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Solo Olos/ Son of Gone Fishin’/ Rogues/ PRESENT TENSE – Les adieux en beauté de Trisha Brown aux théâtres parisiens

Comme Yvonne Rainer, Steve Paxton et Lucinda Childs, Trisha Brown est un des membres fondateurs du Judson Dance Theater, creuset de la danse postmoderne américaine, mis à l’honneur cet automne à Paris. Mais dans son cas, le programme de quatre pièces (Solo Olos, Son of Gone Fishin’, Rogues et PRESENT TENSE) présenté au Théâtre National de Chaillot, prend une saveur toute particulière. C’est en effet la dernière fois que sa compagnie danse les œuvres de cette immense chorégraphe dans une salle parisienne.

Son of Gone Fishin' de Trisha Brown

Son of Gone Fishin’ de Trisha Brown

Contrainte en 2012 à se retirer pour raisons de santé, Trisha Brown laisse seules à la tête de sa compagnie deux fidèles collaboratrices depuis une trentaine d’années, Carolyn Lucas et Diane Madden. Commence alors une longue tournée d’adieux qui fait actuellement sa dernière escale à Paris. Dans un répertoire riche de plus de cent œuvres, les membres de la compagnie ont choisi collectivement quatre pièces couvrant trente-cinq ans de création. « D’une certaine façon, nous montrons d’un côté la complexité de la danse de Trisha et, de l’autre, l’évidence et la simplicité de son mouvement« , dit très justement Carolyn Lucas. Et en effet, ce qui, au delà d’un processus de construction géométrique rigoureux, frappe avant tout dans cette soirée, est le naturel et la fluidité de la danse de Trisha Brown.

C’est sur Solo Olos, courte pièce datant de 1972 et emblématique de la recherche du « mouvement pur«  chez la chorégraphe, que s’ouvre joliment ce programme. Comme son titre l’évoque, ce solo transformé en création pour cinq danseurs et danseuses, utilise des mouvements renversés. Quatre interprètes, tous vêtus de blanc, exécutent leur partition dans un silence que seul vient troubler par moments les instructions dites par un cinquième, sorti de scène. Tous déroulent au sol et à la verticale une même phrase faite de gestes précis et anguleux qu’adoucissent quelques roulements de hanches. Par intermittence, l’un d’entre eux s’échappe du groupe pour mieux revenir à l’unisson. Ce petit bijou d’apparente simplicité fait qu’on ne peut qu’être d’accord avec Carolyn Lucas lorsqu’elle déclare : « Si je regarde une pièce comme Solo Olos – qui a quarante ans -, je me dis qu’elle aurait pu être créée il y a vingt ans, voire hier ! »

Solo Olos de Trisha Brown

Solo Olos de Trisha Brown

La pièce suivante, Son of Gone Fishin’, créée en 1981 sur une musique de Robert Ashley, met en scène six interprètes dont les tuniques et pantalons lamés déclinent les ors. Dans cette œuvre où la danse parait plus que jamais libre et coulant de source, se cache ce que Trisha Brown disait être « l’apogée de la complexité dans son travail« . Comme dans toutes ses productions, le point de départ en est une phrase construite à partir d’improvisations. Ici, cette phrase est modifiée pour pouvoir être dansée dans les quatre directions et à l’envers aussi bien qu’à l’endroit. Chacun peut alors exécuter sa partition dans un flux presque incessant de mouvements souples alliant droites et courbes, et rejoindre par instant tel ou tel autre interprète dans sa danse ou son placement. Le jeu de ces corps semblant se transformer peu à peu en flemmes dansantes sous les lumières, ou plutôt la pénombre peu à peu distillée par John Torres, est fascinant.

Rogues, la troisième pièce du programme, et la plus récente puisqu’elle date de 2011, est un duo masculin jubilatoire. Trisha Brown y utilise ce qu’elle appelle « des aberrations délicates » c’est-à-dire que les gestes sont parfois doublés ou omis par un des danseurs. Comme le note Carolyn Lucas, « Le spectateur est amené à se demander ‘Ai-je vraiment vu ce que j’ai vu ou est-ce que cette variation très rapide n’était qu’une hallucination ?’ » Et ce jeu de double qui n’en est pas tout à fait un est accentué par le processus de construction chorégraphique, très bien expliqué par Neal Beasley qui participa à la création. « Un danseur lance un mouvement, préalablement appris par l’autre. Le mouvement suivant est ensuite généré par l’interruption du mouvement précédent, avant que celui-ci n’ait atteint sa complétude, obligeant l’autre danseur à le rattraper, à sortir de son mouvement achevé pour rattraper son retard sur l’autre danseur pendant que celui-ci se projette plus avant dans la séquence de la phrase. » Ce jeu mêlant décalages et unissons, où les surprises abondent, met en valeur de façon réjouissante la complicité des deux interprètes.

Vient enfin le moment de la dernière pièce, PRESENT TENSE, créée en 2003 sur les Sonates et interludes pour piano préparé de John Cage. Ici, le vocabulaire se fait plus rond et les sept interprètes, qu’ils soient en groupe ou en duos, sont incessamment liés, connectés, comme un tout mouvant, dont quelques atomes parfois s’échappent. Carolyn Lucas raconte que « Cherchant sans cesse à défier la gravité, Trisha voulait construire une section où des actions aériennes surgiraient d’un groupe traversant la scène : six danseurs se déplaçant comme une masse, des ascenseurs apparaissant, et, afin d’intensifier l’effet, une attention toute particulière portée à ce que les plus grands danseurs soient transportés dans les airs. » Ces jeux collectifs se concrétisant par d’impressionnants portés, les costumes et décors aux rouges, roses, bleus et jaunes éclatants, font de PRESENT TENSE un rayonnant final.

PRESENT TENSE de Trisha Brown

PRESENT TENSE de Trisha Brown

Cette belle soirée, portée par de jeunes interprètes qui, bien que n’ayant jamais travaillé avec Trisha Brown, incarnent brillamment la danse de cette magnifique chorégraphe, fait évidemment regretter que son répertoire déserte à tout jamais la scène. Mais savoir que, comme récemment pour le mythique et réjouissant Roof Piece repris à la demande du CND sur les toits de Pantin, ses pièces continueront à vivre ailleurs, n’est pas une moindre consolation. Une manière de boucler la boucle et de revenir aux préceptes du Judson Dance Theater, dont les protagonistes rejetaient tout ce qui ressemblait à un spectacle traditionnel et notamment l’élitisme des lieux dédiés à ses représentations.

 

Soirée Trisha Brown par la Trisha Brown Dance Company, au Théâtre National de Chaillot dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Solo Olos de Trisha Brown, lumières d’Hillery Makatura, avec en alternance Cecily Campbell, Marc Crousillat, Olsi Gjeci, Leah Ives, Tara Lorenzen, Jamie Scott et Stuart Shugg ; Son of Gone Fishin’ de Trisha Brown, musique originale de Robert Ashley, costumes de Judith Shea, lumières de John Torres, avec Cecily Campbell, Olsi Gjeci, Leah Ives, Tara Lorenzen, Jamie Scott et Stuart Shugg ; Rogues de Trisha Brown, musique originale d’Alvin Curran, costumes de Kaye Voyce, lumières de John Torres, avec en alternance Cecily Campbell, Marc Crousillat, Jamie Scott et Stuart Shugg ; PRESENT TENSE de Trisha Brown, conception visuelle et scénographie d’Elizabeth Murray, musique originale de John Cage, lumières de Jennifer Tipton, réinterprétation des Costumes Elizabeth Cannon d’après le concept original d’Elizabeth Murray, avec Cecily Campbell, Marc Crousillat, Olsi Gjeci, Leah Ives, Tara Lorenzen, Jamie Scott et Stuart Shugg. Mercredi 4 novembre 2015.

Les propos de Neal Beasley ont été recueillis par Gilles Amalvi. Ceux de Carolyn Lucas par Philippe Noisette ou par Gilles Amalvi.

Après les dates parisiennes, la tournée d’adieux de la Trisha Brown Dance Company se poursuit jusqu’en février 2016 en Europe (notamment à Tours et Bourges) puis aux Etats-Unis.

 

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