Rencontre avec Jean-Christophe Maillot pour sa création Aleatorio et le retour de La Belle
La fin d’année est chargée pour Jean-Christophe Maillot aux Ballets de Monte-Carlo. Le chorégraphe présente sa nouvelle création Aleatorio du 16 au 18 décembre, et remanie sa Belle du 28 décembre au 3 janvier avec les Étoiles du Bolchoï Olga Smirnova et Semyon Chudin. Il raconte la genèse de ces deux projets à Danses avec la plume.
Aleatorio est votre prochaine création. Quel a été son moteur ?
C’est une pièce assez particulière, car elle regroupe trois courts ballets que j’ai créés entre 2002 et 2015 : Men’s Dance, Men’s Dance for Women et Presque rien. En regardant en arrière, je vois une filiation entre ces trois pièces. Et ce format se prêtait bien à un exercice que je voulais essayer depuis un moment : dissocier une pièce de la musique avec laquelle elle avait été créée. De Steve Reich, on passe ainsi à Bach. deux compositeurs qui ont une relation assez similaire dans leur construction mathématique, en dehors de l’ornementation.
Pourquoi aviez-vous envie de vous lancer dans ce type d’exercice musical ?
Je suis toujours fasciné par le travail de Merce Cunningham et John Cage, cette dissociation aléatoire dans la relation musicale. Je travaille toujours au travers de la musique et des danseur.e.s. Cette filiation très forte que j’ai avec la musique génère mon écriture chorégraphique, mais l’emprisonne aussi parfois. En créant cette distance avec une autre partition, la chorégraphie s’aère d’une contrainte, et c’est ce que j’avais envie d’expérimenter. Je ne vais pas dans la dimension totalement aléatoire de Merce Cunningham. La nouvelle écriture chorégraphique de ces pièces garde son essence et son rythme, mais l’utilisation de cette nouvelle musique donne quelque chose de surprenante et de vraiment inattendu.
La troisième pièce, Presque rien, n’est pas sur du Bach mais sur une partition de votre frère, Bertrand Maillot. Que lui avez-vous demandé ?
Presque rien était ma première création après la formidable aventure au Bolchoï. À ce moment-là, j’avais besoin de libérer mon écriture chorégraphique de cette relation si forte à la musique pour pouvoir avoir une dimension au rythme qui ne serait pas liée à une partition. J’ai donc demandé à mon frère de me proposer une pièce, mais sans musique. Elle est composée de sons réels pris dans la nature et ça fonctionne très bien.
Quelle est l’ambiance d’Aleatorio ?
Il faut se rapporter au titre. On y trouve la dimension de l’oratorio, avec une pièce sans aucun costume, décor ou artifice. A priori, on pourrait y voir trois pièces abstraites, où seul règne le travail d’écriture chorégraphique. Mais je ne peux pas m’empêcher de ramener mes pièces, à un moment ou à un autre, à une dimension humaine et à la relation à l’autre. La première pièce met en scène neuf danseurs, provoqués par une vidéo de jambes de danseuses sur pointes. C’est bien sûr un clin d’oeil à mon obsession pour les pointes, que je considère comme partie intégrante du corps de la danseuse. La deuxième pièce réunit 18 danseuses, et nous rentrons petit à petit dans une relation qui s’humanise, puis dans le conflit. Le corps va à la rencontre des hommes et des femmes dans un rapport de couple, qui montre que la vie est trop insupportable dans la solitude. La relation du couple m’a toujours fasciné. Je suis d’ailleurs incapable d’écrire un solo, la danse pour moi se fait à deux.
Votre autre grand projet pour cette fin d’année est le retour du ballet La Belle, mais transformé et porté sur quelques dates par les Étoiles du Bolchoï Olga Smirnova et Semyon Chudin. Comment l’envie de reprendre ce ballet est-elle arrivée ?
Après La Mégère apprivoisée au Bolchoï, j’angoissais à l’idée de ne pas avoir envie de faire de nouvelles créations. Et je me suis aperçu que je restais mécontent de plusieurs pièces, je n’avais parfois fait qu’effleurer les choses, de manière un peu trop superficielle. J’ai eu envie de revenir sur La Belle car j’avais l’impression de ne pas être allé au bout de mon idée.
La dernière fois que nous nous sommes croisés, vous nous aviez parlé de l’importance de la présence d’Olga Smirnova. En quoi est-elle primordiale pour La Belle ?
Pour moi, La Belle a été portée par Bernice Coppieters et il était difficile de repenser le ballet sans elle. Mais avec Olga Smirnova, on est reparti, je peux réécrire la chose avec elle. Pour moi, elle est un peu le même phénomène que Bernice Coppieters, avec 20 ans et une génération de différence. Il y a d’ailleurs eu une merveilleuse transmission entre elles. L’intelligence physique d’Olga Smirnova est telle qu’elle a une capacité à absorber les informations qu’elle voit et qu’elle entend qui me sidère. C’est une éponge. Il y a une ascension permanente dans son travail. Et elle apporte une fraîcheur indiscutable. Pour elle comme pour Semyon Chudin, la question technique ne se pose pas car ils peuvent tout faire. Et l’on peut dire ce que l’on veut, ce n’est pas désagréable de temps en temps de conduire une Ferrari (sourire).
Comment Olga Smirnova se rapproche de la Belle ?
La Belle, c’est l’histoire d’une enfant tellement aimée et protégée par ses parents qu’elle arrive dans le monde et dans la vie sans rien savoir de sa cruauté. Quand la Belle sort de sa bulle et qu’elle rencontre pour la première fois du monde, à savoir ces princes qui sont là pour la séduire, elle vit ça comme une agression, presque comme un viol. Pour moi, c’est parce qu’elle a été surprotégée. Et c’est par là qu’il y a des similitudes avec Olga Smirnova. Elle a 25 ans et a déjà presque tout dansé, elle est obligatoirement dans une forme de bulle. Avec notre travail, elle découvre le droit à libérer ses émotions, à se lâcher, à rire sur scène. Le pas de deux est d’ailleurs particulier, elle et Semyon Chudin passent trois minutes à s’embrasser tout en dansant. La dimension de la maturité ne sera peut-être pas tout à fait là, mais je suis certain que son interprétation va ouvrir des portes intéressantes. Elle va magnifier cette Belle. Et sa fraîcheur est compensée par la maturité de Semyon Chudin, il y a entre eux une très belle entente.
Qu’est-ce que justement Semyon Chudin apporte au rôle du Prince ?
Il est le Prince dans le sens où je l’entends. Il a ce côté très sûr de lui tout en étant un grand enfant. Il ne voit jamais le mal nulle part et c’est extrêmement touchant pour ça. Si la Belle est trop aimée, le Prince ne l’est pas du tout. Sa mère est une ogresse qui domine son père. Il n’a jamais eu le plaisir d’un câlin de la part de ses parents, il ne sait pas ce qu’est être aimé. Et il y a quelque chose de ça chez Semyon Chudin, il a quelque chose de très réservé, tout dans la retenue, qui est assez magique. Ces deux artistes sont extrêmement crédibles et touchants. Il n’y a pas d’artifice chez eux, ils ne sont pas en mesure de tricher. La tendresse et les moments de grâce qui arrivent entre eux sont d’autant plus forts.
Qu’est-ce qui change dans cette Belle en termes de musique, de production, de costumes ?
J’avais besoin de changer l’environnement. J’ai gardé la musique mais j’ai changé tous les costumes. J’aime beaucoup l’ancienne production, mais il y avait une dimension peut-être un peu trop infantile. J’avais envie d’une forme de maturité, dune élégance dans l’esthétique qui soit un peu différente. Je suis beaucoup plus intéressé aujourd’hui par les détails, les variations subtiles des choses. Chorégraphiquement, même si j’ai changé des choses, je ne peux pas dire que ce soit complètement différent. Avec le même langage chorégraphique, j’ai reconstruit des choses beaucoup plus circulaires, beaucoup plus douces et maternelles au premier acte. À l’opposé, le monde du Prince est beaucoup plus tranché, je l’ai retravaillé de façon plus angulaire. Le contraste entre les deux mondes est ainsi plus fort, plus lisible.
À 56 ans, l’exploration principale que je cherche dans la danse est déjà faite. Ce qui m’intéresse, c’est de la débarrasser de tout ce qui me semble inutile et d’arriver à quelque chose d’essentiel. Peut-être aussi que j’ai besoin de ce travail pour passer à une autre grosse création. Et on se rend compte que, quand on change quelques détails, l’oeuvre peut s’équilibrer ou se déséquilibrer complètement.
Beaucoup de chorégraphes proposent leur vision de La Belle au bois dormant. Je me suis toujours demandé pourquoi est-ce que personne, au XXIe siècle, n’a l’idée d’échanger les rôles, d’avoir un prince rêveur dans l’attente et une princesse aventurière qui va le chercher. Ça ne vous est pas venu à l’esprit ?
Votre réflexion est intéressante parce que je me pose justement la question pour ma prochaine création, en décembre 2017, sur Coppélia. Et je m’interroge sur le fait d’inverser Swanilda et Frantz. Je suis en train de mener cette réflexion, pourquoi l’homme et la femme seraient toujours dans ces positions-là ? Maintenant, il faut une raison profonde à ça qui va au-delà du débat de valoriser ou dévaloriser l’un des deux sexes. Mais c’est aussi comme ça que je le vis dans mes ballets, comme Roméo et Juliette ou La Belle, où ce sont les femmes qui ont le rôle décisionnaire dans le couple. Ma Belle attend 100 ans, mais elle n’attend pas passivement. Elle passe son temps à préparer l’arrivée du Prince, elle provoque sa venue. C’est elle qui va le chercher, et c’est d’ailleurs elle qui l’embrasse. Elle l’a rêvé et elle l’a eu.