L’Histoire de Manon – Laëtitia Pujol et Mathieu Ganio
L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan fait son retour à l’Opéra de Paris. La première a tardé à se mettre en place avec un premier tableau décevant. Mais le ballet a ensuite été magistralement porté par la passion tragique de Manon et des Grieux, interprété-e-s par Laëtitia Pujol et Mathieu Ganio, jusqu’à un final bouleversant – malgré des baisses de l’intensité dramatique lors des scènes de groupe.
Le premier tableau m’avait ainsi laissée dubitative. Outre quelques rares maladresses techniques (mais qui restèrent les seules du ballet) dans les toutes premières minutes, les personnages avaient du mal à convaincre et campaient un décor beaucoup trop lisse. Les courtisanes sont certes piquantes, et Allister Madin est un chef des mendiants sur ressorts, mais trop peu crapuleux. Ce relais de poste d’Amiens, qui devrait être sordide et crasseux, ressemble davantage à un salon mondain. Rien d’inquiétant chez les mendiants, ni chez les prostituées emmenées en charrette, qui préfigurent pourtant le destin tragique de Manon.
Seules se détachent vraiment dans ce tableau les figures de Lescaut et de sa maîtresse, parfaits compagnons de rouerie. Stéphane Bullion est un Lescaut cynique et sombre, à son aise en maquereau et voleur ; Alice Renavand une maîtresse également chez elle dans ce milieu, pleine de caractère et orgueilleuse, mais qui doit se soumettre au pouvoir de Lescaut – jalouse aussi de Manon lorsque celle-ci arrive. Mais dans ce premier tableau, le jeu de Laëtitia Pujol est peu lisible. D’un instant à l’autre craintive ou joueuse, Manon oscille entre jeune fille innocente et femme déjà consciente de son pouvoir de séduction. Une chose transparaît cependant avec évidence : l’attachement de Manon à son frère : elle agit en complicité avec son regard.
Le premier pas de deux entre Manon et des Grieux, celui de la rencontre amoureuse, marque le véritable départ du ballet. C’est que l’aspect social passe à l’Opéra de Paris à l’arrière-plan : l’Histoire que nous raconte cette Manon est celle d’un amour passionnel et tragique. Mathieu Ganio incarne un des Grieux doux, romantique et d’une grande séduction, cela dès sa première variation. Les pas de deux entre Laëtitia Pujol et Mathieu Ganio sont les moments les plus intenses du ballet. Amples et expressifs, ils sont accentués de manière à mettre en valeur la chorégraphie, et donnent toute sa cohérence au drame.
Au fil du premier acte, Laëtitia Pujol construit une Manon complexe et forte, qui se laisse porter par les événements tout en gardant une forme de réserve et de gravité. C’est avec un sérieux poignant qu’elle s’abandonne à des Grieux dans le pas de deux de la chambre. Même légère et enjouée – voire drôle ! -, elle conserve cette distance qui fait la singularité du personnage dans cette interprétation.
Manon aime son frère, elle tombe intensément amoureuse de des Grieux. Mais elle adore également la richesse et la faculté de séduction qu’elle se découvre peu à peu. En décidant de devenir la maîtresse d’un monsieur de G.M. lubrique et perdu de désir pour elle (dansé par Benjamin Pech), elle choisit une vie de luxe, et le seul pouvoir dont elle peut jouir dans un monde régi par la concupiscence masculine et par l’argent des aristocrates. Le pas de trois entre Manon, Lescaut et monsieur de G.M., est tout de complicité entre le frère et la soeur (même si Lescaut reste aux commandes) et d’affirmation progressive de Manon.
Le deuxième acte confirme la focalisation de cette version de l’Opéra de Paris sur la passion tragique entre Manon et des Grieux, au détriment des autres aspects également voulus par Kenneth MacMillan. La scène dans le salon de Madame (Viviane Descoutures) échoue ainsi à s’installer ce qu’il faudrait de violence pour représenter le milieu social de la prostitution au XVIIIe siècle. Si chaque courtisane a sa personnalité, et si les ensembles déploient sur scène d’agréables jeux de jupons ocres et mordorés, les scènes de groupe demeurent précisément agréables à regarder – amusantes aussi, mais sans partage. Le corps de ballet semble avoir la fonction d’être simplement cocasse et léger, tandis que le drame n’est porté que par Manon et des Grieux.
Le premier tableau du deuxième acte est parsemé de saynètes : dans un coin de la scène, un aristocrate fait une crise d’apoplexie ; deux filles s’écharpent pendant qu’une autre boude de s’être vu attribuer un vieillard… Mais la tonalité de ces saynètes est unilatéralement comique. Les violences masculines, pourtant bien présentes, sont quasiment occultées, bien moins visibles que les rivalités entre les courtisanes. A la tête de ces courtisanes, la maîtresse de Lescaut : Alice Renavand donne à ce personnage toute sa sensualité et sa vulgarité, et danse avec Lescaut ivre des pas de deux très drôles.
Si les scènes de groupe peinent à trouver leur rythme, il faut aussi y voir l’effet d’une partition musicale inégale – souvent réussie pour les pas de deux, et traînante par ailleurs. Mais ce tableau emporte néanmoins – et ce, notamment grâce à la Manon de Laëtitia Pujol. Sa dignité contraste immédiatement avec la vulgarité des autres personnages. Monsieur de G.M., autoritaire et jaloux, veut faire d’elle sa possession. Mais Manon désire s’amuser et jouer de sa séduction. Sourires et oeillades en coin, mouvements à la fois anguleux et ondulants, soubresauts d’épaules et déhanchés… Manon échappe à tous. Et même à des Grieux, qui cependant la trouble.
Dans un pas de deux saisissant, qui joue parfaitement son rôle de tournant pour l’intrigue, Manon prend la décision de s’enfuir avec des Grieux, dont Mathieu Ganio fait un homme à l’amour ardent mais sincère et respectueux. De joueuse et sûre d’elle, elle devient émue et incertaine, puis se ressaisit et demande l’aide de son frère, cohérent dans son cynisme : les amoureux peuvent partir si le jeune homme parvient à gagner de l’argent en trichant au jeu. Lorsque la situation dégénère en bagarre, c’est toujours Manon qui entraîne des Grieux à la fuite.
Comme le premier, le second pas de deux dans la chambre de des Grieux montre les amants tout en blanc. Tours sans fin, suspensions en l’air marquent l’ivresse de leurs retrouvailles. Mais Manon a gagné en indépendance – elle refuse de se laisser contraindre par des Grieux à abandonner ses bijoux. La chorégraphie des tensions de ce pas de deux évoque parfois la Carmen de Roland Petit. A l’arrivée soudaine de monsieur de G.M. et d’un milice menaçante, Manon se débat pour tenter de sauver son frère. Lorsqu’il s’écroule, elle comprend le sort qui va lui être réservé.
Au lieu d’approfondir cette tension, le troisième acte commence par la relâcher. De nouveau, les ensembles sont trop lisses, malgré la musique et la situation pathétiques. On comprend mal que les jeunes femmes attendant le débarquement des prostituées en Louisiane sont des courtisanes, et les jeunes hommes des soldats (sinon à leurs uniformes). Le pas des prostituées m’a laissée presque indifférente : c’est décidément dommage que tout cet aspect de la chorégraphie initiale ne parvienne pas à être restitué. De manière très étonnante, Manon et des Grieux, que l’on avait quittés désespérés, apparaissent altiers et gracieux, comme inchangés. Mais le contraste n’en est que plus violent, quand très vite le corps de Manon commence à se disloquer et que son regard se perd alors qu’elle devient la proie des hommes. La scène de viol est atroce (et il est incompréhensible d’entendre des personnes rire dans le public…), et laisse Manon doublement sidérée : par ce qu’elle vient de subir, et par le meurtre du geôlier que commet des Grieux.
Mathieu Ganio donne dans ce dernier tableau une stature héroïque à des Grieux. Mais c’est Manon qui reste au centre. La mise en scène des hallucinations est saisissante. Dans le pas de deux final, Manon ouvre une béance de douleur. Et son corps chaviré mais baigné de lumière reste digne jusque dans la mort.
Lors des saluts, Laëtitia Pujol était encore visiblement très émue. Elle et Mathieu Ganio ont donné à cette Histoire de Manon une ampleur tragique.
L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra national de Paris au Palais Garnier. Avec Laëtitia Pujol (Manon), Mathieu Ganio (des Grieux), Stéphane Bullion (Lescaut), Alice Renavand (la maîtresse de Lescaut), Benjamin Pech (monsieur de G.M.) et Viviane Descoutures (Madame). Lundi 20 avril 2015.
Jade L.
J’aimerais revenir sur quelques remarques que j’ai pu lire quant à la Manon de l’ONP – une Manon française devrais-je dire mais ce serait un pléonasme – car, même si ce n’est pas le propos saillant de l’article ici, il faut bien rebondir quelque part. Alors, pourquoi ne pas échanger nos impressions ici, sous l’œil d’une spécialiste littéraire et chorégraphique (Laëtitia Basselier) ? On a pu dire que le Ballet de l’ONP n’avait pas su s’approprier l’œuvre de McMillan : « trop sage », « trop mondain », « des prostituées trop bourgeoises » (c’est à mon sens bien le paradoxe de la courtisane). Cela ne me gêne pas dans la mesure où il s’agit d’un ballet et non d’un documentaire-reconstitution sur la misère au XVIIIe siècle. Et en matière de choc visuel quotidien, on a malheureusement notre dose d’images angoissantes dans les médias. Ce qui est élégant, à mon goût, dans la danse classique ou néoclassique c’est cette manière si subtile de suggérer ce que les codes du XXIe siècle montrent crument et sans ambages. Cette retenue dans l’incarnation assumée du Laid ne signifie-t-elle pas, en fin de compte, que l’Opéra de Paris a bien un style, son style ? Chaque compagnie apporte sa touche à un classique. On dit que le ballet est mieux dansé à Londres. Il faut dire qu’au Royaume-Uni, il y a une véritable culture du cinéma social, où la violence et la misère sont dépeintes avant beaucoup plus de réalisme que dans le cinéma français où l’on préfère – pour caricaturer lourdement – évoquer des drames intimes dans des appartements haussmanniens ou des maisons de famille en Normandie. Il me semble que, chez nous, l’expression scénique de la misère sociale est moins vive. J’ai trouvé pour ma part émouvant le débarquement des prostituées en haillons dans l’acte III. Plein de fragilité… Pour en revenir plus directement à l’excellent article que voilà, j’ai également été séduite – comme toujours – par l’interprétation de Laëtitia Pujol (rayonnante d’expressivité et de force dramatique) et par le personnage de Mathieu Ganio (charismatique et lyrique sans être maniéré). Là aussi, cela dépend de la sensibilité de chacun. Et des distributions qui ont été vues par le passé et qui ont façonné d’autres attentes.
Laetitia
Merci Jade pour ton commentaire ! Je ne sais à vrai dire pas quoi penser du parallèle entre mise en scène de la violence sociale dans le ballet et d’éventuelles particularités nationales en cinéma, ne m’y connaissant pas du tout assez en cinéma pour dire… Cependant, il est vrai que l’esthétique de Kenneth MacMillan est influencée par le cinéma, donc perspective à creuser.
Mon regard était assez influencé par les versions vidéos que j’ai vues du ballet « Manon » dansé par le Royal Ballet et l’Australian Ballet – c’est à côté de ces versions que la représentation m’a paru trop lisse quant aux ensembles, et c’est pourquoi le début du 3e acte ne m’a pas émue (alors que dans la version de l’Australian Ballet que j’ai vue par exemple ça m’avait saisie). Mais je ne saurais pas à quoi attribuer cette différence d’interprétation.
De mon côté je trouve ça plutôt intéressant quand ce n’est pas trop polissé, même si je suis bien d’accord qu’il fait partie du néoclassique de styliser dans le sens d’une certaine beauté le laid et la violence (d’où l’audace aussi de Kenneth MacMillan de prendre à bras le corps des sujets que le néoclassique n’est pas habitué à montrer).
En fait la grosse différence que je ferais entre cette version par l’ONP et les autres versions que j’ai vues en vidéo, c’est que sur la scène de Garnier j’avais du mal à voir les ensembles prendre vraiment vie en tant qu’ensembles (même si beaucoup de danseur-se-s interprétaient de manière intéressante leurs personnages). Peut-être est-ce aussi dû dans une certaine mesure aux costumes et décors, que je trouve pour ma part un peu kitsch en ce qui concerne les ensembles.
Mais je suis contente que le couple Laëtitia Pujol-Mathieu Ganio t’ait plu ; je l’ai trouvé absolument extraordinaire.
Jade L.
Chère Lætitia, il ne s’agissait pas de remettre en cause ton point de vue (une telle chose ne me viendrait point à l’esprit !) mais principalement de me faire l’écho des propos que j’ai pu lire sur les « réseaux sociaux » suite à la première. Ce que tu dis en réponse à mon commentaire est largement partagé par d’autres balletomanes parisiens, plus enchantés par l’interprétation du Royal Ballet. S’agissant du parallèle avec le cinéma britannique, il était en effet mal exposé : je pensais à la Nouvelle vague cinématographique (kitchen- sink realism) contemporaine de la création de McMillan et de tout ce qui en a découlé. Le style Ken Loach par exemple. Les images qui nous inondent tous les jours façonnent notre imaginaire. J’imagine que ça a pu influencer l’interprétation des danseurs outre-Manche, nourris à ce genre de représentation réaliste quotidienne de la misère sociale, même si je reconnais qu’il y a beaucoup de danseurs d’origine étrangère dans la troupe du ROH. C’est peut-être une remarque capillotractée.
Les décors comme les costumes – kitsch, c’est le mot – écrasaient un peu le corps de ballet, tout était chargé au point de noyer ces fameux ensembles. Notre œil n’est plus habitué à une telle débauche de dorures et de parures ! Mais entre un ballet de Neumeier à la décoration Nature et Découvertes et un Lac des cygnes épuré, ces étoffes bariolées ne font pas de mal. Après, il est vrai que si on mettait un caméléon sur scène pendant le premier ou le deuxième acte de Manon, il mourrait d’épuisement au bout de 5 minutes…
Laetitia
Merci pour ta réponse Jade :). Mon point de vue est tout à fait contestable cependant, comme tu le dis la réception de n’importe quel spectacle est très dépendante des habitudes et attentes. Et le parallèle entre ce ballet et le cinéma est de toute manière intéressant et je pense capital, même si je ne suis pas en mesure de le faire. Merci encore pour ce dialogue ! 🙂
hervé
Je n’ai pas vu la Manon de Laetitia Pujol, mais j’imagine qu’elle doit être assez poignante dans ce rôle. Chaque fois que je l’ai vue (ce qui me revient : Le lac des cygnes, plus récemment La Source et Le chant de la terre), j’ai trouvé qu’elle savait comprendre et habiter son personnage et lui donner toujours le juste relief.
Et les saillies de Jade L. sur les décors Nature et Découvertes de Neumeier et surtout le caméléon mourant d’épuisement m’ont bien fait sourire…