Soirée Duato/Kylián/Naharin – Pétillant bouillon orgasmique au Staatsballett de Berlin
La première de la saison 2015/16 du Staatsballett de Berlin était placée sous le signe de la danse contemporaine, dont le public est peu habitué. En tête de gondole, Ohad Naharin de la Batsheva Dance Company (à Paris en janvier 2016), chef de file de la danse gaga, œuvrant pour la liberté pure du mouvement. Aux côtés de Secus, Castrati de Nacho Duato et Petite Mort de Jiří Kylián sont venus également gonfler le répertoire d’une jeune troupe talentueuse et clairement ouverte au changement.
Nacho Duato, l’intendant du Staatsballett de Berlin est persuadé que « le ballet doit conserver une touche de sexy, ou, plus précisément, exprimer une certaine sensualité« . En programmant sa pièce Castrati (créée en 2002 pour la Compañía Nacional de Danza), il propose à neuf de ses danseurs d’aborder un sujet douloureux, à travers un langage voluptueux : les castrats. « Sous la Renaissance italienne, les femmes n’avaient pas voix au chapitre dans les églises, il fallait donc opter pour la castration de jeunes garçons pour interpréter le registre des soprani. On contraignait les futurs castrats à renoncer à leur sexe biologique, à leur masculinité« . Un rituel barbare qui n’est pourtant pas si lointain puisque le dernier castrat, Alessandro Moreschi, est mort en… 1922 !
Les huit moines (ou bourreaux), en soutanes rouges et noires (ressemblant beaucoup à celles de Vielfältigkeit. Formen von Stille und Leere) ou en corsets, cherchent l’élu sacrifié qui finira seul, les mains ensanglantées. Ils prennent leur élan, tout en apesanteur, tels des Derviches tourneurs, guidés par des partitions d’Antonio Vivaldi et Palladio de Karl Jenkins. Nacho Duato rappelle que « les compositions de Vivaldi on été écrites pour cette tessiture, pour donner une voix de femme à la virilité« . Malheureusement, une nouvelle fois, aucun orchestre de la capitale allemande, qui pourtant en regorge, n’a pu venir jouer les partitions du maître italien…
La gestuelle de cette confrérie de danseurs, qui évoluent en canon et symétriquement, transpire la fluidité, chère à Nacho Duato (et qui a fait ses classes aux côtés de Jiří Kylián au Nederlands Dans Theater). Néanmoins, certains danseurs marquent le mouvement avec plus ou moins d’intensité, provocant de mini décalages dans le quatuor notamment. Les mouvements de bras sont aussi plus saccadés, plus carrés, qu’à l’accoutumée : les mains tressaillent, les poignets s’agitent, les doigts frémissent. On note le poignant solo d’Olaf Kollmannsperger qui enchaîne les sauts enlevés et les chutes pirouettantes. Quant au futur castrat, Wei Wang (danseur chinois élu Meilleur espoir en 2010 à Pékin), il vit son supplice les pieds flex ou recroquevillés, et empoigne son destin avec une sublime émotion. Une pièce austère, délicate et tourmentée, servie par neuf interprètes ténébreux à souhait.
En seconde pièce, le Staatsballett innove en invitant le directeur de la Batsheva, Ohad Naharin, qui a fait découvrir Secus, extrait d’une pièce intitulée Three. Si Secus se compose en grande partie de séquences chorégraphiées par Ohad Naharin, le reste (et le début) de la pièce est le résultat d’improvisations chorégraphiées par les danseurs-ses berlinois-es, qui ont plongé dans la danse gaga avec grande joie. Tous les Secus programmés de par le monde sont donc différents même si la trame, elle, reste identique.
Extrêmes, 17 danseurs-ses (mentions spéciales à Lucio Vidal, Vladislav Marinov, Patricia Zhou et Mari Kawanishi), entrent et sortent, vêtu-es de débardeurs, t-shirts et pantalons moulants aux couleurs pastel (costumes : Rakefet Levy). On pourrait, un instant, penser à une pub Benetton ou American Apparel. L’ensemble des danseurs-ses évolue en nombre restreint ou au complet, en file indienne ou au hasard de l’espace, pour se désarticuler, se jeter, s’étirer, se courber, sautiller, palpiter, montrer ses fesses, faire des grimaces, avec une débordante énergie et une extraordinaire maîtrise. Un folioscope d’élans et d’envies, une succession d’images et de particularités.
Ce qui intéresse Ohad Naharin, c’est « la création d’une atmosphère qui est à l’opposé de l’arbitraire, où des individus tout en maîtrise s’écoutent« . Car Secus ne répond à aucune narration mais évoque une recherche philosophique, comme si le public se trouvait devant une œuvre d’art abstraite. Ohad Naharin propose une réflexion autour de l’individualité dans un ensemble et une approche philosophique du plaisir à l’état pur. Le duo amoureux, composé de deux danseurs se déhanchant avec peps sur une musique entraînante aux rythmes latinos, souligne à merveille ce que Ohad Naharin souhaite nous faire ressentir : « J’aime jouer avec les limites et saisir le plaisir de l’instant comme croquer un fruit à pleines dents« . L’essence du mouvement permet de faire jaillir les sens. Nos émotions les plus profondes s’extériorisent laissant transparaître une physicalité proche de l’animal.
Secus s’achève sur une touche spirituelle : une sorte d’ »adieu-bienvenue » que les danseur-ses, un-es à un-es, expriment en saluant les bras grands ouverts, paumes des mains dirigées vers les cieux, mais très vite repliées pour protéger leurs visages. Un salut rempli d’espoir mais également de craintes…
Comme pour ponctuer la soirée d’un soupir idéal, Petite Mort de Jiří Kylián clôture cette première, légendaire de modernité. Ballet créé spécialement pour le Festival de Salzbourg, célébrant le bicentenaire de la mort de Mozart en 1991, Petite Mort met en scène six hommes et six femmes, habillé-es de corsets blanc-cassé, et six fleurets. Rythmé par les adagios des Concertos pour piano N°21 et N°23 de Wolfgang Amadeus Mozart, Petite Mort prend son envol avec grâce et légèreté, pour atteindre l’apothéose, tout en délicatesse. Le chorégraphe tchèque, et maître incontesté du mouvement « made in Nederlands Dans Theater », compose la danse en architecte du son. Mais Petite Mort est avant tout une métaphore, celle d’un orgasme. Rien de mieux que la danse pour l’exprimer car, selon Jiří Kylián, « la danse et le mouvement composent un langage qui permet d’aller plus loin, d’approcher de plus près l’être humain, d’explorer les recoins de l’âme ».
Quelques bémols à cette parfaite osmose entre danse et musique : le Pas de deux dansé par Mikhail Kaniskin et Aurora Dickie manque un peu de clarté dans l’exécution, quelques petits à-coups viennent perturber le liant continu du mouvement. Celui de Krasina Pavlova et de Dominic Hodal aurait pu occuper plus l’espace. Par contre, la première prise de rôle d’Elena Pris, aux bras de Lucio Vidal (charismatique danseur argentin… barbu !), est très réussie. Ce langage savoureusement sensuel et issu de métissages techniques, oscillant entre néo-classique et moderne, explore des formes complexes et originales entre les danseur-ses, mettant en interactions chaque partie du corps : les couples se rapprochent, se frôlent, s’évitent, s’effleurent, s’inclinent. On ne doute pas que les solistes du Staatsballett trouveront très vite leurs marques pour atteindre la rencontre charnelle, au sommet de sa beauté glaçante.
Soirée Duato/Kylián/Naharin du Staatsballett de Berlin à la Deutsche Oper Berlin. Castrati de Nacho Duato, avec Wei Wang, Taras Bilenko, Arshak Ghalumyan, Arman Grigoryan, Olaf Kollmannsperger, Alexej Orlenco, Kévin Pouzou, Marian Walter et Mehmet Yümak ; Secus de Ohad Naharin, avec Alexander Akulov, Giuliana Bottino, Ty Gurfein, Dominic Hodal, Mari Kawanishi, Vladislav Marinov, Danielle Muir, Jordan Mullin, Elena Pris, Alexander Shpak, Federico Spallitta, Lucio Vidal, Pauline Voisard, Xenia Woest, Dominic Whitbrook et Patricia Zhou ; Petite Mort de Jiří Kylián, avec Cécile Kaltenbach, Konstantin Lorenz, Luciana Voltolini, Vladislav Marinov, Maria Boumpouli, Federico Spallitta, Krasina Pavlova, Dominic Hodal, Aurora Dickie, Mikhail Kaniskin, Elena Pris et Lucio Vidal. Jeudi 22 cotobre 2015.