J’ai envie de faire des choses un peu nouvelles. J’espère que mon titre d’Étoile m’ouvrira ces portes.

Raymonda - Laura Hecquet

Raymonda – Laura Hecquet

Plus généralement, vers quoi voulez-vous aller dans votre travail de fond ?

Travailler la puissance et le contact au sol, c’est très important. Mais il y a tout à travailler en cours, tous les jours. On remet tout en question quotidiennement.

 

Avez-vous des professeurs, des coachs avec qui vous travaillez particulièrement ?

Pour les cours, je fais mes choix, selon les périodes. Cela peut se faire sur des détails. Par exemple en ce moment, je danse à Bastille, à plat. J’ai donc plutôt tendance à prendre les cours dans des salles sans pente. Nous avons la chance d’avoir des professeurs incroyables : Jean-Guillaume Bart, Élisabeth Maurin, Gil Isoart, Florence Clerc qui travaille beaucoup à la Noureev, Andrey Klemm..

De façon plus particulière, pendant longtemps, j’ai travaillé avec Jean-Guillaume Bart. Il m’a fait énormément travailler. Depuis deux-trois ans, j’ai eu envie de changer et je travaille désormais beaucoup avec Agnès Letestu. Elle m’a fait travailler des Concours et des rôles. Ma rencontre avec elle a été décisive dans ma façon d’appréhender la danse et mon travail, pour vraiment cibler l’interprétation. Ce n’est pas la technique qui mène au personnage, c’est plutôt le contraire.

Élisabeth Platel est ma Petite mère. Je la connais depuis mes années aux CRR, c’est une longue histoire, mais je n’ai pas énormément travaillé avec elle. Elle me donne des conseils sur des rôles, c’est quelqu’un dont je suis très proche, elle est là quand j’ai besoin de parler. Même quand on ne se voit pas, je sais qu’elle est là et que je peux compter sur elle.

 

Quels seront vos prochains rôles cette saison ?

C’est un peu tard pour L’Histoire de Manon. Mais je vais danser Paquita à Paris, peut-être en tournée. Je devais le danser avec Vincent Chaillet mais il s’est blessé, je ne sais pas encore s’il pourra le faire et qui sera mon partenaire. J’aime beaucoup ce ballet très vivant. Par la suite, je devrais être sur L’Anatomie de la sensation. Je serais ravie de retravailler avec Wayne McGregor. J’avais dansé Genius et c’était vraiment un langage nouveau pour moi.

 

Et l’année prochaine, quels rôles vous tentent le plus ?

Je trouve cette nouvelle saison géniale ! Je rêve de danser Roméo et Juliette, une véritable tragédie. Mais beaucoup de danseuses veulent le rôle de Juliette. J’espère en tout cas avoir la chance de le danser un jour dans ma carrière. Pour La Bayadère, j’aimerais beaucoup danser Nikiya. J’ai déjà abordé Gamzatti mais je pense que le personnage de Nikiya est bien plus profond. Pourquoi pas aussi reprendre Myrtha, mais Giselle n’est pas forcément le ballet que j’ai envie de faire en ce moment.

J’adore aussi tout le répertoire Balanchine-Robbins. Je suis toujours emballée par la musicalité de George Balanchine et l’univers de Jerome Robbins. Je rêve de Thème et Variations donné à la rentrée, de Goldberg Variations, d’Other Dances, aussi de la création de William Forsythe, de l’entrée au répertoire de Polyphonia de Christopher Wheeldon. Tout m’intéresse ! J’espère danser un maximum de ballets. Je suis dans un bel élan et j’ai envie de faire plein de choses.

Laura Hecquet dans Le Palais de Cristal de George Balanchine

Laura Hecquet dans Le Palais de Cristal de George Balanchine

Quel est le rôle de vos rêves, et avec qui ?

La Dame aux camélias de John Neumeier, dans l’absolu avec Hervé Moreau !

 

Vous avez déjà dansé avec Hervé Moreau. Comment cela s’est passé ?

J’avais fait ma prise de rôle de Gamzatti dans La Bayadère en Australie, alors qu’il dansait Solor. Il s’était malheureusement blessé au second acte. Nous avons aussi dansé le dernier pas de deux d’In the night de Jerome Robbins, au Japon l’été dernier. C’est un partenaire de rêve. Émotionnellement, c’est quelqu’un avec qui je m’entends extrêmement bien. Les moments que j’ai partagés en scène avec lui restent extraordinaires.

J’ai aussi beaucoup aimé danser Paquita avec Karl Paquette à Montréal. Je suis également très heureuse de partager la scène du Lac des Cygnes avec Stéphan Bullion qui danse Rothbart, c’est un artiste que j’adore. Il y a tellement de personnalités dans la compagnie, il y a toujours un échange à avoir.

 

Vous allez continuer à travailler avec le groupe 3e Étage de Samuel Murez ?

J’ai choisi d’arrêter depuis septembre dernier. Benjamin Millepied arrivait et je voulais me consacrer à l’Opéra, être 100 % disponible ici. Mais ça a été une expérience très intéressante, j’ai fait des choses différentes.

 

Vous savez déjà quelle sera votre loge ?

Il y a beaucoup d’Étoiles femmes en ce moment alors c’est un peu compliqué ! Alice Renavand et Amandine Albisson attendent toujours leur loge, je suis sur la file d’attente (sourires).

 

À la fin de votre carrière, quelle image aimeriez-vous que les gens gardent de vous ?

J’aimerais marquer les esprits dans ce que j’ai interprété. J’aimerais que l’on se rappelle de moi comme d’une artiste avec une grande sensibilité et une grande émotion. Je suis quelqu’un de très sensible, j’ai beaucoup de choses à dire artistiquement. Je n’ai peut-être pas eu pour l’instant l’occasion de montrer tout ce que j’avais à dire. La technique est un support, nous sommes d’abord là pour raconter une histoire, transporter les gens. J’aimerais que l’on retienne ça de moi : que je suis une danseuse qui arrive à faire rêver des gens.

 

Comments (7)

  • Ornella

    Quelle artiste attachante ! J’ai hâte de la découvrir.

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  • alena

    Le respect de Laura Hecquet pour ses condisciples est touchant, notamment l’amitié compliquée avec Mathilde Froustey : au-delà des circonstances particulières à l’opéra de paris, on sent un but commun : celui de servir un art.
    La reconnaissance humble des moments difficiles où l’on se dit qu’on ne compte plus pour rien est assez terrible, mais met tellement en relief ce service, cette dévotion à l’art, qu’on ne peut que se réjouir de cette nomination.
    Merci pour cette longue et archi-complète interview! Toutes les questions y figurent habilement!

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  • Aventure

    Merci pour cette entrevue passionnante !

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  • hervé

    Entrevue sans fard et plein de sincérité. On y perçoit beaucoup de persévérance, et surtout une passion confinant au sacerdoce.
    Et les photos sont magnifiques !

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  • Gérard

    Je retiens de cette interview la réponse à la dernière question.
    C’est aussi l’impression qu’elle m’a faite : c’est une artiste avec une grande sensibilité qui arrive à vous transmettre une émotion.

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  • Georges

    Merci Amélie pour cet entretien, et merci Laura Hecquet pour ses réponses.

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