Rencontre avec Jean-Guillaume Bart pour sa Belle au bois dormant au Yacobson Ballet
Professeur et pédagogue, Jean-Guillaume Bart est aussi chorégraphe. Après La Source, il s’attelle à une relecture de La Belle au bois dormant pour le Yacobson Ballet, venu de Russie. La production tourne tout l’hiver en France. Jean-Guillaume Bart raconte à Danses avec la plume les fondements de son projet et sa vision de la danse classique, toujours basée sur le sens du geste et la musique.
Comment est né ce projet ?
À vrai dire, tous ces grands ballets qui ont déjà été vus et revus ne m’intéressent pas vraiment. Mais une journaliste que j’avais rencontrée lors de La Source m’a mis en contact avec le Yacobson Ballet. J’y ai retrouvé Andrian Fadeev, ancien danseur du Mariinsky que j’avais rencontré lorsque j’avais été invité à danser là-bas. Il dirige le Yacobson Ballet depuis cinq ans. Cette troupe a été fondée dans les années 1960 par Leonid Yacobson qui était un peu comme Maurice Béjart pour les Russes. C’était quelqu’un de très novateur et il a déclenché des polémiques en URSS. Mais à la mort de ce chorégraphe, le niveau de la compagnie a beaucoup baissé. Andrian Fadeev essaye de la remettre en état et de la promouvoir. Il va chercher des artistes à la sortie de l’école Vaganova ou au Mikhailovsky, il rassemble des talents autour de lui.
Quels sont les grands axes de votre relecture de La Belle au bois dormant ?
Je me sens plus arrangeur et metteur en scène que chorégraphe. Je garde d’ailleurs un canevas très traditionnel, la base est de toute façon à peu près la même chez toutes les Belles au bois dormant. Pour cette version, j’ai voulu redonner de la cohérence à un ballet qui devient souvent un prétexte à danser. Les personnages sont alors oubliés. Il faut réfléchir à la place de chacun et à la narration. Je me suis concentré sur donner un élan cohérent à cette narration, d’autant plus que le Yacobson Ballet est une troupe d’une soixantaine d’artistes, je ne cherche pas la super-production. Il y a aussi beaucoup de pantomime un peu ennuyeuse à mes yeux. Je me suis posé plein de questions par rapport à ça. J’ai fait mes propres choix, aussi sur des choses que j’avais appréciées dans la version de Rudolf Nourev comme le développement du rôle du Prince.
Chorégraphiquement, ce que j’ai fait n’a rien de novateur, mais j’ai essayé de redonner de la vie au classicisme, car on ne sait plus ce que c’est. Le classicisme, ce n’est pas juste être beau. Pour moi, ça tire vers le haut, ça tire vers la lumière. Je voulais ainsi redonner ses lettres de noblesse à un ballet qui est très emblématique de l’art classique. La Belle au bois dormant, c’est un hommage au Château de Versailles, à la France du XVII et XVIIIe siècle. J’ai gardé le grand texte de la tradition, même si je ne veux pas parler de la tradition de Petipa parce que l’on ne peut pas vraiment savoir ce que c’est.
Que pensez-vous alors de ces versions qui cherchent à revenir au plus près de la version de Marius Petipa ?
J’ai fait un travail de recherche sur les productions soit-disant traditionnelles, comme celle de Sergueï Vikharevet et plus récemment celle d’Alexeï Ratmansky. Les Russes sont très ambigus par rapport à ça. Ils sont persuadés qu’ils connaissent tout sur Marius Petipa, alors que ce qu’ils dansent, ce n’est pas du Petipa. Alexeï Ratmansky l’a plus ou moins démontré. Il manque beaucoup de choses dans les notations : les têtes, les bras ou le haut du corps sont libres d’interprétation. Mais pour moi, le résultat n’est pas vivant. Et je n’ai pas trouvé ça bien dansé, dans le sens où la danseuse qui interprétait Aurore n’avait pas les bras de l’époque et le buste en avant. Elle dansait à l’américaine. Et puis les corps d’aujourd’hui ne sont pas ceux de l’époque, la manière de bouger n’est pas celle de l’époque. Pour moi, une reconstitution ne peut pas fonctionner.
Après, entre les ballerines qui cherchent les hyper-extensions et ces danseuses à qui l’on demande de ne pas lever les jambes à plus de 90 degrés et qui sont frustrées, je me demande ce qu’est la danse classique d’aujourd’hui. Est-ce que c’est ça ou est-ce que c’est quelque chose en évolution ? Si ce n’est pas de la gymnastique, est-ce qu’il faut absolument faire les déboulés sur demi-pointes ? Tout cela me paraît hors-sujet aujourd’hui. J’ai eu envie de revenir à ce que j’ai connu et qui m’a fait rêver. C’est-à-dire les Noëlla Pontois, Ghislaine Thesmar, Dominique Khalfouni… où l’on va chercher une quête d’émotion tout comme une évolution dans la technique.
Comment redonne-t-on de l’émotion à un ballet qui tombe vite dans l’enchaînement de virtuosité ?
En redonnant du sens à chaque geste. Et c’est ce qui a été compliqué. J’ai essayé de ramener les artistes du Yacobson Ballet à leurs propres origines. Je me suis beaucoup basé sur un télé-ballet de 1964, une version de Sergueïev. Pour moi, c’est la grande époque russe et c’est extraordinaire. Les jambes ne sont pas derrière l’oreille, le style est d’un classicisme et d’une pureté extraordinaire. Chaque geste veut dire quelque chose et a une intention, dans la plus pure tradition. Chaque port de bras doit être porteur d’un message. Si le corps est en avant ou en arrière, cela n’a pas la même signification. Il faut le comprendre. Ça ne devient pas spectaculaire, ça devient magique.
Pourquoi est-ce difficile ?
Les danseurs et danseuses ont été élevé.e.s à la Vaganova, avec les stéréotypes d’aujourd’hui et les demandes des directeur.rice.s d’école et de compagnie d’aujourd’hui. Ils ne se rendent plus compte que ce qu’ils font n’a aucun sens. Mais c’est pour moi un problème général qui ne concerne pas que la Russie. La génération passée a beaucoup de mal à se faire entendre aujourd’hui, j’ai du mal à me faire entendre quand je donne mon cours du matin à l’Opéra. Qu’est-ce que l’art classique ? L’harmonie et le sens des proportions. Aujourd’hui, on ne cherche pas l’harmonie, on cherche à lever la jambe et à sauter le plus haut possible, si possible avec un grand sourire. Mais il n’y a pas de prise de lumière, il n’y a pas de volume. Lever la jambe peut être très beau, mais la jambe doit avoir de la cohérence avec le reste du corps. On ne jette pas le pied, on le conduit. J’ai regardé des vidéos de Sylvie Guillem, notamment le Grand pas classique en 1987, et je me suis aperçu qu’elle ne levait pas les jambes si haut que ça. Aujourd’hui, les danseuses cherchent à lever les jambes comme elle, mais je crois qu’elles n’ont pas compris ce que faisait Sylvie Guillem.
Comment avez-vous travaillé la musique de Tchaïkovski ?
J’ai essayé de revenir à un tempo plus rapide, mais ça a été difficile car le Yacobson Ballet travaille beaucoup sur bande, notamment celle du Marinsky où il y a de grosses fluctuations de tempo. Mais si la musique est trop lente, le moindre saut devient une épreuve de force. Alexeï Ratmansky s’est battu là-dessus et sa version a un autre rythme, les choses s’enchaînent beaucoup plus vite. Je n’ai pas souhaité dénaturer la carrure de certains passages de la partition, comme cela se voit dans d’autres versions. Mais j’ai coupé des numéros entiers, la mazurka paysanne du deuxième acte ou l’entracte musical avec le violon solo. Par contre, j’ai rétabli toute la scène de la Fée Lilas qui amène les Dryades,. On garde ainsi son leitmotiv qui revient tout au long du ballet et qui est pour moi très important. J’ai coupé l’Ogre et le Petit Poucet mais j’ai gardé le Petit Chaperon rouge et Cendrillon qui n’est presque jamais donné, surtout en entier.
On est vraiment le ballet des contes de fées alors ?
Absolument ! Même si contrairement à beaucoup de versions, Carabosse dans ma Belle au bois dormant est un rôle dansé de femme, sur pointes. Dès l’introduction, on comprend que Carabosse a été chassée de ses terres par le roi. C’est pour ça qu’elle revient et veut se venger. J’ai été beaucoup marqué enfant par le dessin animé Walt Disney, je trouvais Carabosse très belle et fascinante. Et je voulais un personnage comme ça, surtout que la musique est majestueuse.
Pour les décors et costumes, vers quoi se tourne cette production ?
Le premier décorateur, Vyacheslav Okunev, était extrêmement classique. Tout était déjà vu et un peu Holiday On Ice, et ce n’était pas possible pour moi. Ce décorateur est tombé malade et nous avons finalement travaillé avec Olga Shaishmelashvili. Elle propose quelque chose de très classique mais dans le goût d’aujourd’hui, cela reste très élégant. Le décor fonctionne bien alors que ce n’est jamais que de la toile peinte, à l’ancienne, pour des questions pratiques de tournée. La production reste dans l’esprit d’un conte de fées, avec les moyens pour avoir de beaux tissus et de beaux costumes.
Comment s’est déroulé le temps de création ?
Tout a commencé en février 2016, où je suis venu trois semaines. Le spectacle aurait dû se faire début mai, mais le décorateur est tombé malade. Nous ne pouvions pas être prêts dans les temps et nous avons décalé la première au mois d’octobre. Je suis tout de même revenu fin avril pour trois autres semaines de travail, et en octobre à nouveau trois semaines. Les danseurs et danseuses apprenaient lentement, et ça a été l’une des difficultés de cette production. Les artistes du Yacobson Ballet ont l’habitude de travailler par rapport à leur école, se mettre dans une autre manière de faire est vraiment un gros challenge et quelque chose de compliqué. La mise en scène a aussi été lente à mettre en place, ne serait-ce parce que l’on passait par une interprète. Et puis les danseur.se.s changeaient tout le temps. Entre ceux qui partaient et celles qui arrivaient, je n’avais pas les mêmes artistes devant moi. Les nouveaux.elles avaient appris en cours de route, sans vraiment comprendre ce qu’ils faisaient. Il y a eu beaucoup de paramètres à gérer et en Russie, tout ce qui est décor et costumes se fait au dernier moment.
Ça a été compliqué, éprouvant et j’ai dû faire des compromis. Mais j’avais en face de moi une troupe à l’esprit familial, et des danseurs et danseuses qui avaient une grande curiosité, même si je sens que ça a été dur pour eux.elles. Il y avait une envie de proposer des choses, d’être à l’écoute. Le Yacobson Ballet dormait depuis longtemps, le contact avec l’extérieur est assez rare, notamment avec une école différente.
Quel.le.s étaient leurs atouts et faiblesses techniques, pour votre vision des choses de La Belle au bois dormant ?
Ces artistes ont de très beaux ports de bras, je m’en suis vraiment servi et régalé avec. Le travail de bas de jambe et de rapidité a été plus compliqué. J’ai essayé de leur faire comprendre que ce n’était pas dans l’esprit de Marius Petipa de faire des entrechats au ralenti. Ils ne travaillent pas la petite batterie sur un petit allegro par exemple. Ils sautent pour faire un entrechat quatre, alors que le propre de l’allegro, c’est d’à peine décoller pour que le bas de jambe batte. Et c’est aussi ça la virtuosité. Je pense qu’ils l’ont accepté, mais que dans leur corps et leur quotidien, ce n’est pas forcément compatible. Ils n’ont pas forcément les outils techniques pour vraiment ramasser les jambes. Mais aujourd’hui, trouver une danseuse qui sait battre l’entrechat six, en Russie ou ailleurs, c’est rare. Même à l’Opéra de Paris.
Pourtant, beaucoup disent que les danseurs et danseuses ont une bien plus grande capacité technique qu’il y a 30 ou 50 ans ?
On se heurte avec cette idée. Les capacités techniques ne sont pas plus fortes, les danseur.se.s restent dans une seule façon de faire : l’hyper-extension. Alors qu’il y a une incroyable variété de façon de danser. On peut jouer avec la rapidité, avec différentes façons d’utilise la pointe. On peut se servir du sol en glissant, en le griffant, en le caressant. Il y a tellement de possibilité et de variétés de pas… Je défends d’ailleurs cette pluralité dans le vocabulaire que j’utilise pour La Belle au bois dormant. Aujourd’hui, on veut juste mettre le pied à l’oreille. Et tout ce travail d’adduction nécessaire à la petite batterie ne se fait plus parce que l’on veut absolument être le.la plus souple du monde. On retrouve ça aussi dans les chorégraphies néo-classiques d’aujourd’hui. Il y manque des ruptures de rythme, ce que j’aime tant chez George Balanchine ou chez Jerome Robbins.
Comment appliquez-vous cette recherche de diversité dans votre ballet ?
La valse, par exemple, n’est pas une valse traditionnelle comme on peut la voir en Russie, avec des dizaines de pas de valse. Je trouve ça ennuyeux pour les très bons danseurs de corps de ballet, ce n’est pas excitant. J’étais plutôt dans une dynamique à la Rudolf Noureev avec quelque chose de graphique dans l’espace.
En parlant d’ennui dans la danse classique, de plus en plus de danseur.se.s de l’Opéra de Paris disent trouver plus de richesse et de liberté dans la danse contemporaine. Comment l’expliquez-vous ?
On leur a appris un langage qu’ils ne comprennent pas. Faire monter un bras uniquement par la respiration et le diaphragme est quelque chose qui n’est plus naturel pour eux.elles. Quand je fais travailler quelqu’un, je cherche à donner du sens à une phrase chorégraphique. Souvent, le.la danseur.se ne voit que des pas les uns à côté des autres, saisissant la forme sans le fond. Internet n’a pas fait de bien non plus à cette génération qui a grandi avec un écran en deux dimensions. Aujourd’hui, les danseur.se.s visualisent la danse uniquement en carré, alors que le corps fonctionne en carré, mais aussi en spirale ou en accordéon d’un côté à l’autre. Ce sont ces trois éléments qui créent les formes. C’est ainsi très compliqué en classique de leur faire lâcher la taille ou la nuque, de leur faire dévisser la taille pour amener les spirales, parce qu’ils ne l’imaginent pas comme ça – alors qu’ils le font parfaitement en contemporain. Je vois ainsi de sublimes danseur.se.s de contemporain qui sont incapables de faire le lien avec le classique, alors que c’est exactement la même chose. C’est la manière de dire les choses qui changent. Et puis nous sommes dans une société qui cherche le confort, et la danse classique est tout sauf le confort.
Après cette Belle au bois dormant, vous avez d’autres projets chorégraphiques ?
J’aimerais raconter d’autres histoires. Pour les ballets oubliés du répertoire du XIXe siècle, il y a de très belles partitions qui dorment mais les livrets sont souvent un peu faibles. Après j’ai d’autres idées : Peau d’âne, Werther, La Belle et la Bête… des ballets qui n’ont pas encore un vécu énorme. Mais tout cela ne sont que des idées. Et j’aime beaucoup donner des cours, j’aime coacher.
Vous faites en ce moment travailler Hannah O’Neill et Fabien Révillion sur Le Lac des cygnes. Que leur transmettez-vous ?
J’essaye de transmettre ce que l’on m’a appris, notamment le sous-texte. Il y a toujours une histoire derrière chaque pas. Les doubles ronds de jambe, par exemple, sont une tentative d’envol. Parfois, ils font mécaniquement les gestes mais ils ne savent pas d’où ça sort, ce qui donne quelque chose de sans vie. Alors que ça devrait être passionnant. J’essaye de donner des choses qui ont du sens et de vraiment travailler sur la musicalité, qu’ils se mettent à l’humeur de la musique .
Quelles sont pour vous, aujourd’hui, les ballerines qui dansent avec cette musicalité ?
Ouliana Lopatkina, bien évidemment ! Chez les plus jeunes, j’apprécie Olga Smirnova et j’aime beaucoup Myriam Ould-Braham. Elle a une très belle technique mais elle n’est pas dans la démonstration, c’est ce qui est magique. Et elle assume sa fragilité. Ce qui me manque aujourd’hui chez les danseuses, c’est leur fragilité et leur vulnérabilité. Aurore est pour moi une promesse de bonheur. C’est une enfant chérie et protégée. On ne peut pas la danser comme un bulldozer, il doit y avoir une fragilité, et c’est ce que j’ai essayé de transmettre aux Aurore du Yacobson Ballet.
a.
Merci pour cette passionnante entrevue avec un danseur si intelligent…
Lili
Et bien, en voilà un qui ne mâche pas ses mots !!! Et que de clarté, de précision et de subtilité. Un régal, cette interview. Merci.
Elisabeth
Et bien! Les deux grandes écoles en prennent pour leur grade! Merci maître !
Amélie Bertrand
@ A., Lili et Elisabeth : Et merci à lui pour sa sincérité :).
Aventure
Cette interview est étonnante et très intéressante, on sent la passion de Jean-Guillaume Bart ! Merci pour cette transcription !