She Said par l’English National Ballet au Sadler’s Wells – Place aux femmes !
À l’origine du nouveau programme mixte She Said de l’English National Ballet, il y a un constat inquétant : l’absence quasi-totale de jeunes chorégraphes appartenant au sexe féminin dans la danse contemporaine. Ainsi Tamara Rojo, directrice de la compagnie, confie qu’en vingt ans de carrière, elle n’a pas dansé un seul ballet chorégraphié par une femme. Il faut donc rectifier le tir, et vite. She Said est un triptyque de pièces contemporaines composées par des femmes spécialement pour la troupe londonienne. Pour bien faire les choses, le sujet des deux premières est également centré sur des figures féminines emblématiques du monde artistique et littéraire. Malgré son affiche genrée rose fushia qui fait légèrement grincer des dents et craindre le pire, ce programme éclectique parvient aisément à démontrer ce qui devrait être acquis aujourd’hui : en danse comme ailleurs, il est grand temps d’encourager les femmes à faire entendre leur voix. Même si le résultat n’est pas mieux, ou pas pire, qu’une soirée composée uniquement de chorégraphes hommes : She Said propose aussi bien une découverte enthousiasmante qu’une déception.
La soirée commence par Broken Wings, d’Anabelle Lopez Ochoa, un ballet dépeignant le tumulte existentiel de l’immense Frida Khalo (dansée par Tamara Rojo) : l’accident de tramway qui brise son corps pour toujours, son alitement prolongé dans une chambre cubique et immaculée, escortée en permanence par quatre squelettes macabres et une scène de fausse couche inoubliable. Savamment orchestrée, la pièce est construite selon une alternance de moments de souffrance, d’abattement, puis de jaillissements de joie et de créativité, lui apportant une consolation salvatrice. Seuls deux antidotes aux ténèbres existent. Le premier est évident : la naissance sur scène d’un monde intérieur riche et haut en couleurs, incarné notamment par un chœur de Frida masculines et des animaux de la forêt. Le deuxième est à double-tranchant : c’est sa relation amoureuse avec Diego Riviera, mari volage (Irek Mukhamedov). Saisissante de vérité, cette histoire de survie contre le destin qui s’acharne contre l’artiste est poignante.
Tamara Rojo possède quelque chose qu’il est impossible de feindre : une force, une puissance naturelles sans lesquels l’interprétation pourrait très facilement tomber dans l’inauthentique, voire le grotesque. Toujours juste, la danseuse sait raconter la douleur avec son corps, ses jambes tremblantes, et forme avec Irek Mukhamedov un couple terriblement bien assorti – dont la danse à deux façon tango de rue est autant un antidote qu’un poison pour l’âme de la peintre, terrassée par la douleur. En somme, Broken Wings est l’histoire fascinante d’un phœnix qui renaît de ses cendres. Son seul défaut : occuper la première place dans la soirée et susciter des attentes peu réalistes pour la suite.
Deuxième ballet, deuxième héroïne tragique avec M-Dao de Yabin Wang. La chorégraphe chinoise a décidé de conter la version des faits de Médée, qui trahie par son époux Jason dans la mythologie gréco-romaine, conçoit une vengeance glaçante : assassiner leurs deux enfants. D’inspiration plutôt néo-classique, le mouvement est fluide mais marque surtout de par son interprète. Hypnotique, désespérée et féroce, Laurretta Summerscales surprend par sa capacité à susciter l’émotion en si peu de temps. Un pied nu, l’autre chaussé d’une pointe, le décalage un peu étrange accroche le regard. Mais quel sens lui attribuer ? Rendre visible le déchirement de l’héroïne entre amour maternel et colère viscérale ? Ce n’est pas entièrement clair. Le décor minimaliste fait de voiles et la force pathétique d’un chant arménien font tout de même de ce deuxième chapitre un moment intéressant où le personnage de Médée gagne en humanité.
Troisième volet et cette fois-ci, franche déception. Fantastic Beings a été créé par Aszure Barton en collaboration avec les danseurs et danseuses de la compagnie. En totale rupture avec les deux autres pièces, il s’agit d’un ballet abstrait où les possibilités du corps – avec lesquels la chorégraphe et les artistes s’amusent gaiement – est censé se suffire à lui même. En théorie. Sur le mur du fond, un écran où un gigantesque œil cligne. Des petits groupes uniformes de danseurs et danseuses se croisent et s’entrecroisent en académique couvrant, aucune individualité ne se détache, aucun mouvement ne tranche avec le précédent. Le détachement clinique de la chorégraphie, l’absence de structure et d’accroche peine à convaincre.
She Said, par l’English National Ballet au Sadler’s Wells. Broken Wings d’Annabelle Lopez Ochoa, avec Tamara Rojo (Frida Khalo), Irek Mukhamedov (Diego Riviera), Cesar Corrales (Jeune garçon), Begona Cao (La Maîtresse de Diego) ; M-Dao de Yabin Wang, avec Laurretta Summerscales (Médée), Fernando Bufala (Jason), Madison Keeler (la Princesse) ; Fantastic Beings d’Aszure Barton. Mercredi 13 avril 2016.