Guillaume Côté, Principal du Ballet National du Canada : « Nijinsky est un ballet puissant »
Le québécois Guillaume Côté est l’un des danseurs les plus doués et charismatiques de sa génération, Principal au Ballet National du Canada. Mais pour d’étranges raisons, le public français le connaît mal. Star internationale, invité par toutes les grandes compagnies mondiales, il s’est produit avec l’ABT, Le Ballet de Hambourg, le Royal Ballet mais jamais à l’Opéra de Paris. Le danseur fait toutefois ses premiers pas sur une scène parisienne avec sa compagnie, dans le ballet Nijinsky de John Neumeier, à voir 3 au 8 octobre au Théâtre des Champs-Élysées (dans le cadre de la saison TranscenDanses). L’occasion d’une rencontre avec Guillaume Côté, qui évoque pour DALP ce ballet si particulier et sa carrière bien remplie.
Le Ballet National du Canada propose à Paris le ballet Nijinsky de John Neumeier. Vous y dansez le rôle principal, celui de Nijinski. Comment avez-vous abordé ce personnage ?
Jouer une icône de la danse était au début très intimidant. J’avais déjà travaillé avec John Neumeier et le Ballet de Hambourg, j’avais vu ce ballet plusieurs fois avec cette compagnie, notamment avec les frères Bubeníček, ce qui fut déjà quelque chose de spécial. La jeune génération ne connaît pas forcément dans le détail la vie de Nijinski. Mais il était évident, en voyant ce ballet, que John Neumeier avait fait des recherches historiques détaillées. Il a ainsi développé le personnage de manière très charnelle dans sa production. Quand je me suis lancé dans la préparation du rôle, j’ai cherché toutes les informations accessibles. L’important est de tout prendre, mais aussi de relier toutes ces informations à la production, au ballet lui-même. J’ai ainsi lu le Journal de Nijinsky, les biographes qui ont été écrites sur lui, j’ai vu l’exposition sur les Ballets russes à Monaco.
Ce travail est important et nécessaire. Mais au bout du compte, il faut se fier au chorégraphe, d’autant plus qu’il y a beaucoup de zones d’ombre sur la personnalité de Nijinski. Comment était-il dans la vie ? Comment se comportait-il ? Tout cela n’est pas connu dans le détail, donc je me suis fié à John Neumeier. La première fois que j’ai dansé le rôle, c’était avec le Ballet de Hambourg à San Francisco. J’ai passé beaucoup de temps avec John Neumeier, il nous parlait des personnages, de Nijinski, de Diaghilev aussi qui était perçu très différemment par ceux et celles qui le que connaissaient, positivement ou négativement. Et le ballet de John Neumeier parle de tous ces personnages : Nijinski, son épouse Romola, Diaghilev, en les situant dans une époque et une atmosphère absolument sublime.
Nijinsky n’est pas un ballet narratif à proprement parler. Comment est-il construit ?
Tout commence par une scène qui représente le tout dernier spectacle de Nijinski, qui eut lieu dans un hôtel en Suisse. Il avait invité des gens à voir ce spectacle, il voulait faire un retour à la danse. Il avait annoncé à la presse qu’il voulait célébrer son mariage avec Dieu. C’est le point d’entrée du spectacle, ça le place d’emblée sous le signe de la folie de Nijinski. Car après ce dernier spectacle, on n’a plus entendu parler de lui. Et John Neumeier sait particulièrement bien chorégraphier la folie. Le ballet n’est ensuite pas des séquences de la vie de Nijinski qui se succèdent, il s’agit plutôt un voyage à travers ses émotions. On le voit ainsi revivre sa vie, ce qui ouvre sur des personnages comme Diaghilev, aussi des ballets comme Le Faune ou Le Spectre de la Rose. Autre moment-clef dans le ballet, la rencontre avec Diaghilev : on les voit tous les deux en studio, Diaghilev lui promet une vie de star. Puis la scène suivante, c’est le voyage en bateau vers l’Amérique du Sud pour une tournée des Ballets russe : c’est durant ce voyage qu’il rencontre Romola qui allait devenir son épouse. Il y a un superbe pas de trois entre Nijinski, Romola et Diaghilev. On comprend facilement que Romola est amoureuse de l’image de la star qu’est Nijinski, pas nécessairement de l’homme.
Le deuxième acte tombe vraiment dans le subconscient de Nijinski. Il a vécu 40 ans de difficulté mentale. Ce que montre John Neumeier, c’est que cette folie est le reflet de la sensibilité de Nijinski, et la manière dont il ressentait le monde à cette époque, avec la Première Guerre mondiale qui a lourdement pesée sur lui, il eut bien du mal à s’en remettre.
Musicalement, sur quoi s’appuie Nijinsky ?
Le ballet est chorégraphié de manière très originale sur la musique de la onzième symphonie de Chostakovitch. Je dois dire que l’alliance de cette partition magistrale et la subtilité de la chorégraphie de John Neumeier est une expérience très particulière, incroyable pour le public. Certain.e.s vont adorer, d’autres moins, mais personne ne peut nier que c’est un spectacle vraiment touchant et bouleversant à voir. C’est puissant.
Certain.e.s vont adorer, d’autres moins, mais personne ne peut nier que Nijinsky spectacle vraiment touchant et bouleversant à voir. C’est puissant.
Comment se passe le travail avec John Neumeier en studio ? Est-ce qu’il laisse de la liberté aux interprètes ou est-ce qu’il souhaite que toute sa chorégraphie soit exécutée à la lettre ?
John Neumeier est d’une génération habituée à l’exigence artistique, il a travaillé avec d’immenses artistes comme Marcia Haydée. Quand il arrive en studio, il veut voir de la créativité, il veut voir des gens qui créent des choses. D’un côté, il est incroyablement spécifique sur les pas de sa chorégraphie, mais de l’autre il octroie beaucoup de liberté. Si l’on regarde les trois distributions différentes de Nijinsky que propose le Ballet National du Canada pendant cette tournée, l’on voit trois interprétations très différentes. Avec John Neumeier, tant que c’est réel et tant que chaque pas a une raison, il laisse faire les danseur.se.s. Mais il faut qu’il y ait un but, que ce ne soit pas gratuit. Il faut à chaque fois qu’il y ait une émotion, une conversation avec soi-même Mais si l’on n’interprète pas le personnage de la manière dont il le voit, cela peut devenir très difficile, parce que John Neumeier ne laissera jamais faire le rôle à peu près. Il peut très bien modifier les distributions et confier ce rôle à un danseur ou une danseuse plus jeune si cela convient mieux. De ce point de vue, il fait partie d’une autre génération car aujourd’hui les chorégraphes n’osent plus agir de cette manière. C’est aussi pour cela que je crois que l’œuvre de John Neumeier ne vieillira pas : elle restera comme celle de John Cranko parce qu’il n’y a rien de superflu.
Nijinsky est une histoire très européenne. Comment le public canadien a réagi lorsque le ballet a été présenté par le Ballet National du Canada ?
Le public connaissait déjà le travail de John Neumeier car la troupe avait monté sa production de La Mouette. Lorsque le rideau est tombé à la fin de la première représentation de Nijinsky, beaucoup de gens ont compris que c’était un chef-d’œuvre. Avant cette première, la vente des billets n’était pas excellente, mais après la première, entre les critiques et le bouche-à-oreille, la salle s’est remplie en quelques jours. L’impact a été incroyable. Nous en sommes à la troisième série cette saison et c’est un immense succès. C’est une histoire d’amour entre John Neumeier, son Nijinsky et le Ballet National du Canada. Nous savons quelle chance nous avons.
En quoi présenter ce ballet à Paris est important ?
Cette tournée à Paris est particulièrement importante pour nous, car Paris, c’est l’endroit qui a le plus de connections avec Nijinski et avec la Russie. Il s’agit tout de même de danser le rôle de Nijinski dans le théâtre où il a fait plusieurs premières. Le poids de la relation historique est énorme.
John Neumeier est revenu régler le ballet avant cette tournée ?
Oui, il est venu travailler deux jours avec nous car il y a toujours des ajustements à faire. C’est toujours comme cela que ça se passe avec des chorégraphes vivants : le ballet évolue toujours un peu, il y a des petits changements. Et puis il l’a remonté en Australie, et avec de nouveaux danseur.se.s à Hambourg. Il est venu à Toronto pour régler tout cela et voir de nouvelles distributions.
Revenons sur votre carrière. Comment la danse et le ballet sont arrivé.e.s dans votre vie ?
J’ai grandi dans une petite ville au nord du Québec qui s’appelle Lac-Saint-Jean. Mes parents adoraient la culture, ils voulaient amener la culture dans notre région, mais ils ne connaissaient personne qui travaillait dans le théâtre. Une de leurs amies étudiait le ballet à Montréal et mes parents lui ont demandé si elle envisageait de revenir vers chez nous. Et c’est ainsi que mes parents ont lancé cette école de danse avec cette amie. Comme toutes les familles québécoises de ces années-là, ils venaient de familles nombreuses : 13 enfants du côté de mon père, 9 du côté de ma mère. Ils sont tous mariés et j’ai plein de cousins et de cousines. C’est comme ça que tout a commencé : toute ma famille faisait partie de l’école de danse. J’ai donc toujours trouvé ça normal de me mettre au ballet. Le Ballet National du Canada faisait régulièrement des tournées dans le pays pour trouver de nouveaux élèves. Quand j’ai eu 9 ans, ils ont entendu parler de moi et m’ont demandé de venir à Québec pour faire une audition. C’est comme cela que je suis entré à l’école de danse du Ballet National, d’abord pour un été, puis formellement à l’âge de 11 ans. Et j’y suis resté cinq ans.
Vous souvenez-vous du premier ballet que vous avez vu sur scène ?
C’était Roméo et Juliette de John Cranko lorsque j’étais à l’école de danse. Mais j’avais déjà vu des vidéos. L’une des premières que j’ai vues était Le Jeune Homme et la Mort de Roland Petit avec Mikhaïl Barychnikov. Cela m’a énormément marqué, c’est ce qui m’a donné l’envie et le goût de devenir danseur. J’ai eu ensuite l’opportunité formidable de travailler avec Roland Petit à la Scala de Milan. J’ai toujours été un grand admirateur de ce chorégraphe, de son art, il m’a ouvert de nouveaux horizons sur la danse.
Quels sont les rôles qui ont été les plus importants pour vous à ce point de votre carrière ?
Nijinski, c’est certain, c’est un rôle qui a changé ma carrière. C’était en 2013 et jusque-là, j’avais toujours été perçu comme le danseur fait pour les rôles de Prince : j’ai dansé Le Lac des Cygnes, La Belle au Bois Dormant un peu partout dans le monde. Tout à coup, j’ai commencé à danser des choses plus contemporaines et avec Nijinsky, je me suis plongé dans un personnage qui permet de développer des émotions plus profondes et plus complexes. J’ai aussi adoré danser La Belle Au Bois dormant dans la version de Rudolf Noureev, cela m’a aussi beaucoup marqué. J’ai toujours admiré Manuel Legris, depuis mon plus jeune âge. Quand il a été décidé que je danserai la première, j’ai demandé à Karen Kain de contacter Manuel Legris, et je suis parti travailler trois semaines avec lui à l’Opéra de Paris. Cela m’a beaucoup marqué, les ballets de Noureev sont toujours très exigeants pour les danseurs. Et puis il y a eu aussi la création du nouveau Roméo et Juliette d’Alexeï Ratmansky. C’est une création qui sera reprise au Bolchoï cette saison. Ce fut une superbe expérience de travailler avec lui sur une grosse production que l’on a ensuite dansée à Londres, à Washington, à Los Angeles, partout.
Durant votre carrière de danseur, vous avez très vite été invité à danser à l’étranger. Avez-vous toujours vu le Ballet National du Canada comme votre compagnie ou avez-vous parfois songé à aller voir ailleurs ?
Il y a eu des discussions avec d’autres compagnies, j’avais une très belle relation avec l’American Ballet Theatre ou l’English National Ballet. Mais Karen Kain, l’actuelle directrice artistique du Ballet National du Canada, est arrivée en 2005, à un très bon moment pour moi car à cette époque, je dansais beaucoup à l’étranger. Et j’ai réalisé que si c’était bien de rencontrer d’autres compagnies, j’avais aussi une forte envie de rester au Canada. Et qu’avec Karen Kain, il y avait un grand potentiel pour voir la compagnie se développer. C’était aussi un choix de vie personnelle : j’adore le Canada, j’adore la politique du Canada, son aspect multiculturel. J’ai deux enfants et avec mon épouse Heather Ogden, qui est aussi Principal dans la compagnie, nous avons toujours su que nous voulions élever nos enfants au Canada. Cela a aussi été décisif dans mon choix de rester ici.
Vous regrettez de ne pas avoir dansé sur la scène de l’Opéra de Paris ?
Oui (rires…). Bien sûr, tous les danseur-se-s rêvent de danser à l’Opéra de Paris. Cela a failli se faire mais c’est toujours compliqué pour des questions de timing. Il y a eu des discussions pour remplacer un danseur blessé, cela n’a finalement pas pu se concrétiser.
Comment le Ballet National du Canada est perçu dans son pays qui est si vaste ?
Je crois que la compagnie est considérée comme un ambassadeur pour le Canada. Pour atteindre différents publics dans tout le pays, nous avons une compagne de jeunes qui se déplacent en Ontario. Il y a aussi de plus en plus de captations et de spectacles montrés online, des répétitions filmées. Mais notre impact national a beaucoup diminué en raison des coûts financiers : faire une tournée à Vancouver est aussi cher que de se montrer à Paris. Il a donc fallu faire des choix et la direction pense – et je suis d’accord – que se montrer à Paris, à Londres ou à New York, c’est très important à ce moment de l’histoire de la compagnie. Nous avons un nouveau répertoire avec des chorégraphes comme John Neumeier qui reviendra pour monter Anna Karénine, Christopher Wheeldon qui a fait The Winter’s Tale ou Alexeï Ratmansky qui a créé pour nous Roméo et Juliette, tout cela nous ouvre des portes à l’étranger.
Vous menez aussi désormais une activité de chorégraphe, vous êtes chorégraphe associé du Ballet du Canada depuis 2013. Comment est venue l’envie de chorégraphier ?
Très tôt, j’ai eu cette envie. Et comme je compose aussi de la musique, je voyais comment je pourrais la chorégraphier. Mais j’étais toujours un peu gêné car dans mon jeune âge, j’étais très dur avec les chorégraphes. J’avais des standards très hauts pour ce que je voulais danser. Donc j’ai commencé modestement avec un workshop à Toronto : c’était un pas de deux avec un violoniste et ça a eu un beau succès. Puis, j’ai emmené cette pièce à Hanovre pour une compétition et j’ai gagné le prix chorégraphique. Cela m’a encouragé à faire quelque chose d’un peu plus gros. Ensuite, j’ai travaillé avec une compagne contemporaine à Toronto. C’est toujours long de se faire un nom comme chorégraphe, d’autant que je suis toujours associé à ma profession de danseur. J’essaye de mener les deux de front pour que l’on me prenne au sérieux comme créateur. J’ai continué à faire des petites pièces, puis l’an dernier, Karen Kain m’a donné l’opportunité de faire un gros ballet, Le Petit Prince. Ce fut une superbe expérience, un gros projet, une grosse production. Ça s’est très bien passé et cela m’a aussi donné la connexion avec le metteur en scène canadien Robert Lepage.
Robert Lepage qui connaît le milieu de la danse puisqu’il a collaboré avec Russell Maliphant et Sylvie Guillem. Que sera ce spectacle que vous préparez avec lui ?
En fait, je le connaissais déjà, je lui avais demandé de travailler avec moi pour Le Petit Prince. À l’époque, il n’avait pas le temps mais ensuite, il m’a proposé de créer une pièce basée sur le travail de Norman McLaren qui fut un cinéaste d’animation canadien très novateur dans sa démarche. Il a révolutionné la technique du cinéma d’animation, il fut le premier à dessiner directement sur une pellicule de film. Il était écossais mais il a vécu toute sa vie au Canada. Il était mordu de ballet et chorégraphe lui-même. Ses films ont gagné des Oscars à Hollywood. Robert Lepage adore ce personnage. Il veut que l’on monte quelque chose en multimédia racontant la vie de Norman McLaren, aussi en utilisant ses films. Et Robert Lepage est un maitre dans l’art de combiner différents médias. Nous sommes en train de travailler sur ce spectacle qui sera présenté à Toronto en juin 2018. Pour moi, c’est une collaboration magique car c’est quelqu’un qui est très au fait de la danse, de la subtilité des choses et qui a un grand respect pour le mouvement et la danse.
Vous avez aussi pris la direction d’un festival à Saint-Sauveur au Québec. Que souhaitez-vous y faire ?
Au Canada, on peut voir de la danse, il y a des compagnies invitées. Mais à Saint-Sauveur, on peut voir neuf spectacles différents en neuf jours. J’invite neuf compagnies différentes et chaque soir, le public peut venir voir différentes façons de danser et différents styles : un soir c’est George Balanchine, un autre soir des claquettes, un autre soir c’est plus jazzy avec Gershwin. Je veux aussi démocratiser la danse, l’apporter à une autre génération. En tant qu’artiste, on vit souvent dans sa bulle, on devient un peu égoïste et on n’est préoccupé que par son propre travail. Le festival me force à regarder les autres, à être généreux et à voir ce qui se passe dans le monde de la danse. J’essayer de continuer à m’ouvrir les yeux sur ce qui se passe autour de moi car j’ai tendance, comme beaucoup d’artistes, à me regarder, à seulement regarder ce que je fais, moi. L’été dernier par exemple, je suis allé à Stuttgart pendant deux semaines pour regarder de la danse, et cela me donne un autre plaisir, celui d’être amoureux de la danse comme spectateur.
Vous dansez beaucoup, vous chorégraphiez, vous dirigez un festival. Vous parvenez à tout combiner harmonieusement ?
Depuis que j’ai deux enfants, je n’ai plus de temps du tout ! Mais c’est la plus belle chose du monde et je suis très fier de dire que j’adore ce que je fais.