Sylvie Guillem – Comment lui dire adieu
Il est à peine 18 heures ce dernier dimanche de mai 2015 et le rideau vient de se refermer dans la grande salle du théâtre du Sadler’s Wells, ce temple londonien tout en élégance de la danse mondiale. Sylvie Guillem a conclu son nouveau spectacle Life in Progress avec la reprise de Bye, ce chef-d’œuvre au titre prémonitoire concocté pour elle dans l’urgence à Stockholm un jour frileux de décembre 2011, par le maitre suédois Mats Ek. Quiconque a assisté à un spectacle à Londres sait que le public goûte assez peu les effusions. Mais ce dimanche-là, la salle est survoltée et fait rouvrir le rideau encore et encore, applaudit à tout rompre, crie, offre des fleurs, manifeste pour prolonger ces adieux. Tout est bon pour immortaliser ce moment et dire une fois encore merci à une artiste hors-norme qui a décidé de quitter la scène à 50 ans, non sans offrir un nouveau spectacle au public.
Sylvie Guillem n’aime ni les best-of, ni les retours en arrière et pour cette ultime révérence au public, rien moins que deux créations signées Akram Khan (Technê) et Russell Maliphant (Here and After). Et pour la toute première fois de sa carrière, elle partage un pas de deux avec une danseuse, Emanuela Montanari de la compagnie de la Scala de Milan.
Après Londres sont venus Moscou, Lyon, Genève, Cagliari, Barcelone, Sydney, Birmingham ou Paris (du 176 au 20 septembre au Théâtre des Champs-Élysées. Et partout, cette même ferveur matinée de tristesse et d’interrogations : pourquoi une danseuse au sommet de son art, aux qualités techniques intactes et inégalées, a-t-elle décidé de mettre un terme à l’une des aventures artistiques les plus passionnantes de ces 30 dernières années ? « Parce que je préfère partir trop tôt que trop tard« , répond Sylvie Guillem.
Pour moi, côté salle, le voyage s’achèvera à New York où Life in Progress fera escale pour trois soirs en novembre. Il avait débuté au printemps 1988 presque par hasard à la maison de la culture de Bobigny, un lieu peu fréquenté par les balletomanes. C’est là que le metteur en scène et plasticien américain Bob Wilson créât, à l’invitation de Rudolf Noureev, l’oratorio Le Martyre de Saint Sébastien de Claude Debussy, spectacle dont la scénographie est à couper le souffle. Pour la première fois, Bob Wilson travaille avec des danseurs classiques. Patrick Dupond, Michaël Denard et Sylvie Guillem sont de l’aventure.
Ce n’est pas Sylvie Guillem qui me fait courir à Bobigny, mais Bob Wilson Je n’ai jamais vu sur scène les Danseurs et Danseuses Étoiles qu’il a choisi-e-s, tout juste aperçu-e-s furtivement à la télévision. Je sais qu’ils appartiennent à une compagnie prestigieuse dont le savoir-faire m’est étranger. J’avais à cette époque rangé un peu vite le ballet classique dans la rubrique « désuet et compassé ». Mais ce spectacle m’a ébloui et Sylvie Guillem littéralement envouté : je ne connais rien à la danse, encore moins au ballet mais son art du geste est une révolution qui instantanément m’ouvrira un univers inexploré.
Dès le lendemain, je me rue au Palais Garnier pour savoir quand sera son prochain spectacle. Au guichet, on me regarde éberlué et j’apprends vite que le Ballet de l’Opéra de Paris est un monde anonyme : on vient voir un spectacle, à la rigueur un chorégraphe mais les danseurs et les danseuses ne sont jamais sur l’affiche. C’était bien avant Internet et il fallait alors ruser pour connaître les distributions.
Ainsi débuta ce voyage qui allait transformer ma vie de spectateur. L’Étoile, on le sait, prit vite la clef des champs pour poser ses valises au Royal Ballet de Londres qui lui offrait ce que l’ Opéra de Paris et son règlement rigide lui refusaient : le choix d’un répertoire et de ses partenaires, 25 représentations par an et la liberté de danser là où ses rencontres artistiques la mèneraient. Démarche iconoclaste dans l’univers du ballet classique où les danseurs et les danseuses, aussi talentueux-ses soient-ils-elles, ne sont finalement que des exécutant-e-s. Jamais je n’ai manqué une occasion de voir Sylvie Guillem sur scène, toujours conscient que c’était un privilège. De Londres à Paris, de Milan à Moscou ou de Saint-Pétersbourg à Tokyo, il n’y a rien à retirer de ce périple scandé de moments émerveillés, pas un spectacle de trop.
Faudrait-il pourtant en choisir quelques-uns ? À coup sur, dans ce panthéon virtuel, trouverait-on haut dans la liste In the middle somewhat elevated par William Forsythe que le chorégraphe américain créât pour le Ballet de l’Opéra de Paris à la demande de Rudolf Nourev. Ce ballet serait sans doute bien différent s’il n’avait été fabriqué avec et pour Sylvie Guillem. Sidéré par sa technique hors du commun, William Forsythe écrit l’un des pas de deux les plus virtuoses que l’on puisse imaginer : torsions, déséquilibres permanents, pirouettes, sauts dans un tourbillon d’énergie mené à une vitesse insensée sur la musique entêtante de Thom Willems.
Un chef-d’œuvre est né et cette pièce restera intimement liée à Sylvie Guillem, tout comme L’Histoire de Manon est indissociable de sa carrière. Le ballet de Kenneth MacMillan, magnifiquement construit, permet d’exprimer une variété infinie d’émotions et de montrer l’évolution dramatique d’un personnage. Sylvie Guillem y est magique et lorsqu’elle reprend ce rôle en janvier 2011 pour trois représentations à la Scala de Milan, le public vient du monde entier pour la voir triompher. La Manon de Sylvie Guillem, c’est tout autant de la danse que du théâtre : lorsqu’elle est sur scène et qu’elle ne danse pas, elle est toujours Manon, elle incarne le rôle et continue de nourrir l’espace là où tant d’autres s’arrêtent à la dernière mesure de leur variation.
« Du champagne !« , disait Rudolf Noureev à propos de Sylvie Guillem dans Don Quichotte. L’image est on ne peut plus juste. Lorsqu’elle entre sur scène au début du premier acte, elle explose littéralement et remplit à elle seule tout l’espace de la scène pour construire en quelques minutes d’absolue virtuosité une Kitri d’anthologie. Elle reprend ce rôle au Palais Garnier en juin 1998 et partage pour la première fois l’affiche avec Nicolas Le Riche qui deviendra l’un de ses partenaires fétiches. C’est avec lui qu’elle danse l’un de ses derniers Lac des Cygnes à l’opéra Bastille en juin 1999, un ballet qu’elle avait interprété pour la première fois le 29 décembre 1984 sur la scène du Palais Garnier et qui lui valut à 19 ans le titre d’Étoile, 4 jours seulement après avoir réussi le concours de Première danseuse.
Jamais Sylvie Guillem ne se contentera d’un répertoire qui pourrait sembler étriqué. Et lorsque le Kirov (redevenu aujourd’hui Mariinsky) vient à Paris à l’automne 1994 et lui propose de se joindre à la tournée, elle parvient à convaincre Oleg Vinogradov, le directeur de la troupe, de ranger provisoirement Casse-Noisette et de mettre au programme La Fontaine de Bakhtchisaraï, joyau du ballet soviétique de 1934 signé Rostislav Zakharov totalement inconnu en occident. Le spectacle se joue à guichets fermés au Théâtre des Champs-Élysées.
Ce souci constant de ne pas se répéter et de chercher sans cesse la nouveauté, Sylvie Guillem l’exprime de manière flamboyante lorsqu’elle devient artiste associée du Sadler’s Wells , un statut qui lui permet de solliciter les chorégraphes avec lesquels elle souhaite travailler. Russell Maliphant est en tête de liste : après Broken Fall créé en décembre 2003 à Covent Garden, ce sera Push, triomphe planétaire absolu. Puis suit Sacred Monsters d’Akram Khan. Pas étonnant que ces deux-là soient au générique de l’ultime tournée Life in Progress.
Ce dernier tour s’achèvera au Japon comme de juste ! Et quoi de plus normal que d’associer à ces adieux celui avec qui tout avait – mal- commencé. Lorsque Sylvie Guillem écrit à Maurice Béjart en 1983 pour lui demander l’autorisation de présenter le solo La Luna au prestigieux concours de Varna, il refuse ! Sylvie Guillem passa outre cette interdiction et ce sera le début d’une amitié artistique au long cours qui produira des pièces majeures créées sur mesure pour Sylvie Guillem dont le vertigineux solo Racine Cubique. Mais le 30 décembre, non loin de Tokyo, c’est sur la table mythique du Boléro de Maurice Béjart qui Sylvie Guillem dansera son ultime spectacle. Fi de la tristesse et de la nostalgie : il nous reste des images mémorables et le plaisir d’avoir été le témoin privilégié de ce parcours artistique exceptionnel.
Life in Progress au Théâtre des Champs Elysées (17-20 septembre), National Theatre Taipei, Taïwan (3-4 octobre), National Center for Performing Arts, Pékin (9-10 octobre), The Esplanade, Singapour (13-14 octobre), Culture Square, Shanghai (18 octobre), City Center, New York ( 12-14 novembre), Festspielhaus, St Pölten, Autriche ( 2 décembre), NBS, Tokyo (17-20 décembre).
–Boléro/ Maurice Béjart/ Tokyo Ballet– tournée au Japon (10-30 décembre)
petitvoile
SYLVIE!!!!!!! Qui a aussi révolutionné la danse classique féminine ne l’oublions pas! L’école Vaganova s’est carrément mutée en nid à photocopieuses guillems…
Manon
Impossible de lui dire adieu…il y a sa technique, son interprétation de rôle, sa recherche du mouvement. Ce qui m’inspirera sans cesse chez elle c’est son éthique, à travers et au delà de la danse: le travail pur et sans chichi, ses engagements de vie et son absence de compromis. On peut donc y arriver à vivre sans faire de compromis?! 😉
alena
J’ai eu la chance de la voir à Fourvière pour ce dernier spectacle. Curieusement, on est triste sans être triste. Triste, vous savez pourquoi… Sans l’être, car on sent, comme toujours, que ce choix et ce spectacle sont mûris, pensés, réfléchis. Elle y est toujours aussi libre, belle, intelligente, indéfinissable, passant avec une aisance inouïe d’un style à l’autre – A chaque pièce chorégraphique, on se dit qu’elle est faite pour ce style… c’est qu’elle peut tout faire. Le solo de Mats Ek est plus qu’émouvant : c’est un prolongement de la vie. C’est pt-être celui-là qu’on garde en mémoire. Mais chaque pièce est à voir (bcp critiquent celle de Maliphant, perso, une de mes préférées, cette exploration du mouvement infini…).
On n’a pas envie de dire « Adieu Sylvie! », mais puisque c’est elle qui l’a choisi…
jean frederic
Vous avez raison Petit Voile: Sylvie Guillem a changé radicalement la perception du ballet classique. Au fond, comme avant elle MaÏa Plisstetskaya, elle a introduit ce qui manque si souvent dans cet art: la liberté. On lui a reproché de modifier les chorégraphies ce qui est faut. Elle a simplement cherché des réponses sur la signification de tel ou tel pas plutôt que de reproduire sans comprendre.. Il y a chez Guillem une honnêteté artistique phénoménale. Elle reste à ce jour la première source d’inspiration pour bien des danseuse et des danseurs. Je suis d’ailleurs frappé par exemple sur la carrière de Natalia Ossipova qui me semble comme calquée sur celle de Guillem que ce soit pour le répertoire que pour les compagnies avec lesquelles elle danse. D’ailleurs, C’est Sylvie Guillem qui a donné le la en étant la première danseuse à inverser la hiérarchie et à décider de sa carrière sans se laisser enfermer dans le carcan d’une compagnie.
Quant au programme de Life in Progress qui moi me bouleverse de bout en bout, il est au delà des critiques: au fond, qu’importe ce qu’elle danse car elle EST le spectacle. ET elle l’a toujours été.
Lachoupido
Nous aussi, élèves et professeursnous t’avons admirée et nous t’admirons encore et toujours.
Tu as changé la vie de nombreux et nombreuses danseurs et danseuses.
Merci pour tous ces beaux souvenirs et ton accent français qui nous charme et nous enchante.