La Fille mal gardée – Letizia Galloni et Mathias Heymann
Un ballet schizophrène, La Fille mal gardée ? Ou simplement une Fille mal regardée ? Cette représentation (Letizia Galloni, Mathias Heymann) était la première que je voyais du ballet de Frederick Ashton. En me demandant tout du long sur quel pied danser : comique grossier, voire grotesque, divertissement léger, évocation naïve et romantique d’un temps et d’un lieu de fantaisie, second degré permanent… quels sont les ressorts du charme irrésistible que tant de balletomanes trouvent à La Fille mal gardée ? A commencer par un public réellement enthousiaste lors de cette représentation, riant de bon coeur et applaudissant à tout rompre aux morceaux de bravoure. Pour être honnête, je crois n’avoir saisi ni la forme d’humour de ce ballet, ni le registre dans lequel il s’inscrit, à la croisée du ballet pantomime et de la comédie musicale.
Si je n’ai dans l’ensemble pas aimé La Fille mal gardée, ce n’est cependant pas à cause des danseur-se-s, tou-te-s excellent-e-s. Letizia Galloni est une Lise gracieuse et malicieuse, jamais maniérée dans ses gestes ni outrancière dans sa pantomime. Ses bras parfois crispés et quelques hésitations dans les pas virtuoses manifestent un léger manque d’assurance, mais c’est un plaisir de la voir assumer un premier rôle. Sa danse vive est très rythmée, et répond avec musicalité à une partition pourtant assez mauvaise.
Avec tous ses partenaires, Letizia Galloni crée une complicité intéressante et touchante : moqueuse et indépendante vis-à-vis de sa mère, mais toujours tendre, amoureuse passionnée de Colas… Lise est une jeune femme forte et qui sait ce qu’elle veut. Certaines scènes de pantomime sont franchement drôles. Ainsi quand elle se trouve surprise par Colas en train de rêver à sa maternité future !
Mathias Heymann interprète un Colas plein de fougue et de joie, et déroule ses pas avec une élasticité enivrante. En Mère Simone, Yann Saïz est le danseur qui m’a le plus convaincue, peut-être parce que son jeu était clairement identifiable comme parodique, ce que permet le travestissement. Très coquette, sa Mère Simone est vulgaire juste ce qu’il faut, autoritaire sur sa fille mais ne voulant finalement que son bien : nous sommes dans une comédie. Son numéro de claquettes en sabots est formidable ! Enfin, Antoine Kirscher danse un Alain très émouvant, poupée disloquée d’une poésie triste qui semble donner raison à la réflexion d’Heinrich von Kleist dans son essai Sur le théâtre de marionnettes : la grâce d’un homme n’atteindra jamais celle d’un pantin. A lui de fermer le premier et le second tableau, jetant une ombre mélancolique sur un trop-plein de gaieté et de romantisme.
Qu’est-ce qui alors n’a pas fonctionné pour moi dans cette Fille mal gardée ? Pour créer les décors et costumes, Osbert Lancaster s’est inspiré des fameuses images d’Epinal. Frederick Ashton de son côté rêvait d’une « pastorale luxuriante de soleil perpétuel et de bourdonnement d’abeilles« . Ce qui en résulte : une basse-cour éberluante dans le cadre d’un ballet classique, des emmêlements (trop?) compliqués de rubans au milieu de froufrous pastels et de tissus aux couleurs vives… Bref, une campagne fantasmée qui fleure bon l’herbe mouillée, le pain frais et le lait écumeux, et des paysan-ne-s qui travaillent et festoient dans la bonne humeur, ont l’ivresse sage et le chant discret. Niaiserie sirupeuse ou humour décalé ? Je n’ai pas toujours réussi à trancher. A moins qu’on puisse trouver du charme à cette histoire comme à une comédie romantique, ou comme à un film musical dans le genre du Magicien d’Oz ?
Les accessoires ont un rôle fondamental, tant d’un point de vue chorégraphique que symbolique. La baratte de Lise, le parapluie d’Alain et surtout les rubans multicolores distillent ainsi un sous-texte érotique léger d’un certain onirisme. La danse des volailles en revanche, de même que les multiples fessées ou encore les rubans transformés en rennes pour des danseurs-chevaux menés au mors plutôt qu’à la baguette, m’ont paru grotesques, parfois même pénibles à regarder. En ce qui concerne la chorégraphie, de nombreuses trouvailles sont intéressantes. La virtuosité, qui consiste pour l’essentiel dans le travail du bas de jambe, n’entre pas en concurrence avec la pantomime, mais au contraire permet la singularisation des personnages. Lise et Colas dessinent des figures très gracieuses dans les pas de deux, toutes de cambrés et de longues lignes. Mais les scènes de groupe sont assez pauvres chorégraphiquement, et les fameux jeux de ruban me semblaient parfois trop alambiqués. Indécidable Fille mal gardée, qui m’a laissé malheureusement une impression de vide plutôt que de gaieté, et le désagréable soupçon d’être passée à côté.
La Fille mal gardée de Frederick Ashton par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Avec Letizia Galloni (Lise), Mathias Heymann (Colas), Yann Saïz (Mère Simone), Antoine Kirscher (Alain), Pierre Rétif (Thomas) et Pablo Legasa (danseur à la flûte). Mercredi 8 juillet 2015.
klh kanter
Ce ballet « souffre » de deux vrais gros problèmes: l’arrangement musical sirupeux de Lanchberry, qui – c’est son habitude – accomplit une véritable oeuvre de démolition, cynique de surcroît. La partition est inécoutable.
Deuxièmement, les rôles de COMPOSITION sont les plus importants du ballet. Ici, comme dans presque tous les théâtres, il n’y a plus de grands acteurs dits « mimes » : danseurs à la retraite, spécialisés dans les rôles mimiques. Un garçon de 19 ans grimé en paysan de 70 ans, c’est drôle à l’Ecole de danse, moins convaincant devant 2500 personnes « en vrai ».
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le DVD de la partition originale avec Nerina et Blair, et observer soigneusement les rôles de composition.
Joelle
Je pense que c’est à la fois une « niaiserie sirupeuse et un ballet avec plein d’humour décalé à la British – ne pas oublier le côté « British svp ! Mais les interprètes de la soirée du 8 juillet furent excellents (et le corps de ballet danse de mieux en mieux ensemble 🙂 )
klh kanter
Les rôles de composition sont censés prêter des zones d’ombre, des nuances plus crus ou drus et parfois même sinistres ou bizarres, grâce à un jeu mimique qui laisse entrevoir des profondeurs insoupçonnés d’un personnage ou situation. Plus l’artiste a vécu, plus il saura le faire ressortir. Et mieux cela fera ressortir aussi le côté idéalisé voire idéaliste, des deux jeunes premiers. Des gens qui ont connu les créateurs du ballet m’ont dit par exemple que la Mère Simone NE DOIT PAS être une caricature. Or, le trait est trop souvent forcé et cela devient du « panto » dans le sens anglais, ou du burlesque.
Laetitia B.
@klh kanter : Merci beaucoup pour ces précieux éclairages et pour cette indication de visionnage ! Cette version de l’Opéra de Paris donnait effectivement envie de voir ce qui se passe du côté anglais.
@Joelle : Tout à fait pour le côté British. Mais justement je ne suis pas sûre qu’il soit si bien rendu que ça par les interprètes de l’ONP. Quant au corps de ballet, effectivement il était très bien réglé.
Danse kizomba lausanne
….On sentait plus chez Letizia Galloni le poids de la première représentation que chez Eléonore Guérineau qui avait déjà un jeu très mûr et un sens de la scène.
Laetitia B.
@ Danse kizomba Lausanne : Oui je trouve que vous avez raison. Je n’avais aucun point de comparaison au moment de voir cette représentation (ni Eléonore Guérineau, ni Myriam Ould-Braham qui je crois est une référence). J’ai par la suite vu Marine Ganio, à qui j’ai trouvé plus d’aisance. La danse de Letizia Galloni avait un peu de crispation parfois, dans le haut du corps, mais une crispation qu’elle n’a pas lorsqu’elle est dans le corps de ballet ; et sa Lise était peut-être un peu trop unilatérale. Cependant, elle est plus jeune que les autres interprètes de Lise, et surtout je trouve qu’elle a une réelle présence en scène, une danse classique très élégante et expressive. J’espère la voir bientôt dans d’autres premiers ou seconds rôles. Cela dit, je trouve un peu étrange que La Fille mal gardée soit un peu devenue LE ballet où voir les sujets avoir une occasion de danser un premier rôle classique (même si cela est en train de changer avec Benjamin Millepied ?).