Onéguine de John Cranko – Ludmila Pagliero, Mathieu Ganio, Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann
Onéguine de John Cranko, le tube du monde du ballet dansé aux quatre coins du monde, fait son retour au Ballet de l’Opéra de Paris, après avoir été beaucoup dansé depuis 2009. Cela sonnait-il comme la reprise de trop ? Ce ballet ne souffre pas d’interprétation au rabais. Et après les adieux d’Isabelle Ciaravola dans ce chef-d’oeuvre, offrant par la même occasion l’une des plus belles représentations du Palais Garnier de ces cinq dernières années, se posait la question de qui pouvait passer après. Les quatre protagonistes de cette reprise ont vite balayé ces craintes. Ludmila Pagliero (Tatiana) et Mathieu Ganio (Onéguine) ne sont pas forcément des artistes tragédien.ne.s. Leur histoire est d’ailleurs plus celle des aléas terribles de la vie que d’une grande histoire d’amour. Mais ils dansent justes. D’une façon plus retenue – très école française – mais où chaque geste est vrai. Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann, qui dansent Olga et Lenski depuis presque dix ans, complètent un quatuor en totale écoute et harmonie.
Onéguine de John Cranko, inspiré du roman en vers de Pouchkine, n’a pas la force esthétique et chorégraphique d’une Giselle ou d’un Lac des cygne. Peut-on cependant le classer parmi les grandes oeuvres de la danse ? Pour moi, oui. Car le chorégraphe se sert d’une façon géniale de la danse portée par la musique pour raconter une histoire. Pas de blabla, pas de chichi. Chaque geste, chaque costume, chaque instant de la mise en scène sur chaque instant choisi de la partition sert le drame et dessine les personnages. Et ainsi, même en connaissant ce ballet par coeur, l’on se laisse emporter, aussi bien par les regards que par la diagonale de grands jetés du premier acte, par les pas de deux acrobatiques que par les longues variations plus retenues. Et toujours, quand le rideau frappé du E.O. se lève sur le jardin de Madame Larina, ce même sentiment d’être emmené ailleurs.
Onéguine, donc, ou deux histoires d’amour manquées. Mais le quatuor du jour raconte plus quatre trajectoires individuelles, qui changent et se bouleversent en se croisant mutuellement. Est-il question d’amour ? Au premier acte, place plutôt à l’éveil à la sensualité. Myriam Ould-Braham est une Olga joyeuse et adorable, la grâce incarnée. Mathias Heymann est le soupirant de rêve pour ce genre de jeune fille, tout aussi charmant que l’élue de son coeur. Mais leur pas de deux est plus qu’un moment mignon. Il y a dans ce duo l’image de la bonne société pétersbourgeoise, la belle robe sage et le beau costume impeccable. Mais aussi ce léger cambré de la danseuse, un abandon enivrant dans les portés ou de longs développés qui sonnent comme le début du passage de la jeune fille à la femme. À cela s’ajoute la belle et tendre complicité entre Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann, de celle qui est là après des années à danser ensemble et à si bien se connaître. Et qui apporte à ce pas de deux charmant une émotion toute particulière, une intimité non feinte, qui sans prévenir m’a profondément bouleversée.
Lors de ses premiers pas en scène, Ludmila Pagliero est une jeune fille naïve, peut-être un peu trop (le syndrome de la jeune fille en fleur-très en fleur commence à me fatiguer). Mais dès qu’Onéguine entre en scène, le jeu de l’Étoile sonne beaucoup plus juste. Il y a le coup de coeur, l’interrogation, le questionnement face à Mathieu Ganio qui interprète un Onéguine entre deux eaux. Pas foncièrement méchant, pas non plus distant, mais la tête ailleurs, comme meurtri par de graves événements passés. C’est ce qu’il raconte dans sa longue variation, la main penchée vers la tête, peut-être l’un des rares moments où son personnage ouvre réellement son coeur. L’histoire de Tatiana racontée par Ludmila Pagliero est celle de la découverte du premier amour, de ce sentiment si particulier qui vous colle des papillons dans le ventre, à l’image de ce beau pas de deux dans la chambre, où comme Olga, la jeune fille grandit petit à petit. Les deux Étoiles vont bien ensemble. Mais à l’inverse du couple précédemment cité, ils ont moins l’habitude de partager la scène. Et cela se sent un peu dans les portés acrobatiques, qui parfois s’arrêtent une micro-seconde le temps de trouver leur chemin.
Le deuxième acte est celui du drame. Mais pas celui entre Tatiana et Onéguine. Le couple dessine pour leur part une histoire banale, celle du premier amour qui s’écroule par surprise. Mathieu Ganio reste dans son personnage mélancolique, qui ne rejette pas Tatiana par méchanceté mais parce que d’autres préoccupations occupent son esprit. Il prend soin d’ailleurs au début de ne pas la froisser. Et ce n’est pas un coeur dur qui le pousse à s’amuser avec Olga, mais une mauvaise humeur. Le drame du deuxième acte n’est donc pas celui d’Onéguine, mais celui de Lenski. Magistral Mathias Heymann, qui fait basculer cette triste mais banale histoire du premier amour brisé en une histoire unique, d’abord dans la scène du bal, puis son long solo du duel. Le danseur devient le héros romantique, celui qui crée son propre malheur, et qui va à la mort en toute conscience, convaincu que c’est son destin qui l’y amène, qu’il ne peut lutter contre. Acteur timide en début de carrière (même s’il a été nommé en 2009 sur ce même rôle), Mathias Heymann ne cesse décidément d’étonner, de surprendre, par un jeu et une profondeur qui ne cesse de se développer. Fallait-il lui donner aussi le rôle d’Onéguine ? La curiosité l’aurait emportée bien sûr. Mais il aurait été dommage de ne pas le voir dans ce rôle de Lenksi qu’il continue d’explorer, à qui il donne une profondeur dramatique bouleversante. À l’inverse, si Myriam Ould-Braham propose un très beau personnage d’Olga, elle semble un peu plus dans sa zone de confort. Et il aurait été intéressant de l’en sortir en lui proposant Tatiana.
Le troisième acte revient au premier couple. Impeccablement accompagnée par Florian Magnenet en Prince Grémine, Ludmila Pagliero est une Tatiana qui a vieilli. Elle n’est pas aigrie, elle a pris son parti, elle a accepté sa condition et a finalement trouvé sa place dans cette aristocratie convenue de Saint-Pétersbourg. Le retour d’Onéguine marque d’ailleurs non pas le souvenir de son amour pour lui, mais le souvenir du premier amour, lorsqu’elle était encore pleine d’idéaux. Et le regret n’est pas forcément envers un homme aimé, mais envers la jeune fille qu’elle était alors et qu’elle a peut-être trahie. Le pas de deux final est à l’image de ce que propose le couple durant tout le ballet : une danse légèrement en retenue, mais porté par une profonde honnêteté du jeu et du geste, une façon de sonner juste dans les regards, et les fuites. Et plus que dans les grands portés, ce sont chez eux les gestes simples qui font monter les larmes aux yeux. Comme la façon qu’a Mathieu Ganio de s’agenouiller tout en douceur aux pieds de Tatiana, la tête courbée par le poids des regrets. Ou le regard détourné de Ludmila Pagliero pour essayer de reprendre contenance, de se maîtriser, quand les mains qui tremblent disent tout autre chose. Onéguine qui s’en va, ce sont définitivement des rêves de jeunesse qui s’envolent.
La production de ce ballet de John Cranko est toujours une merveille. Pour le corps de ballet et les nombreux ensembles, pas de désastre mais pas d’émerveillement non plus. On ne sait s’il s’agit d’un manque de motivation ou du profond équilibre du quatuor de soir qui éclipse forcément tout le reste. Si les passages de groupes font partie de la magie d’Onéguine, ils ne sont pas forcément des plus conséquents à danser, surtout que le corps de ballet de ce soir était composé de nombreux demi-solistes, qui ont l’habitude de rôles plus importants. Et que le reste de la saison ne va pas forcément leur donner grand-chose d’autres à danser.
Onéguine de John Cranko par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Avec Mathieu Ganio (Eugène Onéguine), Ludmila Pagliero (Tatiana), Myriam Ould-Braham (Olga), Mathias Heymann (Lenski), Florian Magnenet (le Prince Grémine), Laurence Laffon (Madame Larina), Sofia Parcen (la nourrice) et Bianca Scudamore (le double de Tatiana). Mardi 13 février 2018. À voir jusqu’au 7 mars.