Lest We Forget par l’English National Ballet au Sadler’s Wells
Commémorer la Première Guerre mondiale avec un ballet ? Drôle d’idée. Du moins c’est ce que je pensais avant de me rendre à la reprise de Lest We Forget de l’English National Ballet au Sadler’s Wells. Car cette soirée mixte, commanditée l’an dernier par la directrice de la troupe Tamara Rojo, donne à voir un trio de pièces dansées complémentaires qui raniment une guerre déjà loin dans les esprits. Malheureusement, il semblerait que ce moment de notre histoire soit devenu au fil des générations rien de plus qu’une litanie de dates, de lieux, de monuments aux morts, en somme juste un chapitre dans un livre d’Histoire poussiéreux. Enseveli sous une montagne de faits secs et déconnectés de notre réel, l’essentiel s’est perdu en chemin. Et c’est grâce à des programmes comme celui-ci que l’Histoire renaît de ses cendres. Tamara Rojo s’assure que chacun-e ait quelque chose à se mettre sous la dent sans pour autant que la logique commerciale prenne le pas sur l’ambition artistique. Il y est question de douleur, de souffrance, mais surtout, de courage et d’héroïsme féminin.
La soirée commence par un ballet au langage résolument classique et au titre évocateur : No Man’s Land, de Liam Scarlett. La pièce désigne bien sûr l’espace vide entre les tranchées où personne ne va jamais, mais aussi – au sens littéral – un pays vidé de ses hommes partis au front. Le lieu de l’action : une usine de munitions où travaillent les Canaries girls, des femmes aux mains jaunies par la poudre explosive des bombes qu’elles fabriquent. Comme les deux pièces qui suivent, ce ballet met en scène des pas de deux illustrant la dynamique de couples brisés par la guerre.
L’ambiance est au romantisme, la tonalité est furieusement pathétique, et les portés tout droit sortis d’Onéguine sont vertigineux. Sans compter la musique de Liszt qui en rajoute une couche. En donnant vie aux pensées des femmes qui rêvent à leurs hommes pour se redonner courage, le chorégraphe contourne habilement ce qui aurait pu représenter un problème de taille : narrer l’horreur et le grotesque de la guerre via le média de la danse classique, autrement dit esthétiser un conflit plein d’atrocités. Comme d’habitude, Alina Cojocaru illumine la scène de sa présence et de sa danse millimétrée, secondée magnifiquement par Erina Takahashi et Crystal Costa.
Second Breath, de Russell Maliphant, est une pièce contemporaine plus décevante. Le corps de ballet mixte marche sur scène lentement, des danseurs en soulèvent un autre, puis le laissent retomber doucement dans un rythme répétitif qui se veut hypnotique. La pénombre quasi-complète et les enregistrements sonores peu audibles ne contribuent pas à faire de ce moment un franc succès. La deuxième et dernière scène dépeint un autre couple anonyme déchiré par la guerre, dansé par Alina Cojocaru et Junor Souza. Si les interprètes sont irréprochables, la chorégraphie ne m’a pas beaucoup touchée.
La pièce du chorégraphe contemporain Akram Khan, Dust, reprend les mêmes motifs, cette fois avec beaucoup plus d’impact. Le rideau se lève sur un homme torse nu à terre, pris de convulsions (Fabian Reimair) dans une ambiance de mort omniprésente. Le corps de ballet frappe dans ses mains comme un seul homme, laissant tomber une poignée de poussière grise qui forme un halo dans l’éclairage tamisé. « Tu es poussière, et à la poussière tu retourneras ». Puis se forme une chaîne humaine géante, formée de bras accrochés les uns aux autres, qui ondule et respire au souffle de chants mystiques et d’un violon lyrique.
Oui, il y a bien quelque chose de beau au milieu de l’horreur, une fraternité indestructible dans la souffrance. Celle des soldats au front, mais surtout des femmes, devenues de véritables guerrières à l’arrière. L’influence du kathak, une danse indienne traditionnelle dont est issu le chorégraphe, donne corps et voix à cette solidarité féminine à toute épreuve. Les bustes s’ouvrent et se referment violemment, les bras miment le travail de l’usine au rythme des percussions, une danse qui conte la fatigue et la détermination. Déjà, dans le chœur des femmes, Tamara Rojo est une coryphée pleine d’autorité à couper le souffle.
Après la danse des femmes toute en puissance et harmonie, c’est désormais le moment du couple (avec James Streeter) et de la dissonance, une histoire racontée dans un silence pesant, tant l’expérience de la guerre est ineffable. Comment se reconstruire quand l’esprit et le corps sont brisés ? Les rôles traditionnels de l’homme et de la femme sont complètement bouleversés. La danse du couple est secouée de cassures, de regards qui s’affrontent, de gestes de violence esquissés. Et, à l’inverse, entrecoupée de mouvements doux, tendres, qui tentent de ressusciter l’intimité perdue d’un couple désemparé, où chacun ne se reconnaît plus. Et un constat final tragique : celui d’impossibles retrouvailles, perdues d’avance.
Lest We Forget par l’English National Ballet au Sadler’s Wells. No Man’s Land de Liam Scarlett, avec Alina Cojocaru, James Forbat, Erina Takahashi, Fabian Reimair, Crystal Costa et Max Westwell ; Second Breath de Russell Maliphant, avec Alina Cojocaru et Junor Souza ; Dust d’Akram Khan, avec Tamara Rojo, James Streeter et Fabian Reimair. Mardi 8 septembre 2015.