Soirée Balanchine/Teshigawara/Bausch – Ballet de l’Opéra de Paris
Le Ballet de l’Opéra de Paris a proposé pour cet automne un programme éclectique, allant du néo-classique de George Balanchine à la terre du Sacre du Printemps de Pina Bausch, en passant par une création de Saburo Teshigawara, le tellurique Grand Miroir. Trois façons différentes de danser, liées par une partition forte – Stravinsky encadrant le magnifique Violin Concerto d’Esa-Pekka Salenon – où les danseurs et danseuses affichent une aisance contrastée.
Encore George Balanchine !, telle pourrait être la rengaine du public habitué en voyant le rideau se lever sur Agon. Avec la direction récente de Benjamin Millepied, la compagnie a en effet multiplié, lors des deux précédentes saisons, les reprises du maître américain. Il y a de quoi faire avec le génie du chorégraphe, mais pas sûr que cette overdose aille bien à la troupe parisienne. Surtout que George Balanchine n’est pas forcément sa tasse de thé ces dernières années, et a tendance à lisser et arrondir un peu trop les angles anguleux de ses ballets. Agon est l’une des oeuvres référence du chorégraphe, un « black & white » à la base classique mâtinée de chaloupés jazzy, d’accents flexes et de quelques révérences hommage à l’origine royale de la danse classique. Un chef-d’oeuvre qui souffle encore par sa modernité. Mais la compagnie semble fatiguée de le danser (ou alors nous étions en fin de série). Tout est propre et carré, mais il manque le souffle justement, cette énergie qui donne vie à ce ballet abstrait.
Et comme souvent pour George Balanchine, ce sont plus des performances individuelles qu’une force collective qui sauve le tout. Ce soir-là, Mathieu Ganio a une fois de plus montré sa danse si merveilleusement musicale et intelligente dans le premier pas de trois. Dorothée Gilbert a pris le relai dans le deuxième avec une superbe variation des castagnettes, dansée avec classe et esprit, sans oublier ce léger second degré si propre à George Balanchine, qui en fait tout le sel. Florian Magnenet, et surtout Audric Bezard à qui ce répertoire va toujours bien, l’entourent avec élégance. Dans le grand pas de deux, Amandine Albisson se montre une fois de plus à l’aise dans cette danse néo-classique, où ses lignes vertigineuses servent admirablement la chorégraphie ciselée et parfois diabolique. Mais ce pas de deux n’est pas que l’apanage des ballerines. C’est aussi un affrontement, un duel en scène entre deux personnalités. Et comment souvent, Amandine Albisson semble danser pour elle-même, sans trop se soucier de son danseur Karl Paquette, excellent partenaire qui se met aussi facilement en retrait pour faire briller sa danseuse. Il manquait ce jeu de regards, ce petit côté « Mais qui va gagner » qui fait que ce pas de deux n’est, justement, pas qu’un seul pas de deux.
Saburo Teshigawara commence à être un habitué du Ballet de l’Opéra de Paris. Après un quatuor et un trio, le chorégraphe a préféré un groupe plus large pour sa nouvelle création, Grand Miroir, avec dix danseurs et danseuses, tous grades confondus. Aussi une gestuelle plus tellurique, plus en spirale, presque plus classique – dans le sens technique du terme. Tout comme le chorégraphe américain précédent, Saburo Teshigawara aime la danse abstraite, qui s’inspire et prend sa force dans la musique, ici le Violin Concerto d’Esa-Pekka Salenon, lui aussi assez classique dans l’écoute (que les puristes de la musique classique me pardonne pour cette approximation). Les danseurs et danseuses sont recouvertes de peinture de différentes couleurs, se relayant sur scène dans une ambiance tamisée, comme au lever du jour. L’esprit de Grand Miroir semble d’ailleurs être le début de quelque chose : le début de la vie par exemple, où différentes formes mènent chacune leur chemin avant d’apprendre à s’apprivoiser, à danser ensemble, à se rapprocher.
Si la pièce a quelques longueurs, Grand Miroir se découvre toutefois avec un certain plaisir. La danse y est libérée, comme une tornade, tout en spirale, se servant des si belles qualités d’envol des danseurs et danseuses. Et les interprètes y ont l’air très à l’aise. Germain Louvet s’y révèle d’ailleurs étonnant, portant véritablement l’ensemble quand il semble encore sur la réserve dans les ballets classiques, avec de superbes courts solos. Mathieu Ganio aussi s’en empare avec intelligence – mais ce danseur s’empare de tout avec intelligence, Julien Guillemard s’y révèle. Curieusement, ce sont les danseurs qui s’y repèrent le plus, existant chacun en soliste en scène, alors que les danseuses se font plus discrètes, plus dans un esprit de corps de ballet. C’est d’ailleurs chez elles que la question du casting laisse perplexe, ou le pourquoi du comment choisir une Étoile ou Héloïse Bourdon.
Après le bal des techniciens, presque aussi couru que le ballet en lui-même, place enfin au Sacre du Printemps de Pina Bausch. Un mythe, certaines personnes du public ne se cachant pas de n’être venues que pour ça. Le Sacre de Pina est un choc, un chef-d’oeuvre, un coup de poing, cela a déjà été dit sur DALP et partout ailleurs. Je ne cache pas cependant que je gardais une certaine appréhension au moment des premières notes de la célèbre partition de Stravinsky. Est-ce que la magie opère toujours après avoir vu ce sacrifice de si nombreuses fois ? Surtout que la dernière reste un temps fort de ma vie de spectatrice. C’était aux Arènes de Nîmes, par le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch. À la fin, je m’étais demandé comment il serait possible de revoir ce ballet sans la pénombre des ruines et le vent dans les robes rouges. Bien sûr, tout est plus lisse à Garnier, tout est plus rangé. Mais l’engagement de la trentaine d’artistes sur scène, leur volonté de se plonger corps et âme dans ce ballet, est intacte et emporte le tout. La peur, la ronde primitive, la terre qui gicle sous les pieds, les respirations haletantes, les bras qui frappent les corps, le temps se suspend. Après toute la série dans le groupe, Léonore Baulac est l’Élue ce soir-là, pour la première fois. Le long solo de mort est forcément un peu vert, un peu trop accentué, un peu trop programmé. Mais la danseuse sonne juste dans le rôle de la jeune fille qui accepte son sort. Il y a dans ses épaules cette fugace lutte, son instinct de survie qui lui souffle que c’est maintenant ou jamais qu’il faut se rebeller. Mais l’Élue de ce soir ne le laisse pas parler, allant à la mort car elle a toujours appris que c’est comme cela que cela se passait. Dans son monde, les femmes sont sacrifiées.
Soirée Balanchine/Teshigawara/Bausch par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Agon de George Balanchine, avec Mathieu Ganio, Hannah O’Neill et Sae Eun Park (premier pas de trois), Dorothée Gilbert, Audric Bezart et Florian Magnenet (deuxième pas de trois), Karl Paquette et Amandine Albisson (pas de deux) ; Grand Miroir de Saburo Teshigawara, avec Émilie Cozette, Héloïse Bourdon, Lydie Vareilhes, Juliette Hilaire, Amélie Joannidès, Mathieu Ganio, Germain Louvet, Grégory Gaillard, Antonio Conforti et Julien Guillemard. Le Sacre du Printemps de Pina Bausch, avec Léonore Baulac (l’Élue). Mardi 14 novembre 2017.