Adieux de Mats Ek et Ana Laguna – From Black to Blue au Théâtre des Champs-Élysées
Un grand plié en seconde, profond, presque jusqu’au sol, les deux pieds bien ancrés dans la terre. Un plié si évocateur de Mats Ek, que l’on doit retrouver dans tous ses ballets montés en 50 ans de création. C’est sur ce grand plié seconde que s’ouvre From Black to Blue, spectacle au Théâtre des Champs-Élysées marquant les adieux de Mats Ek et sa compagne-muse Ana Laguna. Pour ce double adieu, le chorégraphe n’a pas choisi une de ses grandes relectures comme Giselle. Il n’a pas non plus pris l’option rétrospective. Place plutôt à deux pièces créées dans les années 1990, pas forcément les plus connues, et une création pour sa femme et Yvan Auzely. Trois pièces sur le quotidien réinventé, sur trois univers où l’on entre ou pas et ça n’a pas forcément d’importance car tout parle toujours, profondément, des êtres humains, avec une danse âpre et surprenante.
Tout commence donc par un grand plié seconde pour l’ouverture de She was Black, pièce créée en 1994 et dansé ici par le Semperoper Ballett de Dresde. Tout est parti d’une plaisanterie de l’auteur Beppe Wolgers : « J’ai rêvé de Dieu la nuit dernière. Et à quoi ressemblait-il ? Elle était noire« . Plus que Dieu, c’est une certaine absurdité et les surprises des choses qui inspirent Mats Ek. Comment souvent dans ses ballets, tout part ici du quotidien, qui donne si bien cette profonde humanité à sa danse, porté par une folle virtuosité. Mais le quotidien dérape. Les situations deviennent absurdes, les couples s’interrogent. L’ambiance est à l’image de l’escalier qui sert de décor : à la fois simple et aride, en même temps biscornu et surprenant. Un escalier Alice au pays des Merveilles, où l’absurdité titille le quotidien. La danse de Mats Ek est comme on l’aime : à la fois simple et virtuose, parfois bondissante. Les quelques références s’égrènent, Martha Graham ici, un clin d’oeil à la danse classique par là avec un dernier personnage aux lignes et arabesques fabuleuses.
Solo For 2 a été créé en 1996 pour Sylvie Guillem et Niklas Ek (le frère du chorégraphe), repris pour cette soirée d’adieux par Dorothée Delabie (Ballet de l’Opéra de Lyon) et Oscar Salomonsson (Ballet de l’Opéra Royal de Stockholm). Parler de l’amour et du couple, c’est le moins que l’on puisse dire courant dans l’art. Mais Mats Ek sait le faire à sa façon. Pendant 25 minutes, un couple grandit, se heurte, s’aime. Crée son univers, se trouve confronté à la réalité de la vie, se dispute, parfois se sépare pour mieux se retrouver. Un homme, une femme, la banalité de la vie. Et une humanité bouleversante, prenante à couper le souffle.
Sans rideau fermé ni salut, le décor se lève pour laisser le plateau à nu. Un autre couple prend place, Ana Laguna et Yan Auzely, pour Hâche, la création de ce spectacle. C’est un peu comme de voir le couple de Solo For 2 30 ans plus tard. Les cheveux ont blanchi, les corps ont perdu de leur allant, mais il y a toujours cette flamme intérieure, cette humanité (on en revient décidément toujours au même mot), cette chaleur dans les yeux et dans les coeurs. La banalité du quotidien est plus que là, avec ce geste si répété de couper du bois. La routine, c’est parfois déprimant. Pas ici. Même si ce n’est pas non plus le paradis. Hâche, c’est un peu l’histoire du quotidien qui peut s’illuminer dès qu’il y a un peu d’amour, tout en restant le quotidien.
Ana Laguna bouge sa silhouette de fée en scène. Tout en elle semble être fait pour danser la danse de Mats Ek. À moins que ce ne soit l’inverse : Mats Ek a façonné sa danse sur le corps et l’esprit d’Ana Laguna. Les voir partir et saluer ensemble tombe en tout cas sous le sens. Il a créé, elle a dansé, et cela a donné plus qu’un style : ça a donné une oeuvre. Qu’il semble vertigineux de ne plus jamais voir en scène, ce que souhaite pourtant le chorégraphe.
From Black to Blue de Mats Ek au Théâtre des Champs-Élysées. She was Black avec Svetlana Gileva, Christian Bauch, Alice Mariani, Claudio Cangialosi, Clément Haenen, Elena Vostrotina, Istvan Simon, Skyler Maxey-Wert, Francesco Pio Ricci, Jenny Laudadio et Monica Tardaguila ; Solo For 2 avec Dorothée Delabie et Oscar Salomonsson ; Hâche avec Ana Laguna et Yan Auzely. Mercredi 6 janvier 2016. À voir jusqu’au 10 janvier.