A Love Supreme d’Anne Teresa de Keersmaeker et Salva Sanchis
Nul autre ne sait aujourd’hui comme Anne Teresa de Keersmaeker rendre vivante et vibrante, magnifier la musique à travers le corps des danseur.se.s. Elle le démontre une fois encore avec brio en reprenant dans une version étendue A Love Supreme, co-écrit avec Salva Sanchis et présenté au 104 dans le cadre de la programmation du Théâtre de la Ville et du Festival séquence danse.
Ces dernières années, Anne Teresa de Keersmaeker s’est engagée dans la recréation de certaines pièces du répertoire de sa compagnie, Rosas, afin notamment de les transmettre à une nouvelle génération d’interprètes. Ce fut le cas pour Work / Travail / Arbeid, version muséale de Vortex Temporum, pour La Nuit Transfigurée, sensuelle et romantique adaptation d’une courte production de 1995, et plus récemment pour Rain, œuvre minimaliste emblématique sur une musique de Steve Reich. La reprise de A Love Supreme, écrite en 2005 avec Salva Sanchis et étendue aujourd’hui à une soirée complète, fait partie de cette large entreprise.
Outre la fascinante musicalité de la chorégraphe, cette pièce a ceci de passionnant qu’elle marque les débuts de l’ouverture d’Anne Teresa de Keersmaeker à l’improvisation. En effet, après s’être confrontée à des compositeurs aussi variés que Thierry de Mey, Bartok, Ligeti, Schönberg ou même le Velvet Underground et Jon Baez, sur les musiques desquels elle réalisa des compositions très strictes, très écrites, c’est le jazz, et plus précisément celui de Miles Davis, qui l’amène à explorer ce nouveau champ. Salva Sanchis, qui fut élève de la première génération de P.A.R.T.S et est aujourd’hui l’auteur d’une vingtaine d’opus, est alors aux premières loges. Ainsi, lorsque celle-ci crée en 2003 Bitches Brew, sur le titre éponyme de l’illustre trompettiste, il joue les danseur, DJ et conseil musical. Deux ans plus tard, ils décident de poursuivre cette recherche et l’aventure en mettant en danse ensemble l’œuvre iconique et révolutionnaire de John Coltrane, A Love Supreme.
L’idée de départ est simple. À chaque instrument – saxophone, piano, basse, batterie – correspond un interprète. Alors que le thème musical principal est minutieusement chorégraphié, les danseurs improvisent lorsque les musiciens le font. Dans sa version longue, profondément remaniée, A Love Supreme est une pièce brillante, envoutante. Si l’on croit voir la musique prendre corps sous nos yeux, ce n’est jamais de façon littérale, illustrative, chacun s’octroyant le droit, avec malice, de s’immiscer dans la partition de l’autre. Ces jeux incessants mettent en lumière la délicieuse complicité de tous et les libres variations des quatre jeunes hommes ne rendent que plus éclatants leurs magnifiques moments chorals. Mais surtout, au delà de la justesse et de la beauté du vocabulaire, plus rond, plus jazz, qu’il ne l’est habituellement chez Anne Teresa de Keersmaeker, une composition remarquable comme une admirable interprétation permettent de rendre palpable l’énergie débridée de Coltrane comme sa vibrante spiritualité.
A Love Supreme d’Anne Teresa de Keersmaeker et Salva Sanchis, au 104 dans le cadre de la programmation du Théâtre de la Ville et du Festival séquence danse Paris. Avec José Paulo dos Santos, Bilal El Had, Jason Respilleux et Thomas Vantuycom. Vendredi 7 avril 2017. À voir en tournée du 10 au 13 mai au Théâtre Garonne de Toulouse, le 16 mai au Parvis de Tarbes et d’avril à octobre 2017 en Europe et aux Etats-Unis.