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Soirée Thierrée/Shechter/Pérez/Pite – Ballet de l’Opéra de Paris

S’il y avait une recette magique pour une parfaite direction artistique d’une compagnie de danse, cela se saurait. Il y a néanmoins un piège aussi facilement répandu qu’identifiable : celui d’aligner les noms connus, sans se demander si, au-delà du talent intrinsèque du.de la chorégraphe, il y a une histoire à raconter avec la compagnie. Au Ballet de l’Opéra de Paris, cela a démarré lors des dernières années de Brigitte Lefèvre, a continué plus ou moins avec Benjamin Millepied (même s’il allait chercher les noms de l’autre côté de l’Atlantique) et s’est renforcée avec Aurélie Dupont. Le programme Thierrée/Shechter/Pérez/Pite, présenté en cette fin de printemps, en est un bon exemple. Deux des chorégraphes de cette soirée ont une incroyable carrière, mais ne semblent pas s’être posé la question pourtant fondamentale : que faire avec ces danseurs et danseuses là, avec cette technique, cette danse classique, cette danse française, ces personnalités ? Quand la réflexion est posée, cela peut pourtant donner des petits miracles, comme The Season’s Canon de Crystal Pite qui clôture le programme. Il a fallu attendre 2h30 pour cela, tout se mérite.

 The Season’s Canon de Crystal Pite – Ballet de l’Opéra de Paris

Benjamin Millepied avait lancé cette opération annuelle d’une performance avant le spectacle dans les espaces publics du Palais Garnier, lieu en soi merveilleux et propice à beaucoup de choses. Si le résultat n’échappe souvent pas à une certaine facilité, il faut bien reconnaître que déambuler dans la Rotonde des Abonnés ou du Grand Foyer au milieu des artistes, de les voir évoluer d’aussi près, de croiser leurs regards, de les frôler, a quelque chose d’éminemment sympathique. Et de vraiment décomplexant pour un public peu habitué qui peut avoir peur des ors du Palais Garnier. James Thierrée, artiste formidable, inventeur de créatures en tout genres et d’univers oniriques uniques, est le candidat idéal pour ce type de projet. Et en effet, le chorégraphe a été inspiré par le lieu. Pas la peine d’arriver trop en avance, et dirigez-vous tout de suite au sous-sol. De drôles de créatures vous attendent, rampantes, glissantes, brillantes. Des monstres vous frôlent, de drôles d’insectes vous regardent, un trio se dispute des boules lumineuses à côté d’une chanteuse et d’un piano fantôme. Ce petit monde vit sa vie, mais guide aussi le public, l’invite à se déplacer, à remonter. Dans le grand escalier, de multiples fourmis géantes se retrouvent autour de leur maîtresse, avant d’envahir la salle et la scène pour un final visuellement réussi. Nous sommes bien plus dans un happening qu’une chorégraphie – j’aurais ainsi préféré que cela dure moins longtemps, mais se termine par un véritable ballet – mais à court terme (celui de la soirée) voilà un moment agréable.

À moyen terme (celui de la saison), c’est autre chose. Si depuis septembre la troupe avait alterné les grands classiques, cela aurait pu être un happening rafraîchissant avant l’été, quelque chose de plus cool après une saison intense. Après cette année bien morne et où beaucoup ont très peu dansé faute de spectacles demandant beaucoup de monde, cela ressemble plutôt à du gâchis de talent. Certain.e.s ne sont pas monté en scène pendant deux mois et reviennent pour cela, cela doit être frustrant. D’autant que la pièce demande du monde – une soixantaine d’artistes dont des surnuméraires – il y aurait de quoi, dans le répertoire de la troupe, à bien mieux les employer. Il est en fait étonnant que James Thierrée, pourtant à l’imagination débordante, ait été autant inspiré par l’architecture et aucunement par les artistes. Car ce qu’il propose, n’importe compagnie aurait pu le faire. Les a-t-il vus en cours de danse ? Dans un spectacle ? Il passe ici à côté d’un outil formidable.

Frôlons de James Thierrée – Ballet de l’Opéra de Paris

L’entrée au répertoire de The Art of not looking back de Hofesh Shechter démonte pour sa part un autre lieu commun : celui que l’Opéra de Paris peut tout danser. Oui, la compagnie peut en soi tout danser. Mais non, elle ne peut pas tout danser bien. The Art of not looking back de est une pièce-maîtresse de Hofesh Shechter, oeuvre percutante où le chorégraphe règle ses comptes avec sa mère qui l’a abandonné très jeune. (parenthèse : c’est fou comme l’on évolue. Il y a 6 ans, cette pièce vue par sa troupe m’avait laissée de marbre. Maintenant, j’en mesure toute la richesse). La bande-son crissante, les lumières abruptes, les décors tranchants ne font qu’un avec une danse percutante, violente parfois, hargneuse, mais qui fait toujours sens. Une pièce aboutie d’un chorégraphe qui sait construire son propos, mais qui n’a rien à faire à l’Opéra de Paris. Les neuf danseuses sont complètement perdues et écrasés par la pièce. Ce n’est pas de leur faute, elles n’ont pas le bagage technique ni même physique pour s’approprier cette danse. Aucune en fait ne se démarque, ne se voit, alors que de sacrées personnalités sont en scène. C’est d’autant plus curieux que les chorégraphies de Hofesh Shechter mettent au contraire en valeur ses interprètes. Mais ici, elles n’ont pas les outils pour s’imposer. À s’interroger même sur comment ont-elles été choisies : certaines n’ont presque aucune expérience dans la danse contemporaine, les miracles n’existent pas. Peut-être ne peut-on pas dire non à l’Opéra de Paris. Mais l’on se demande ce que cette collaboration apporte à cette pièce et à son chorégraphe (en dehors du prestige et de l’argent) (monde cynique).

The Art of not looking back de Hofesh Shechter – Ballet de l’Opéra de Paris

The Male dancer d’Iván Pérez laisse hésitant. Encore jeune chorégraphe, il n’a encore pas travaillé pour une aussi grande maison. Et semble un peu s’être laissé dépasser par les événements. Signe qui ne trompe pas : un discours ultra-prétentieux (nous allons questionner le genre et ce qu’est un homme danseur – je cherche encore), un choix de musique qui ne l’est pas moins (en plus d’avoir été bien trop entendu) et des costumes peut-être rebelles dans les 90’s. Néanmoins, la pièce n’est pas ratée. Occultons le discours pour se concentrer sur ce que l’on voit : un groupe de dix danseurs, où chacun a sa place, où chacun évolue selon sa façon de danser. Et souder par cette solidarité qui appartient aux compagnons de route, ceux qui ne s’apprécient pas forcément mais qui sont liés pour avoir cheminé ensemble, et avoir traversé ensemble des moments difficiles comme de grandes réussites. La pièce est longuette. La pièce a aussi ses beaux moments, comme un solo de Marc Moreau, un autre plus dense d’Adrien Couvez, un dernier tout en finesse et intelligence de Mathieu Ganio. Iván Pérez a voulu se servir de l’outil si spécifique qu’il avait dans les mains. Il n’avait peut-être pas encore la maturité, ou n’a pas été assez guidé par la direction artistique, pour y arriver pleinement.

The Male dancer d’Iván Pérez – Ballet de l’Opéra de Paris (première distribution)

Et puis enfin (oui, ça se mérite), le retour de The Season’s Canon de Crystal Pite, qui montre aux trois précédents tout ce que l’on peut faire de merveilleux quand on fait vraiment attention aux danseurs et danseuses que l’on a en face de soi. La création avait créé l’enthousiasme il y a deux ans, la reprise est encore plus réussie. Cette pièce est une petite merveille d’inventivité et d’énergie qui vous emmène bien loin. Ce peut être le mouvement des plaques telluriques ou des insecte. Ou peut être à l’intérieur d’un être humain, sous l’eau ou dans les étoiles. Qu’importe en fait, la pièce vous emmène ailleurs, dans un autre monde, à vous de décider lequel. Bien sûr, la chorégraphe sait ce qui marche scéniquement. N’empêche qu’elle sait s’en servir et qu’elle sait surprendre, dans une pièce partant de l’émergence des personnalités (la cinquantaine d’artistes se font tous remarquer) dans le collectif, sans dénaturer ce dernier.  

Surtout, Crystal Pite a su comprendre qui elle avait en face d’elle. Elle a créé cette pièce pour le Ballet de l’Opéra de Paris, pour leur danse si spéciale, aérienne. Pour leur qualité d’ensemble aussi, pour ce corps de ballet qui respire comme un.e seul.e parfois, pour ces corps musclés de la même façon. The Season’s Canon pourrait sans difficulté être repris ailleurs, pas sûr cependant que ce soit aussi réussi. Chaque solo n’a aussi pas été choisi au hasard, fabriqué sur les qualités de l’interprète : un passage tout en bras pour Marie-Agnès Gillot, un solo puissant pour François Alu, le rôle de la plus petite qui mène tout le monde pour Éléonore Guérineau. Et questionne au passage bien plus le genre que la pièce précédente. Ou plutôt y répond d’une manière directe : le genre, on s’en fout. Ici, hommes et femmes sont androgynes, habillées de la même façon, les bustes féminins devenant ainsi désexualisés (à bon entendeur les réseaux sociaux). Il y a des passages bruts pour des hommes, d’autres aussi plus doux, des moments d’une très d’une grande finesse pour les femmes comme plus volontaires (c’est d’ailleurs une femme qui dirige l’ensemble). Les solos pourraient être tenus par le sexe opposé, cela n’a pas d’importance. Car ce qui compte dans cette pièce, c’est ce que chacun est, ce que chacun a à dire. Certains passages d’ensembles sont ainsi frappants de force, quand il y a un tout si uni mais que chacun se remarque. Et dans ces moments-là, homme ou femme, peu importe. Dans un monde de la danse classique où la technique est si genrée, et où à l’Opéra l’on demande tellement de s’effacer, cela fait du bien. Crystal Pite revient en septembre 2019 pour une autre création, cette fois-ci sur tout une soirée. J’ai déjà hâte.

The Season’s Canon de Crystal Pite – Ballet de l’Opéra de Paris

 

Soirée Thierrée/Shechter/Pérez/Pite par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Frôlons de James Thierrée ; The Art of not looking back de Hofesh Shechter, avec Hannah O’Neill et Muriel Zusperreguy, et Marion Barbeau, Heloïse Bourdon, Marion Gautier de Charnacé, Clémence Gross, Heloïse Jocqueviel, Caroline Osmont et Ida Viikinkoski ; The Male dancer d’Iván Pérez, avec Daniel Stokes, Yvon Demol, Aurélien Couvez, Alexandre Labrot, Florent Melac, Marc Moreau, Florian Magnenet, Jean-Baptiste Chavignier, Mathieu Ganio et Alexandre Gasse ; The Season’s Canon de Crystal Pite, avec Marie-Agnès Gillot, Ludmila Pagliero, Alice Renavand, Ève Grinsztajn, Éléonore Guérineau, François Alu et Vincent Chaillet. Mardi 22 mai 2018. À voir jusqu’au 8 juin.

 

Commentaires (8)

  • Steph

    Un danseur m’expliquait le problème des saisons  » l’année prochaine on va rien faire pendant des mois puis d’un coup se « bouffer » 20 Cendrillons enchainées avec 25 Lac des cygnes; c’est beaucoup trop et tout le monde va se blesser, mais c’est pas grave parce qu’après il n’y a plus rien à danser ».
    Mais qui donc fait ces saisons? Elles semblent presque faites par des gens qui n’ont aucune conscience de la danse et du métier de danseur.
    Quand à la soirée, je partage votre avis sauf sur le Schechter où j’ai pour ma part été scotché par la prestation des femmes; puissantes, animales, dominantes, pour moi la métamorphose était réussie, alors que je partais avec un sacré à priori sur leur capacités à danser cette pièce. Difficike d’imaginer que ces jeunes femmes ont pour prime habitude d’être des dryades ou autre fées. Peut-être n’ai je pas vu la même cast que vous?

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  • Croustibatte

    Ces critiques sont très justes, même si, tout comme Steph, j’ai perçu autrement le jeu des interprètes dans le Schechter. Les femmes vivaient intensément cette chorégraphie. Sentiment de « gâchis » toutefois : il fallait attendre cette pièce pour revoir la sublime Hannah O’Neill, sous-employée malgré ses qualités de soliste.

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  • Anne dW

    Je n’ai pas été émue par la pièce de Schechter sur scène mardi, et pourtant c’est celle que j’ai le plus envie de regarder en replay sur Arte concert. J’ai eu besoin moi aussi de la revoir pour en découvrir toute la richesse.
    Ceci, comme votre aveu « c’est fou comme on évolue » et surtout la diversité des opinions tranchées et contradictoires sur ce spectacle, m’amène à m’interroger : la nécessaire subjectivité de la critique ne devrait-elle pas s’exprimer de façon plus modérée, plus modeste ? Je suis toujours gênée par les avis catégoriques, par la violence et le ton péremptoire de certains papiers, bien éloignés du débat d’opinion sur l’art, chacun pensant vraisemblablement que toutes les critiques ne se valent pas et que la sienne est plus autorisée.

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  • Kirill

    Bien d’accord avec tout ça!
    3 pièces totalement inutiles pour mériter le bouquet final!

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  • Mercy

    dans le Schechter les 9 filles sont incroyables et effectivement il y a des résurrections Pour ma part voir l’investissement de Bourdon qui vient d’une autre planète se surpasser dans cette oeuvre, m’a tiré les larmes

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  • Marion

    Bonsoir ! Je reviens juste de la représentation de ce soir.
    Ayant lu votre article avant le spectacle, je ne me suis pas pressée d’arriver pour échapper à la première partie dans les espaces publics.
    Concernant The Art of not looking back, J’ai trouvé que Marion Barbeau ressortait vraiment du lot avec une énergie incroyable !
    Pour Iván Pérez je suis tout à fait d’accord avec vous
    Quant à seasons canon cela m’a fait le même effet que la première fois : du courant électrique dans tout le corps particulièrement lors du solo de Francooooooois et de la grande ligne verticale …….
    Par ailleurs, j’ai lu je ne sais plus où que le DVD de seasons canon est sorti et je me suis donc rendue à la Boutique de l’opéra : c’est une fake news ! Le dvd n’est pas prêt d’arriver !

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  • Delia

    Une programmation dérangeante, prenant de risques, dans l’air du temps actuel. J’ai souffert un peu pour les danseurs de Frelons, dans ces combinaisons serrés ,surement lourdes à porter, avec la chaleur qui faisait.. Certains les prenant en photo comme à Eurodisney, en ricanant lourdement, j’ai eu envie de leur venir en aide vis à vis d’un certain public manquant du tact face à une performance artistique. Hannah O’Neil bien remarquée dans le Schechter, ainsi que Marion Barbeau, dans une pièce surement difficile d’accès pour de danseuses classiques à la base, avec une thématique lourde de sens nécessitant une certaine maturité, elles n’ont pas du tout démérité! Pour Perez, dommage qu’avec autant de danseurs en attente, il n’en ait pas pris qu’une dizaine , le parti pris de questionner la représentation masculine sur scène me semble au contraire très intéressant, c’est une pièce rare et hypnotique venant d’un chorégraphe prometteur. Et puis plus rien à ajouter sur The seasons cannon, un chef d’oeuvre comme il y en à peu actuellement, un éblouissement à chaque fois renouvelé.

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