Rencontre avec Héloïse Bourdon – Le ballet russe, l’Opéra de Paris et plus d’affinités
Sa technique classique, sa danse délicatement « à la française » mais aussi son humilité et sa douceur ont conquis le cœur des balletomanes au fil des années. Le directeur artistique du Mariinsky, théâtre gardien de la tradition de Marius Petipa, l’a remarquée alors qu’elle concourait pour un poste de Première danseuse en 2015. Héloïse Bourdon, Sujet prometteuse de 25 ans, a été invitée à danser le double rôle mythique d’Odette/Odile du Lac des cygnes au Festival international du Mariinsky le 5 avril dernier.
Afin d’évoquer cette expérience russe et bien plus encore, elle m’a reçue à l’hôtel Astoria de Saint-Pétersbourg, quelques jours avant la représentation qui allait lancer sa carrière internationale. Pour Danses avec la plume, Héloïse Bourdon révèle son approche du ballet russe, donne son opinion sur les grands enjeux actuels à l’Opéra de Paris et dévoile une partie plus méconnue de sa personnalité artistique. Classique, Héloïse Bourdon ? Pas entièrement… Elle est sensible à la grâce éthérée d’Ouliana Lopatkina et adore Beethoven et Chopin. Mais ses yeux brillent aussi à l’évocation de Pina Bausch et elle avoue admirer sans réserve le Nederlands Dans Theater. Portait d’une Etoile en devenir.
Une demi-soliste de l’Opéra de Paris invitée à danser Le Lac des cygnes sur la scène du Mariinsky, ce n’est pas courant. Dans quel contexte avez-vous été invitée ?
Tout de suite après le Concours de promotion de 2015, j’ai reçu un appel de Benjamin Millepied qui m’a dit que Youri Fateev (ndlr : le directeur artistique du Mariinsky) avait proposé que j’aille danser Le Lac des cygnes au Mariinsky. J’étais agréablement surprise, mais je me suis dit que d’ici là, il y aurait peut-être des changements. J’étais très heureuse, bien sûr, mais la nouvelle de danser le ballet en entier était tellement incroyable que je me suis demandée si c’était bien Le Lac des cygnes dans son intégralité. Je me suis dit : « On verra s’il y a une suite ou pas « . Dans tous les cas, j’étais très émue que le directeur du Mariinsky me… (elle réfléchit).
Vous remarque ?
Me remarque… Oui ! Quelque part, c’était un petit baume au cœur. Je n’ai pas eu l’un des postes de Première danseuse, mais au moins j’ai eu cette satisfaction. Je ne me suis pas battue pour rien. Ensuite, j’ai revu Youri Fateev quand ses danseur.se.s sont venus à Paris pour La Bayadère et il m’a dit qu’il m’attendait pour Le Lac des cygnes. On a échangé directement et j’ai réalisé que le cadeau prenait forme. Après, j’ai demandé à Virginia, qui est régisseuse à l’Opéra, qu’elle m’obtienne une vidéo de la version de Sergueev. Puis je suis entrée en contact directement avec le Mariinsky pour apprendre la version qui se danse là-bas et m’organiser en amont.
Je n’ai pas de poste de première danseuse mais au moins j’ai eu ça. Je ne me suis pas battue pour rien.
Que vous évoque le Mariinsky ? Quelles images y associez-vous, sans réfléchir ?
Ouliana Lopatkina, Svetlana Zakharova… Anna Pavlova.
Des icônes féminines de la danse donc ?
Oui, des icônes féminines. En fait, j’adore la manière dont elles dansent. J’aime l’âme qui se dégage des ballerines russes, ce haut du corps qui leur est si particulier et même ces lignes de jambe tellement féminines. Et c’est ce que j’ai remarqué tous les matins d’ailleurs, au cours, puisque j’ai eu la chance de prendre les cours avec le Mariinsky, c’est que les filles sont toutes… (inspirée) Magnifiques. Je ne sais pas comment dire… Effectivement iconiques !
Une homogénéité des corps ?
Oui. Un lyrisme. Quand elles font leur barre, c’est superbe.
Pouvez-vous expliquer, dans les grandes lignes, la différence entre la technique russe et la technique française ? Qu’est-ce qui vous sautait aux yeux tous les matins au Mariinsky, avec votre formation parisienne ?
Je trouve qu’elles ont des épaulements, en tout cas en cours, effacé, écarté. C’est très ancré en elles. Elles ne font jamais un mouvement pour rien. Avec un rythme, avec la respiration… En même temps, ce n’est pas si différent de nous mais ce sont d’autres épaulements. C’est ce que je remarque. Sinon, c’est très basé sur la musicalité, cela dit chez nous aussi ça peut l’être. Je veux dire par là que chez nous, l’accent est plus mis sur la musicalité durant les spectacles que pendant les cours. Elles n’ont aussi pas peur de lever les jambes ! J’ai l’impression qu’elles sont très, très, très souples. Au cours, elles s’échauffent toutes avec de tels grands écarts… Elles ont des articulations hyperlaxes.
Dès l’école Vaganova, ils vérifient strictement ce critère pour l’admission. Est-ce que vous aussi, avant d’entrer à l’École de Danse, vous avez été tordue dans tous les sens comme ces petites Russes ?
Ils testent avant tout la souplesse à l’École de Danse. Je parle de ma propre expérience, à l’époque de Claude Bessy. Je ne sais pas comment cela fonctionne maintenant, ni en Russie, mais chez nous, j’avais huit ans à l’époque. Et en dehors de quelques étirements, je n’ai pas le souvenir de grand-chose d’autre. Il y avait certainement d’autres critères, mais en tout cas je n’ai pas le souvenir d’avoir été tordue dans tous les sens.
Vous remarquez un côté plus gymnastique, plus spectaculaire en Russie, par opposition à plus de sobriété en France ?
Peut-être un peu plus de sobriété, mais finalement cela peut-être autrement, même en France. Par exemple, Monique Loudières n’était absolument pas gymnaste, mais l’intensité de son interprétation était magnifique. Ce n’est pas vraiment athlétique, mais en tout cas cela reste artistique comme générosité. Cela se trouve autre part… C’est différent. Elles (ndlr : les Russes) ont toutes ces qualités de souplesse et de poésie. Elles se lancent. J’ai trouvé aussi qu’il y avait un joli esprit de compagnie ici. Dans la salle de cours, je remarque que les garçons s’applaudissent dès qu’il y en a un qui fait un truc un peu plus exceptionnel ou virtuose. Ils s’applaudissent comme s’ils avaient fait quatre actes. Cette connivence est très belle à voir humainement
L’ambiance est plus froide à l’Opéra de Paris ?
Cela dépend vraiment des professeur.e.s et des gens qui participent au cours. Mais j’ai l’impression qu’au Mariinsky, il y a une jolie énergie et qu’elle est très communicative.
Vous vous êtes illustrée au printemps dernier dans Le Lac des cygnes de la version de Rudolf Noureev. Vous avez dansé la version de Konstantin Sergeyev. Quelle est la différence entre ces deux versions ?
Je dirais que dans la version de Rudolf Noureev il y a le côté de la femme qui ressort. Pour l’exprimer, il y a des positions qui sont plus formelles, plus académiques comme les couronnes et les premières. Cela part même du prologue où elle est princesse, et tout d’un coup il y a cette transformation avec Rothbart qui la transforme en cygne. C’est une dimension qui n’existe pas dans la version de Konstantin Sergeyev. C’est à dire que la première entrée, c’est uniquement une entrée de cygne. Elle est déjà un cygne. Dans la version de Konstantin Sergeyev, elle n’est qu’un cygne. Je n’ai pas vu de positions de bras, il n’y a aucune pantomime, rien, aucune explication « Moi à la base j’étais emprisonnée« . Ensuite, l’acte IV, enfin leur acte III (ndlr : le découpage est différent) est totalement différent. Ce ne sont pas les mêmes pas mais ça exprime la même chose.
Justement votre Odette/Odile vous l’aviez bien apprivoisée à Paris. Comment avez-vous construit cette Odette/Odile péterbourgeoise ?
Je me suis fondée déjà sur ce que j’avais fait il y a un an. Dans le sens où c’est quand même Le Lac des cygnes, peu importe la version, il y a une même structure. Pour le côté sportif de la chose, je me suis appuyée sur mon travail de l’année dernière. J’ai essayé de réécouter énormément la musique pour voir ce que j’avais loupé la première fois. J’avais remarqué ça sur La Bayadère quand je l’ai redansée (ndlr : prise de rôle en 2012 et reprise) et j’ai été frappée de voir à quel point il y avait des choses que j’avais occultées. C’est en cela que le travail sur un rôle n’est jamais abouti, mais toujours en progression vers… l’inaccessible perfection.
Vous n’y étiez peut-être pas sensible à ce moment-là ?
Oui, c’est cela. En fait, il y a des priorités quand on aborde un rôle. Il y a de nouvelles choses qui prennent vie parce qu’on est passé à l’étape suivante. Concernant ma préparation pour le Mariinsky, j’ai aussi regardé le DVD avec Ouliana Lopatkina, que j’avais déjà regardé quand j’avais dansé Le Lac des cygnes à Paris. Cela donne de jolies images, de jolies inspirations. À Saint-Pétersbourg, j’ai eu la chance de danser avec des coachs russes directement. C’est très agréable : j’ai appris qu’il ne fallait pas faire des attitudes à la française mais des attitudes à la russe.
Plus ouvertes ? Comme une arabesque ?
Exactement. Ils ont insisté sur ça. Ainsi que sur des relâchés que je n’avais peut-être pas assez expérimentés. Je leur ai dit de me donner le maximum d’informations.
Comment se sont passées les répétitions avec votre partenaire russe Timour Askerov ? Vous le définiriez comment ?
Il est très gentil, généreux, brillant, mais très simple en fait. C’était son anniversaire le 31 mars, j’étais là de fait, il a apporté des gâteaux. J’ai trouvé ça amusant qu’il en apporte à la répétition. Apparemment, c’est une tradition très russe, d’après ce que j’ai compris. Il est excellent partenaire. Je l’ai vu faire ses variations, c’est très spectaculaire. Il a de belles proportions, un beau physique, un joli saut, une jolie technique.
Je garde en tête que je fais ce métier pour offrir du rêve aux gens.
Vous étiez plutôt excitée de manière positive en fait ?
Ah ! J’ai occulté l’aspect anxiogène. Je reste concentrée sur le plaisir de danser ce ballet, dans cet endroit qui est magnifique. Je garde en tête que je fais ce métier pour offrir du rêve aux gens. C’est de l’art. J’ai essayé de faire ce que j’ai travaillé en long, en large, en travers. J’ai surtout essayé de danser avec mon âme parce que particulièrement ici, c’est ça qu’il ne faut pas négliger. On m’en voudra toujours plus de ne pas danser avec mon cœur que d’avoir mal fait une pirouette ici. Je le vois comme ça. Donc ça me détache de cette pression, si l’on peut dire.
Vous communiquiez dans quelle langue pendant les répétitions ?
En anglais. À la base ils avaient, je dirais, la délicatesse – étant donné que je suis là pour danser en tant que soliste – de regarder et de me donner l’information uniquement si j’avais un doute. J’ai préféré leur dire : « Corrigez-moi, donnez-moi toutes les informations« . Je sais qu’ils sont très exigeants sur les choses, je sais que je viens en tant que française chez eux danser Le Lac des cygnes qui est sacré, je sais qu’il faut être Étoile et de grande taille pour le danser ici. Voilà, je sais que ce n’est pas évident.
Vous vous positionnez comme une élève alors face à eux ?
Oui et non. Je ne suis pas forcément dans cette position scolaire, celle d’une élève qui ne sait pas ce qu’elle veut faire. J’avais une trame de ce que j’avais fait et voulais faire. Mais je ne voulais louper ni la moindre indication ni le moindre détail auxquels ils attachent de l’importance. Je voulais être à la fois ouverte, réceptive et disponible. Capter !
Vous parlez souvent d’Ouliana Lopatkina, qui est une référence au Mariinsky pour le Cygne, l’avez-vous rencontrée ?
Non.
Pas même à la barre ? Et vous aimeriez la rencontrer ?
Oui, j’adorerais ! J’ai juste rencontré Diana Vishneva au cours de ma première conférence de presse. C’est une danseuse immensément talentueuse. On a pu échanger, elle est adorable et très joyeuse.
Quels retours avez-vous pu avoir après le spectacle (des artistes, du public, de directeur etc.) ? (ndlr : l’interview a été réalisée pendant le voyage russe d’Héloïse Bourdon. Les trois questions suivantes ont été posées après coup).
Déjà, je dirais qu’à peine le spectacle se termine, on a immédiatement envie de re-danser, juste pour gommer les erreurs ! En fait, c’est un peu abstrait, la fin d’un spectacle de cette nature. C’est à la fois fort, étourdissant, le trou noir, un grand silence… Comme si on était devenu sourd. Et puis peu à peu, il y a le retour dans sa loge, d’abord des frémissements de tissus, puis petit à petit des bruits familiers, des mots, des gens qui parlent, les habilleuses… On sort de sa bulle lentement et on commence à écouter, mais on n’entend pas grand-chose. On veut conserver le plus longtemps possible l’ivresse de la scène, l’odeur particulière du théâtre, les applaudissements du public les regards de ses partenaires. Et puis il faut affronter la réalité, petit à petit, doucement… Parce que c’est un rêve éveillé qui vient de se réaliser et c’est là que l’on peut enfin se poser les bonnes questions. Mais sont arrivés les fleurs, les messages, les amis, les parents, c’était la joie et l’euphorie autour de moi et j’ai eu tout d’un coup envie… d’une bonne vodka !!!!
Au Mariinsky, j’ai été vraiment comblée. Et même si c’était difficile de réunir tous les paramètres pour que ce spectacle se déroule au mieux, j’y ai mis toute ma volonté, mon énergie et je peux même dire tout mon amour. J’ai énormément reçu en retour. De la part de mes partenaires toujours très attentifs, du corps de ballet très chaleureux, des coaches d’autant plus exigeants que j’avais choisi de danser la version russe, du chef d’orchestre absolument génial, de Youri Fateev qui m’a permis de danser ce rôle et bien sûr de la part du public. Je n’ai reçu et perçu que des ondes fortes, positives et rassurantes. J’espère qu’il y aura une suite à cette aventure rare et hors du commun pour une artiste française, à cette expérience qui m’a, je pense, procuré une des plus belles émotions de mon parcours de danseuse depuis que je suis rentrée à l’Opéra de Paris.
Qu’avez-vous pensé du public russe qui est plus démonstratif que le public français ? Les applaudissements galvanisent-ils ou déstabilisent-ils ?
Je dirais plutôt que ce sont deux publics différents et surtout qui s’expriment différemment. Comment oublier l’accueil qui nous a été réservé avec Josuah Hoffalt à l’Opéra de Paris la saison dernière, c’est impossible ! C’était à peine imaginable pour moi qui dansait Le Lac des cygnes pour la Première fois. J’avais juste conscience d’avoir dansé aux côtés d’un grand danseur Etoile. Au Mariinsky, c’est différent, le spectacle est ponctué par des saluts à la fin de chaque acte, chaque variation. Les applaudissements montent au fur et à mesure du spectacle si le public trouve en l’artiste ce qu’il est venu chercher. Ghislaine Thesmar, avec qui j’ai eu l’occasion de parler du Lac des cygnes avant de quitter Paris, m’avait mise en garde sur l’exigence impitoyable du public russe, d’autant plus attentif quand il s’agit d’un ballet comme celui-ci qui est né chez eux et qui retentit au Mariinsky comme un hymne quasi national. On pourrait dire que le public en France vient assister à un spectacle, et qu’en Russie il s’agit peut être plus d’un cérémonial.
Quel est le souvenir le plus marquant de cette expérience ?
Je garde de cette expérience un souvenir total. Je suis d’ailleurs encore un peu dans l’éblouissement. Déjà, le voyage en soi, parce que Saint-Pétersbourg, même si je n’ai pas eu beaucoup le temps de la visiter, est un choc historique et architectural. Pour ma sensibilité personnelle, cette ville est une somptuosité et les Russe sont des poètes, chacun à leur manière. Et enfin le Théâtre lui même : le Mariinsky. La découverte de ce lieu mythique à l’image d’un écrin vert pastel, ou plutôt d’un vert totalement indéfinissable, où le danseur et la danseuse sont apprécié.e.s et respecté.e.s comme des perles rares, est un souvenir marquant, car j’en ai rêvé. Tout comme ma première conférence de presse à côté de Diana Vishneva. C’est inoubliable bien sûr ! Pour mon premier pas sur la scène du Mariinsky et pendant le spectacle lui même, c’est la générosité des artistes de la compagnie et de mes partenaires qui m’ont le plus touchée, le souvenir fort de leur volonté d’être au meilleur d’eux-mêmes à chaque instant, de tout donner, d’habiter le sol et de partager leur âme brûlante avec leur public. C’est très communicatif cet état d’esprit. C’est ce qui ma fait évoquer la notion de communion avec le public.
Pour revenir un peu à la version de Rudolf Noureev : la tendance est à la critique de son héritage chorégraphique à l’Opéra de Paris. Comment vous positionnez-vous, quel est votre avis en tant qu’interprète ? Faudrait-il par exemple commander de nouvelles versions de certains classiques ?
Je suis ouverte à tout. La technique de Rudolf Noureev est très dure. Ceux qui ont travaillé avec lui disent tous que c’est un mouvement à adopter. Au début c’est contradictoire, ce n’est pas vraiment naturel. Mais plus on pratique plus on trouve des oppositions. Effectivement pour avoir « pratiqué » un peu du Rudolf Noureev, je vois qu’il y a des choses peut-être pas évidentes à la base mais une fois que l’on t’a donné la clef de la chose qui te manque, que ce soit musicalement ou techniquement, ça aide et la chose devient organique… En tout cas, plus organique. Moi j’aime ce qu’il a fait. Rudolf Noureev était un visionnaire chorégraphique. Il n’y a pas de ballet de lui que je n’aime pas. Dans l’ensemble je trouve que ce sont des ballets qui vieillissent quand même bien. La Bayadère, Roméo et Juliette, Le Lac des cygnes, c’est magnifique. En tout cas pour l’instant, à mon âge, à mon niveau d’expérience, je ne m’ennuie pas et ce sont mes références. Je ne me dis pas que j’aimerais faire autre chose, je suis très contente quand on me donne du Rudolf Noureev à danser. Même son Casse-Noisette, qui est peut-être plus faible d’inspiration, ou Cendrillon, je les trouve sympa.
Noureev était un visionnaire chorégraphique.
En dehors de Rudolf Noureev, est-ce qu’il y a des chorégraphes d’origine russe ou plus largement slave qui vous touchent ? Par exemple Michel Fokine, Serge Lifar, Vaslav Nijinski ?
Oui, ils me touchent. Mes parents adorent tout ce qui est culturellement russe – ils ont des amis russes – et c’est vrai que depuis qu’on est petites avec ma sœur, c’est un peu inscrit en nous. Il y a des livres sur Vaslav Nijinsky, Michel Fokine, des musiques traditionnelles russes. J’avais déjà accès à tout ça quand j’étais petite. C’est quelque chose qui me parle… du point de vue du ressenti. Et je pense que ça vient de là. Je ne vois aucune autre explication. J’ai choisi deux fois Mirages (Lifar) en variation libre lors de mes concours de promotion. À chaque fois, c’était un moment fort et l’occasion d’exprimer sur scène une sensibilité à fleur de peau à travers ce rôle complexe.
Au Mariinsky comme au Bolchoï, la devise est un peu la suivante : du classique d’abord, du néoclassique ensuite et en dernier un peu de contemporain. Quel est votre regard sur cette programmation artistique ? Quel est le juste équilibre entre classique et contemporain selon vous ?
Je pense que quand on est jeune, il faut danser du classique. Cela renforce. Mais ça dépend de ce que l’on aime. Pour moi, quand on commence, jusqu’à un certain âge, il faut faire du classique, faire du corps de ballet, savoir se mettre en ligne, connaître l’exigence de ce que représente le fait d’être ensemble avec les autres danseuses. Il y a tout un aspect qui est quand même très difficile, mais je crois que ça nous apprend notre métier. Pour tenir des rôles de soliste, je pense qu’il faut être passée par du corps de ballet pour en comprendre la richesse, c’est en fait cela qui nous forge. Les grands ballets classiques, c’est pour moi le socle du métier de danseur.se à l’Opéra. Voir des grands ballets classiques du répertoire, c’est aussi une des attentes du public qui vient nous voir. Passé un certain âge, j’entends dire que les danseur.se.s n’ont plus envie de danser des classiques. Et quand il n’y a plus trop de classiques programmés, il y a toute une génération qui passe un peu à côté de certaines choses.
D’un point de vue technique ?
Oui car c’est dur. D’ailleurs, quand on est sur des productions plus contemporaines et que l’on repasse après au classique, c’est tout de suite un choc. C’est une autre d’atmosphère. Tu es immédiatement à vue, avec le collant rose. C’est différent, cela demande une autre exigence. Et souvent on se dit : « Ah oui j’avais oublié ce que ça faisait d’être sur un ballet classique« . Après, j’aime beaucoup travailler avec des chorégraphes actuels. J’ai travaillé sur L’Anatomie de la sensation avec Wayne McGregor, c’était génial. C’est totalement différent. Je vais bientôt travailler avec William Forsythe parce que je serai sur sa création. J’ai hâte parce que je pense que ça va être super.
Les grands ballets classiques, c’est pour moi le socle du métier de danseur-e à l’Opéra.
Il y a de l’excitation à participer à une création ?
Avec des gens comme ça, c’est génial. J’adore les grands classiques mais participer à une création ouvre d’emblée à la curiosité, au dépassement de soi, surtout s’il y a des impros.
Autant que le contemporain alors ? Vous ne voudriez pas être la ballerine classique de l’Opéra de Paris, être trop spécialisée dans ce répertoire ?
Non. J’ai envie de danser un peu de tout mais je suis contente qu’on me mette dans de grands classiques maintenant. Plus on est jeune moins on a d’appréhension car on réalise moins les choses, même si on est obligé de réfléchir. On fonce. On prend des risques. Plus on vieillit, plus l’appréhension vient, ne serait-ce que pour le cardio, il y a des choses à remettre en forme. Voilà, c’est une chance de faire ces classiques en étant jeune. Certes, ce que les chorégraphes contemporains font, ce n’est pas toujours exceptionnel. Parfois les répétitions et la création en studio sont géniales, et même si le résultat après sur scène n’est pas extraordinaire, on a l’expérience de la création. C’est une dimension très importante que de travailler avec le chorégraphe lui-même.
Ces derniers temps, l’Opéra de Paris a donné de nombreux ballets qui n’étaient pas narratifs. Comment abordez-vous ces œuvres ? Vous inventez une histoire à votre personnage où vous vous occupez d’incarner au mieux la musique ?
Oui, souvent quand il n’y a pas d’aspect narratif, j’écoute la musique et je me dis que si le chorégraphe n’a pas pensé à une histoire, il s’est adapté à la musique, il s’en est inspiré. Du coup, si l’on capte la sensibilité musicale, le mouvement en découle. La musique est pleine de sens, quand on l’écoute bien.
Vous êtes proche de l’approche de Balanchine alors, à laquelle Benjamin Millepied est très sensible d’ailleurs ?
Oui, c’est vrai, il fait partie de mon univers, son style m’est familier.
Y-a-t-il des chorégraphes contemporains qui vous plaisent particulièrement ?
J’adore ce que fait Christopher Wheeldon, en narratif et en non narratif. J’aime beaucoup également ce que fait Hans van Manen, je trouve cela très beau et élégant. Après, il y a forcément William Forsythe. Mats Ek, je trouve ça génial, Pina Bausch évidemment, que je trouve su-blime. Notamment Le Sacre du printemps, un rêve à danser. Être l’élue, ce doit être un moment inoubliable en scène. C’est ce qui me vient à l’esprit en premier lieu. Sinon, j’avais vu un spectacle vraiment extraordinaire au Théâtre de Chaillot, d’une compagnie néerlandaise.
Sol Leon et Paul Lightfoot avec le Nederlands Dans Theatre ?
Oui ! Eux ils étaient incroyables. C’était franchement hallucinant à tout point de vue. C’était peut-être dû aux danseurs aussi…
Donc vous êtes aussi spectatrice de ballets parfois ?
Oui, surtout à Paris. C’est la ville qui offre le plus de diversité chorégraphique. Je vais un peu partout même si je trouve qu’il y a des salles qui s’y prêtent plus ou moins. Angelin Preljocaj, j’y pense, j’aime bien aussi ce qu’il fait. Edouard Lock aussi, j’aime bien. J’ai dansé dans André Auria l’année dernière. Je n’ai pas fait sa dernière création (ndlr : Casse-Noisette) mais j’ai beaucoup aimé travailler avec lui, en tout cas avec moi ça c’était très bien passé. Il nous donnait une sorte de schéma, et si après dans le mouvement nous faisions quelque chose qui était un peu plus personnel, il nous laissait faire, tant qu’il sentait qu’il y avait la bonne énergie.
Vous avez d’autres loisirs culturels qui vous permettent de vous enrichir en tant qu’artiste ?
Alors, j’adore lire ! Là en ce moment je lis Anna Karenine de Tolstoi. J’adore ce personnage.
La littérature russe en particulier ?
Non tant que c’est bien écrit, j’aime tout. Même les romans policiers.
Vous faites travailler votre imagination par la lecture ?
Oui, j’adore. Sinon, j’aime écouter de la musique, que ce soit classique ou autre. J’adore aller voir des concerts.
Il y a des compositeurs que vous aimez particulièrement ?
Beethoven, j’aime beaucoup. Chopin, j’adore.
La Dame aux Camélias, ce serait un ballet pour vous alors ?
Ah ! J’adore ce ballet. Vraiment je l’adore. J’aime aussi le lyrique à l’Opéra. Quand on est dans la maison, il faut en profiter, on a cette chance là. J’aime bien les expositions de peinture aussi, traîner dans les galeries, au Grand Palais, à Orsay. Je suis une inconditionnelle de Turner et Van Gogh… Il y a une exposition japonaise au Grand Palais que j’ai bien aimée. J’avais trouvé ça très joli, indéfinissable au-delà des mots même.
Vous ressentez ce besoin perpétuel de vous nourrir l’âme en quelque sorte ?
Oui, je crois que c’est important. J’ai commencé à prendre des cours de dessin. Il faut avoir le temps mais c’est le dimanche. Je trouve ça très beau et reposant. C’est-à-dire que mon esprit se concentre sur autre chose et ça me détend bien. Cela me permet en plus de mieux comprendre les œuvres de peinture que je regarde. Il y a des choses subtiles que je n’avais pas repérées alors que maintenant que je prends des cours, j’ai l’impression de mieux les percevoir.
Je trouve que c’est bien que le concours de promotion ait lieu. C’est une mise à nu de qui tu es.
Quel regard portez-vous sur le Concours annuel de promotion, objet de controverses passionnés ? Faut-il le supprimer ? Ou permet-il aux danseurs et danseuses de faire leurs preuves ?
Je trouve que c’est bien que le Concours de promotion ait lieu. Parce que peu importe le résultat, c’est une mise à nu de qui tu es, comment tu danses. C’est aussi une manière de faire des choix artistiques dans ta variation libre, de proposer aux membres du jury des chorégraphies que tu aimes et d’être repérée pour un rôle. Cela peut donner lieu à des propositions artistiques après. Cela reste compliqué, parce que cela reste un concours, dans le sens où l’on passe les unes après les autres. Bon, il n’y a plus la cloche mais ça reste lourd. Il n’y a pas d’applaudissements. Ce n’est pas très agréable… Mais ça renforce mentalement. C’est un peu comme un.e sportif.ve de haut niveau qui va en compétition. C’est vrai que cela ne correspond pas à tout le monde et que ça n’a rien à voir avec les responsabilités artistiques qui peuvent arriver avec un premier rôle, par exemple. Je pense que l’on peux aborder le Concours avec énormément de nervosité, et un premier rôle avec plus de sérénité. Parce que ce ne sont pas les mêmes enjeux, ce n’est pas la même ambiance. Souvent on nous dit, qu’il ne faut pas penser « stress », qu’il faut penser « spectacle ». Mais c’est très difficile. Pour les résultats je pars du principe que je fais mon maximum, du mieux que je peux, et que le résultat ne m’appartient pas. Ce n’est pas moi qui choisis.
Cela vous a permis d’être invitée en personne par le directeur artistique du Mariinsky ! Pour revenir à l’actualité de l’Opéra de Paris, Benjamin Millepied a annoncé sa démission. Qu’est-ce que vous retenez de son passage à l’Opéra de Paris ?
Je pense qu’il avait beaucoup de bonne volonté, beaucoup de choses à faire avancer, une énergie débordante, plein de projets. Je pense que c’est compliqué comme poste : on se heurte à des choses auxquelles on ne t’attendait pas. Il a fait changer des choses en terme de santé, des choses qui étaient mises en place un peu avant son arrivée, mais qu’il a accélérées. Et je pense qu’il avait aussi les moyens. En tout cas, il a fait en sorte que ça marche et ça c’est louable. C’est très compliqué de prendre la relève de quelqu’un qui a occupé un poste pareil pendant 20 ans. Quand tout l’espoir repose sur toi et qu’en plus tu dois satisfaire 154 danseur.se.s, c’est très compliqué. A chaque fois je me dis : « Est-ce que tu aurais pu faire mieux ?« . Je me mets souvent à la place des gens et je sais que ce n’est pas évident. En tout cas on a toujours pu avoir un échange simple. C’est à dire que j’ai toujours dit les choses, il a toujours dit les choses. On était sur un mode très cool.
Et ça a changé quelque chose pour votre carrière, personnellement, quand il est arrivé ?
Brigitte Lefèvre m’avait déjà donné des rôles et lui c’était la continuité. Je dois dire que je n’ai pas été très désorientée sur ce point. De toute façon, les directions changent mais si on garde la ligne de son travail, si on sait en quoi on doit progresser, si on connait ses défauts et ses qualités et qu’on évolue, peu importe ce qui se passe autour, on est sur le bon chemin. En tout cas je fonctionne comme cela. La bonne démarche à avoir c’est de rester concentré sur son art. On n’est ainsi pas dans le « paraitre », mais dans « l’être ».
Alors justement, Aurélie Dupont va prendre ses fonctions de directrice artistique. Côté danseur-e-s, avez-vous une idée de l’empreinte qu’elle va laisser ?
Je pense qu’Aurélie est une femme très intelligente et très réfléchie. Elle a une magnifique carrière. Elle a énormément dansé et elle connait bien cette maison. Je pense qu’elle découvre un poste mais je lui fais confiance pour la compagnie parce qu’elle connait bien le fonctionnement. Je pense qu’elle connait aussi les attentes des danseur.se.s. On a été éduqué avec l’École de Danse à une manière de fonctionner, de réfléchir, mais elle va en même temps avoir l’intelligence d’être ouverte et disponible à la nouveauté car elle a participé à ces avancées. Elle saura à mon avis conserver le fonctionnement moderne qu’a ouvert Benjamin Millepied. J’ai travaillé La Bayadère avec elle, j’ai appris à la découvrir à ce moment-là. Tout ce qu’elle me disait était très intéressant, très moderne en fait. Elle a l’expérience du passé et en même temps une extrême modernité sur les choses, elle sait les faire évoluer dans le bon sens. Mais je ne sais pas encore vraiment quelle sera sa griffe personnelle, il faut en tout cas lui souhaiter bonne chance.
Je fais confiance à Aurélie Dupont pour la compagnie. Elle saura conserver le fonctionnement moderne qu’a ouvert Benjamin Millepied.
En matière de répertoire vous n’avez pas une idée de la tonalité de ses saisons ?
Non. Par contre elle a été Étoile et elle sait ce que c’est que de tenir sa place d’Étoile. Elle sait que pour décrocher le titre, c’est beaucoup d’effort, beaucoup d’investissement. Elle sera attentive à ça je pense. Mais ça ne veut pas dire qu’elle va négliger les moins gradés.
Une dernière question d’ouverture : est-ce que vous aimeriez chorégraphier ?
Pas du tout. Je suis d’ailleurs fascinée par les gens qui ont ce don, cette envie, cette énergie. Mais je ne partage pas du tout ça… Peut-être que ça viendra. Ou pas. J’ai l’impression que souvent, cela se déclenche jeune. Quand je parle avec les gens, je remarque qu’ils commencent parfois dès l’École de Danse. Aux fêtes de l’École par exemple, j’ai tout de suite remarqué qu’il y en avait qui chorégraphiaient les ouvertures et les fins. Quand je suis arrivée en première division et qu’il a fallu désigner quelqu’un pour chorégraphier les ensembles de toutes les divisions, j’ai été mise sur le coup, MAIS je ne pouvais pas. Aucune inspiration. C’est d’ailleurs une faiblesse quand je participe à une création par exemple, où il a de l’improvisation. Je suis moins à l’aise que mes camarades jeunes chorégraphes.
Aventure
Passionnant, merci ! A chaque interview, cette danseuse me paraît être une personne très intéressante, en tout cas elle est agréable à lire !
KLH Kanter
Très bel entretien, très belle personne. Merci Mlle Larine!
J’en viens maintenant à ce « leg waving » business.
« Elles n’ont aussi pas peur de lever les jambes ! J’ai l’impression qu’elles sont très, très, très souples. Au cours, elles s’échauffent toutes avec de tels grands écarts… Elles ont des articulations hyperlaxes. »
Y’en a marre.
Vous ne saurez jamais ce que vous avez PERDU avec cette hyper-laxité maladive, car vous ne l’avez jamais vu sur scène depuis 30 ans
« Leg waving » et hyper-laxité – deux notions totalement contraire aux idées d’Agrippina Vaganova HERSELF – est entrée en Russie il y a 30 ans. Relents de la Guerre Froide: les Russes voulaient être « modernes », ce qui en 1986 voulait dire singer Sylvie Guillem, sujet pénible à ne pas développer ici.
Vaganova renvoyait de son cours tout danseur pratiquant des étirements à la barre.
Vous pouvez sortir des tranchées les enfants! Guillem a pris sa retraite. Vous pouvez baisser les jambes. All Clear!
Hier, je revoyais sur Youtube des films d’Elisabeth Maurin tournés il y a seulement 15 ans (et merci aux personnes généreuses qui ont fait l’effort de nous laisser des traces de cette artiste!).
La correction académique de sa danse, les positions tracées à la lame de rasoir, la plastique d’une puissance irrésistible, des ports de bras à la précision anatomique idéale (sans même parler de ses interprétations foudroyantes), paraît aujourd’hui aux yeux de beaucoup de jeunes danseurs « passéiste ».
Nous n’arrivons plus à comprendre comment on peut danser aussi correctement, et avec une telle passion d’interprète. Alors que c’est une seule et même chose!
Passéiste – comme Haydn ou Schubert n’est-ce pas?
D’ailleurs, pourquoi Badura-Skoda ou Brendel vouent-ils une vie entière à étudier des vieilleries comme ça, quand eux aussi, ils pourraient lever la jambe?
a.
Et comme je suis d’accord avec KLH…
Ellen Cartsonis
Merci a KLH. Je suis 100% d’accord.
a.
« On m’en voudra toujours plus de ne pas danser avec mon cœur que d’avoir mal fait une pirouette ici. »
Oh, merci Héloïse!