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ÉcoleS de Danse – Le lever de jambe

Aujourd’hui, l’hyper-extension des jambes se retrouve chez la majorité des danseurs et danseuses. Pourtant, au début du XIXe siècle, les traités de danse classique indiquaient bien que la jambe ne devait pas se lever plus haut que la hauteur de la hanche. Mais pour incarner la liberté du mouvement, les danseur.se.s ont eu tendance à nuancer les différents développés et grands battements. Les changements les plus remarquables sont propres au XXIème siècle. Il a en effet suffi seulement d’un demi-siècle pour passer d’une hauteur de hanche à une hyper extension de la jambe. De l’école française au style Balanchine, comprendre le contexte historique et artistique amène à mieux interpréter le mouvement. Notre dossier ÉcoleS de Danse étudie donc ce mois-ci cet aspect de la technique, le lever de jambe pour l’analyser à travers ces différentes écoles. 

L’école française, la méthode Cechetti ou Vaganova, le style Balanchine… Les écoles et techniques de danse classique sont nombreuses. Notre dossier ÉcoleS de Danse se penche chaque mois sur un pas ou un aspect de la technique pour les analyser à travers ces différentes écoles. Cette étude a été réalisée à partir de recherches et d’un savoir pédagogique laissant la place à une interprétation personnelle.

 

Le lever de jambe classique d’Auguste Bournonville à l’école française

Théoricien de la danse classique, Charles Blasis publie en 1820 un traité qui tente d’expliquer l’école française. Après traduction, une règle commune émerge de ces propos : la hauteur des jambes ne doit pas dépasser l’articulation de la hanche. Une première définition académique qui n’est pas dénuée de morale. Le cancan faisait en effet son apparition. Les culottes fendues d’un goût discutable étaient difficilement tolérables pour les autorités. Le dictionnaire de la danse de Gustave Desrat va jusqu’à qualifier le cancan comme étant « à la danse proprement dite ce que l’argot est à la langue française« .

L’esthétique de la danseuse émerge quelques années plus tard. Tiré de la toilette de ville, ce costume au corsage ajusté et aux manches ballons complète des juponnages de mousseline recouverts de crêpe arrivant à mi-mollet. L’entre-jambe se dissimule par une sorte de culotte courte ou une trousse. Les jambes bougent avec plus d’amplitude tout en restant dissimuléesLe pied mis en valeur par la dissimulation des jambes sous ce tutu long, articule, indique et segmente le mouvement. Le corps sur l’avant, la danseuse installe son mouvement en immobilisant son bassin propre à l’usage du corset. Le pied initie le mouvement de façon continu. Le lever de jambe est un instant court et éphémère, une apnée dans un enchevêtrement de pas.

De nos jours et fidèle à ses origines, l’école française approfondit le langage du bas de jambe avec une recherche perpétuelle de l’en-dehors et d’homogénéisation des lignes. Le poids du corps ancré, la.le danseur.se ramasse la pointe du pied en contractant les péroniers qui préparent la rotation externe du bas de jambe. Le pied poursuit son chemin par la contraction des muscles situés sur l’intérieur des jambes. La chaîne musculaire interne stabilise le bassin tout en permettant l’ouverture. L’attitude s’ouvre par le pied laissant la cuisse dans son travail de rotation externe, l’ischion orienté vers le bas. Le pied continue le mouvement, semelle de chausson dirigé vers le public. La dissimulation de l’effort passe par la ligne verticale de l’appui. Le pied dit de terre s’aligne avec le bassin et l’épaule par un buste gainé et un sternum abaissé.

 

Les prémices de l’évolution

Puissance et maintien avec Cecchetti.

À la fin du XIXème siècle, les tenues et les tutus se raccourcissent pour arriver aux genoux. La technique s’affirme et l’amplitude du mouvement de jambe s’accroît dans de grands ballets comme La Belle au bois dormant ou Le lac des cygnes. Enrico Cecchetti vécut ce foisonnement de la technique auprès de Marius Petipa. Les pas s’enchaînent et s’exécutent avec virtuosité tout en préservant la règle académique. Dans le manuel dédié à sa méthode, les grands battements dépassant la hauteur de la hanche doivent être corrigés et rectifiés durant le travail.

Cependant, Enrico Cecchetti fût un grand défenseur des adages. Le contrôle et la maîtrise indispensable de ses exercices associent une forte sollicitation musculaire tout en conservant la mobilité de jambe. Cela converge vers une réinterprétation de sa pédagogie et les prémices d’une prise de hauteur: ralentir la danse, densifier la masse musculaire des jambes et du bassin et acquérir la « plasticité des poses«  comme cité dans le manuel.

Le lever de jambe en trois étapes

Agrippina Vaganova, vers l’extension du mouvement

Revenons à la source des écrits d’Agrippina Vaganova, Les Bases de la Danse Classique : « Dans les classes de débutants […] il est préférable de ne pas demander de lever la jambe au-delà de 90° […] (et) empêcher les élèves dont la conformation individuelle leur permettrait de soulever la jambe à une hauteur de 135° avec facilité. Seul l’artiste accompli […] pourra choisir toute hauteur arbitraire. » L’autre apport essentiel vient de la position du bassin. Agrippina Vaganova recommande « d’incliner le corps légèrement » à l’opposé de la direction du mouvement. « Il en résulte un balancement […] en maintenant le dos droit. La main de barre ne devrait pas changer de place« . Ses propos mettent en lumière le travail du bassin.

Auparavant, une première ligne du corps émergeait de l’appui sur la jambe de terre où le pied, le bassin et l’épaule s’empilaient. Une deuxième ligne se dessinait par la stabilité du bassin et le lever de la jambe. Avec Agrippina Vaganova, la ligne d’appui se crée par le pied et le buste. Le bassin accompagne ou allonge la ligne de la jambe levée. L’équilibre ne se fait plus par la stabilité et l’ancrage du bassin mais par une synergie entre ce dernier, la hauteur de jambe et la résistance du dos.

Jusqu’à Enrico Cecchetti, le buste restait parfaitement droit au détriment d’un faible allongement du genou. Cet engagement du bassin permet le prolongement de la jambe levée. Cette recherche de l’extension du genou par le placement du bassin confirme une volonté d’élasticité allant avec l’importance du travail des allegros souhaité par Agrippina Vaganova. Le terme « hyper extension » est aux portes du dictionnaire de la danse.

 

Le lever de jambe, regain de modernité avec Balanchine.

La danse classique bouillonne et évolue en modernité sous les Ballets russes de Serge Diaghilev. La volonté de liberté corporelle de Vaslav Nijinski, l’enseignement d’Enrico Cecchetti et les influences du style russe sont à l’origine de créateur.rice.s d’une danse avant-gardiste dite « néo-classique ». Georges Balanchine est l’un d’entre eux. Les principes de base de la danse classique sont exacerbés et visent une transformation  de l’esthétique tout en conservant les bases. Le battement et le développé s’immiscent dans les mouvements quel que soit leur rapidité et crée un rythme, une cadence propre au corps. George Balanchine souhaitait une jambe en extension maximum si la chorégraphie l’exigeait et sans altérer la qualité essentielle du mouvement.

La danseuse ramasse la pointe du pied en contractant les péroniers pour une rotation externe du bas de jambe en présentant la semelle du chausson au public. Le genou devient alors initiateur du mouvement dans un développé. « Faites sortir le genou du décolleté de votre robe de soirée » disait-il. Le buste reste gainé pour créer une synergie avec la cuisse soulevée. Le poids du corps s’étale principalement sur les orteils. À l’extension du genou, la danseuse poursuit sa rotation externe de la jambe et finalise son mouvement par une contraction de la pointe sur l’en-dehors.

L’esthétique des costumes change aussi considérablement. Les tutus se raccourcissent, laissent la place à des académiques ou  justaucorps. La mise en valeur du corps, l’émancipation des moeurs se combinent au culte de la performance et de l’individu.

 

De nos jours, l’extrême élévation de la jambe peut détourner du caractère émotionnel que requiert un mouvement pendant une interprétation. Il est donc primordial d’en conserver l’expression artistique et de considérer le levé de jambe non pas comme une prouesse technique mais plutôt comme un élément essentiel du langage de la danse prenant sa source dans un besoin de renouveau et d’avant-garde esthétique.

 

Commentaires (7)

  • Elisabeth

    Je serais curieuse de connaître les sources concernant les réflexionssur les tenues vestimentaires de 1820 à la fin du XIXe siècle.

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  • pirouette24

    Super article, merci. On en apprends tous les jours. (et ,un détail, mais c’est super d’avoir aussi dessiné une danseuse noire.J’apprécie vraiment ce site <3)

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  • LorenaDanse

    Bonsoir, « Le ballet de l’opéra, trois siècles de suprématie depuis louis XIV » de Mathias Auclair, Christophe Ghristi.
    Merci de votre lecture et de votre intérêt

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  • A critical reason for founding the Vestris Society, was to push back this business with leg-waving, which in my view, has nothing whatsoever to do with being « modern » or avant-garde. It was all going on in the 19th Century, and is well-documented, variously, either as « pornography » or « contortionism ». On this precise issue, VESTRIS has consulted over a dozen orthopaedic specialists over a period of 30 years. Their opinion of hyper-extensions is unanimously negative. They see it as the driving factor in the current wave of massive, irreversible injury in the profession. BTW, Vaganova expelled from class anyone she found doing stretching exercises, and when she herself was calling in the School, hyper-extensions as we know it, simply did not, and could not, exist. At the end of the day, Form is function: there are a thousand ways to express ideas in the theatre without turning oneself into a pretzel.

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  • LorenaDanse

    Merci de votre point de vue. Tous les courants esthétiques ont leurs propres valeurs et identités. Aucune hiérarchie n’est à concevoir entre ces différents courants de l’histoire. « L’hyperextension » n’est pas plus ou moins esthétique mais témoigne d’un langage de la danse de notre époque. Être moderne ne signifie pas forcement être plus évolué.

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    • Dear Miss Lopez,

      I think we may be talking at cross-purposes. Leaving aside my strictly-personal view that hyper-extensons are hideous, the critical issue remains: what is this doing to the body? The human leg is extremely heavy, and is consequently not designed to be banged up about about one’s ears, pulling and dragging on structural elements. The passage below was written by Esther Gokhale, an authority on biomechanics. Her view on ligamentary damage dovetails with that of Enrico Cecchetti:

      « Ligaments are like band-aids that go from bone to bone and whose function is primarily structural support. They are a backup system for our muscular support. In situations when there is more challenge and distortion than our muscles are strong enough to handle, or when muscles don’t have time to fire, such as in a jolting accident or jump, then the ligaments keep our joints safe.

      Ligaments are supposed to have some degree of stiffness. Ligaments aren’t an elastic kind of tissue. Once stretched too far, they are permanently distended, and no longer serve their role as the backup system to support the spine. »

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      • LorenaDanse

        Merci de vos précisions qui permettront des sujets pour les articles dits « Conseil pratique » sur l’hyperextension, l’hyperlaxité ou la prévention et la santé du danseur comme vous l’avez développé.

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