La Dame aux Camélias en direct du Bolchoï – Svetlana Zakharova et Edvin Revazov à leur apogée
Blancs, Madame est bien disposée. Rouges, Madame est indisposée. Les camélias de Marguerite Gautier ne sont pas seulement figuratifs et le ballet que John Neumeier a composé à partir du roman d’Alexandre Dumas fils ne parle pas que le langage des fleurs… Quiconque se rappelle les catleyas de Proust – ou la poésie noire de Baudelaire – sait que la fleur est parfois métaphore du mal. Ce ballet à l’écriture sophistiquée doit être dansé avec l’emphase qui convient pour emporter son public, le pire écueil étant de ne compter que sur les costumes somptueux de Jürgen Rose, la musique mélancolique de Chopin et l’argument soigné d’Alexandre Dumas fils. Peu de compagnies dans le monde, pas même l’Opéra de Paris, peuvent porter cette Dame aux Camélias sur pointes de bout en bout. L’interprétation du Bolchoï a confiné au sublime. Svetlana Zakharova s’est montrée bouleversante en courtisane déchue, palpitant de mille nuances aux bras de son amant Armand (Edvin Revazov, véritable beauté slave). Leur passion dévorante a ravagé la scène, faisant résonner avec puissance les mots de Franz Liszt « et je ne sais quelle étrange corde d’élégie antique vibre dans mon cœur à son souvenir« .
Le pinceau chorégraphique de John Neumeier a dessiné des pas de deux dont le graphisme sied si bien à Svetlana Zakharova. L’Étoile a donné un fini particulièrement racé aux danses fusionnelles du couple maudit Marguerite et Armand. Ce dernier a été incarné avec une poésie lunaire par Edvin Revazov, ardant sans démesure, aux expressions faciales très inspirées. Sa chevelure blonde l’a coiffé de l’auréole d’une âme sœur vertueuse pour la vaniteuse Marguerite, qui a semblé s’adoucir à ses côtés. D’artificielle et précieuse, elle est devenue peu à peu aimante et… Faillible. Leurs portés virtuoses et leurs étreintes passionnées ont rappelé les accents des couples enlacés de Rodin. Par leur danse sculpturale, expressionniste et furieusement romantique, Svetlana Zakharova et Edvin Revazov ont érigé La Dame aux Camélias au rang de chef-d’œuvre de la danse quand bien des interprètes de renom l’ont rabaissée à un triste niveau de fadeur convenue.
Il faut également rendre hommage à l’engagement dramatique du corps de ballet qui ne s’est pas seulement reposé sur sa perfection technique et esthétique. Ce ballet théâtral brille par ailleurs par sa multitude de personnages secondaires : Kristina Kretova en charmante Prudence cleptomane, Mikhail Lobukhin en fier étalon Gaston ou encore Daria Khokhlova en jeune peste Olympia ont fait office de cocasses virgules entre les scènes qui suintent d’une douleur ravageuse. La confrontation entre le père d’Armand (Andreï Merkuriev, blême et effacé) et Marguerite signe à cet égard un point de rupture dans l’acte II. La parenthèse bucolique du bonheur bourgeois est rompue. Le vice citadin regagne la courtisane repentie. La morale mondaine de la Monarchie de Juillet réinstaure son ordre patriarcal et le conservatisme des mœurs. Svetlana Zakharova a dépeint de manière tranchée cette phase ascendante vers sa mort sentimentale, sociale puis physique. Son regard s’est perdu dans le néant, son buste s’est raidi, ses bras ont flotté dans le vide avec une fatalité troublante qui faisait corps avec les notes lourdes de Chopin. Son corps tout entier a ployé sous le coup de l’anéantissement.
Le génie de John Neumeier réside notamment dans l’exploitation du parallèle entre Marguerite Gautier et Manon Lescaut, héroïne courtisane de l’abbé Prévost qui introduit dans le ballet le libertinage putride du siècle précédent. L’incisive Anna Tikhomirova, Manon autoritaire, a joué avec brio le rôle de la mauvaise conscience de la Dame aux camélias, exaltant son côté le plus ténébreux, celui qui la pousse au-delà de la « virginité du vice« . Manon y est apparue comme un vampire, laissant Marguerite exsangue. Mais Manon, elle, meurt dans les bras de son amant ; Marguerite, phtisique, s’éteint seule.
Le chorégraphe a également érotisé la figure de la ballerine, instillant des allusions grivoises par-ci par-là en prélude à de très explicites étreintes. Quand les premières notes de la ballade numéro 1 de Chopin retentissent, Marguerite est grave, presque fanée, dans sa robe de velours noir. Les roses de son visage ont déjà pâli. Le « Black Pas de Deux », ou la dernière étreinte charnelle du couple, a irradié la scène d’un éclat funeste. Svetlana Zakharova qui ressemblait jusqu’alors à une virevoltante « figurine de Saxe » a adopté des postures de martyre christique, investie d’une mission auto-sacrificielle. Ses arabesques écartelées en robe noire de deuil puis sa longue agonie dans la robe-linceul du final ont imprégné le troisième acte d’une dimension sépulcrale. La qualité de captation a permis la restitution dans les moindres subtilités de ce tourbillon émotionnel.
Et lors de l’épilogue, les larmes qui ont coulé sur le visage d’Armand à la lecture du journal de sa défunte amante ont extériorisé le chamboulement intérieur qu’a provoqué l’extinction d’une Marguerite chimérique, corps à la fois offert et intouchable.
La Dame aux Camélias de John Neumeier par le Ballet du Bolchoï, au Théâtre du Bolchoï. Avec Svetlana Zakharova (Marguerite Gautier), Edvin Revazov (Armand Duval), Anna Tikhomirova (Manon Lescaut), Semen Tchoudine (Des Grieux), Andreï Merkuriev (Monsieur Duval), Kristina Kretova (Prudence Duvernoy), Mikhail Lobukhin (Gaston Rieux), Daria Khohlova (Olympia), Anna Antropova (Nanina) et Viatcheslav Lopatine (Le Comte). Retransmission en direct au cinéma du dimanche 6 décembre 2015.