Genèse, histoire, transmission, symbolique…. La Fille mal gardée, bien expliquée
Plus ancien ballet du répertoire français encore dansé à ce jour, La Fille mal gardée a été créée le 1er juillet 1789 au Grand-Théâtre de Bordeaux. Dans les campagnes, les jacqueries éclatent après un hiver particulièrement rude. Jean Dauberval met en scène une paysannerie joyeuse où l’amour triomphe des petits arrangements. La concomitance avec les prémices de la Révolution interpelle. Mais La Fille mal gardée est-elle pour autant un avatar révolutionnaire ? Sylvie Jacq-Mioche y voit avant tout un concours de date. DALP a interviewé l’historienne de la danse, professeur à l’École de Danse de l’Opéra de Paris, pour peindre le portait historique, sociologique et esthétique de La Fille mal gardée, qui revient au Palais Garnier du 25 juin au 13 juillet dans la version de Frederick Ashton.
La genèse du thème : un ballet trivial
La Fille mal gardée a d’abord été donnée sous le titre « Le ballet de la paille ou Il n’est qu’un pas du mal au bien ». Sylvie Jacq-Mioche rappelle la genèse du thème : « traditionnellement, La Fille mal gardée renvoie au statut de la pupille élevée par un barbon dont l’archétype est Agnès de l’École des femmes. Il est question de la soumission au pouvoir masculin dans une société patriarcale. Or, Lise, l’héroïne du ballet, est soumise à une autorité matriarcale pour qui le mariage a vocation économique ». Sylvie Jacq-Mioche souligne que La Fille mal gardée n’évoque pas la fonction sociale du mariage, que l’on retrouve dans la plupart des pièces du XVIIe siècle. « Le livret du ballet est plus trivial. On y retrouve d’ailleurs l’esprit grivois de Jacques Le Fataliste lorsqu’il raconte comment il a perdu son pucelage ». On présume, en effet, que l’intrigue du ballet est inspirée d’une gouache de Beaudouin, gravée par Choffard, représentant une jeune fermière réprimandée par sa mère, son amant en flagrant délit de fuite.
Lise incarne « l’être humain qui construit son destin, s’écartant des devoirs de sa lignée »
Un ballet du XVIIIe siècle : l’influence des Lumières
Aussi paillard soit-il, le ballet traduit toutefois une sensibilité philosophique nouvelle, héritée des Lumières. En choisissant l’amour en dépit des injonctions de sa mère, Lise incarne « l’être humain qui construit son destin, s’écartant des devoirs de sa lignée », comme une invitation au sapere aude. En outre, La Fille mal gardée, ballet-pantomime, constitue une mise en œuvre réussie de la réflexion relative à l’expression des émotions dans la danse portée par Louis de Cahusac et Jean-George Noverre. Un brin libertin, égrillard dans la lignée des œuvres de Diderot ou de Beaumarchais mais porteuse de principes qui fonderont la Déclaration des droits de l’Homme, « La Fille mal gardée est un ballet dans l’air du temps, très stéréotypé façon XVIIIe siècle. Ce n’est pas un ballet révolutionnaire, c’est d’ailleurs pour cela qu’il a rencontré un franc succès dès sa création ».
L’évolution sociologique de la danse classique
Interrogée sur la sociologie du public d’alors, Sylvie Jacq-Mioche ne manque pas d’anecdotes. « Le public de Bordeaux est un public bourgeois alors que celui de Paris, plus figé, est aristocratique. À Bordeaux, on applaudit un répertoire plus trivial qui préfère le comique au tragique, contrairement à Paris ». Cette bourgeoisie appelée à triompher de la Révolution, influence déjà le répertoire de la compagnie. « Les êtres du réel remplaçaient une humanité de dieux et de déesses antiques, pied de nez de la bourgeoisie bordelaise à l’aristocratie parisienne ». Et les danseurs, de quel milieu venaient-ils ? « Au XVIIe siècle, c’était majoritairement des aristocrates qui dansaient. Au XVIIIe s’est opérée une professionnalisation de la danse qui a vu prospérer une bourgeoisie du spectacle. Jean Dauberval, chorégraphe de La Fille mal gardée, est issu de cette lignée tout comme Filippe Taglioni et Marius Petipa après lui ».
La Révolution a-t-elle changé la donne à cet égard ? Sur le plan sociologique non. Mais sur le plan administratif et politique, oui. « La Révolution a libéralisé le secteur du théâtre, qui était auparavant strictement encadré par le roi. Devant la prolifération du nombre des théâtres, Napoléon a ensuite pris un décret en 1807 qui a réduit ces derniers au nombre de huit à Paris ». Si les danseurs n’étaient pas issus du monde paysan, où puisaient-ils leur inspiration pour incarner l’imagerie champêtre ? « Fin XVIIIe, c’est le début de l’exode rural qui se traduit par la nostalgie, en ville, d’un monde villageois idéalisé où les hommes sont présumés bons par nature ». Une allusion à Rousseau alors ? « La Fille mal gardée n’est pas un ballet rousseauiste du fait de son intrigue. Mais il y a à cette époque une exaltation de la ruralité, un retour du mythe biblique de la pureté de la vie à la campagne ». La Fille mal gardée, avec sa pastorale villageoise, porte en germe les élans du romantisme.
La Fille mal gardée n’a de révolutionnaire que le hasard de la date. Le ballet n’en demeure pas moins satirique à l’égard des mœurs de son temps
Un ballet éloigné des canons de la Révolution
Pour clore le débat sur la portée révolutionnaire de La Fille mal gardée, Sylvie Jacq-Mioche indique que « ce ballet n’a de révolutionnaire que le hasard de la date. Il s’agit d’un vaudeville paysan émaillé d’anecdote scabreuses, en vogue au XVIIIe siècle ». Le ballet n’en demeure pas moins satirique à l’égard des mœurs de son temps : « le ballet dénonce le pouvoir de l’argent conformément à la tradition littéraire du XVIIIe siècle, et, par exemple le roman de l’abbé Prévost, L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » et porteur des principes fondant les droits de la personne humaine : « il oppose la liberté de choix des individus au patriarcat patrimonial ».
L’évolution esthétique du ballet
Après La Révolution, La Fille mal gardée de Jean Dauberval inonde la province française et l’Europe. « Ce ballet est facile à monter, nécessitant peu de moyens techniques et humains pour un succès garanti en salle ». Sylvie Jacq-Mioche souligne qu’à l’époque déjà, l’Opéra de Paris méprisait les histoires paysannes communes dénuées de tragique comme La Fille mal gardée ; le public parisien est historiquement peu porté sur les œuvres comiques. Mais le genre pastoral s’invite petit à petit dans le répertoire. En 1827, Jean-Pierre Aumer chorégraphie La Somnambule, « un ballet champêtre, certes, mais non exempt de tragique et de fantastique. Le genre villageois emporte alors l’adhésion de la critique parisienne, à condition qu’il ait cette profondeur« . Le répertoire s’enrichit ensuite d’œuvres semblables qui permettent de reléguer aux oubliettes les travaux de Pierre Gardel dont on s’est lassé.
À l’aune de cette nouvelle tendance, Jean-Pierre Aumer « chorégraphe chargé de redorer le blason d’un répertoire déjà en crise aigüe, déphasé de la société qui s’avançait vers la révolution de 1830″, remonte La Fille mal gardée dans une version supposée être plus sophistiquée. « La Fille parisienne est étoffée par une nouvelle partition qui remplace le pot-pourri de musiques de son ancêtre de 1789. Disposant de la totalité du corps de ballet, Jean-Pierre Aumer rallonge l’œuvre qui se transmet ensuite via la famille Taglioni dans le reste de l’Europe ». Comme de nombreux ballets du XIXe, cette version tombe en désuétude à Paris. Cette première Fille parisienne a survécu en Russie, pourtant, « à travers Lev Ivanov et Marius Petipa à Saint-Pétersbourg qui se sont fondés sur les versions de Jean-Pierre Aumer et de Filippe Taglioni, revenues en France au début du XXe siècle par Les Ballets Russes ». Quand on demande à Sylvie Jacq-Mioche si cette petite ritournelle n’est pas une constante à l’Opéra de Paris, elle confirme : « c’est l’histoire de la compagnie. Une création à succès est remplacée par une autre puis est vite oubliée lorsqu’elle ne correspond plus aux canons esthétiques de la société ».
La version de Frederick Ashton : un hymne à l’Angleterre rurale
Quel est l’intérêt, alors, de la version que Frederick Ashton remonte en 1960 et qui est à présent dansée à l’Opéra de Paris ? « Frederick Ashton en a fait, avec le thème du ruban et la danse du maypole, un hymne au vivre ensemble très actuel. Il a par ailleurs imaginé une chorégraphie virtuose pour faire briller les Étoiles. La technicité des rôles principaux est marquante ». La version de Frederick Ashton n’est pas entièrement universelle toutefois, elle est émaillée de références à l’imaginaire populaire national. « C’est un hymne à l’Angleterre rurale qui porte aux nues la nostalgie des champs de l’époque pré-industrielle. La danse des sabots est d’ailleurs inspirée de danses folkloriques locales ». Reste-t-il quelque chose de la version originale de Jean Dauberval ? « La scène de la pantomime à travers laquelle Lise exprime son désir d’enfant ».
De ce fait, le Ballet de l’Opéra de Paris n’est pas forcément prédisposé à donner un corps et une âme à cette version britannique. Mais Sylvie Jacq-Mioche estime que « cette petite fable » est primordiale dans le répertoire de la compagnie : « il s’agit d’un ballet clef de l’histoire de la danse. C’est le plus ancien livret dansé à ce jour ». Outre la pantomime, qui représente un défi théâtral, la symbolique du ballet est aussi riche qu’imagée. Sylvie Jacq-Mioche prend l’exemple du ruban qui symbolise d’abord le lien amoureux entre Lise et Colas puis le lien social à travers la danse collective. « Le ruban de soie, dans les Confessions de Rousseau, est cet objet volé à l’aristocrate dont le protagoniste est amoureux. Il représente un bijou onéreux, à la fois sentimental et sensuel ».
Réflexion sur le statut de la danse classique de nos jours
Cette reprise de La Fille mal gardée à l’Opéra de Paris termine une saison qui a été pauvre en ballets classique. Une partie du monde balletomane craignant à terme un désintérêt de l’Opéra de Paris pour la danse classique, il est tentant de solliciter l’avis de Sylvie Jacq-Mioche sur ce sentiment. « La raréfaction de la programmation classique résulte d’arbitrages économiques et politiques, sans doute dans le but de rajeunir et de renouveler le public ». Du côté de l’offre, il apparaît que le coût de production des ballets classiques est particulièrement élevé. L’orchestre, les costumes et décors fastueux ainsi que le corps de ballet sont mobilisés à cet effet. Les grands classiques impliquent aussi, en amont, des répétitions nécessitant plus de monde que pour les créations contemporaines. Or, la transmission des classiques, du maître de ballet au danseur, est souvent mise à mal par un manque de moyens. À cet égard, Sylvie Jacq-Mioche considère que « la question de la transmission est au cœur des aspirations des danseurs et danseuses. Il faut savoir les motiver pour les reprises de ces bijoux anciens comme peuvent le faire des chorégraphes contemporains, défendant eux-mêmes leur œuvre lors des répétitions ».
Du côté de la demande, on présumerait que le public parisien serait plus friand de danse contemporaine, ce qui influencerait la programmation de l’Opéra de Paris en ce sens. Sylvie Jacq-Mioche constate que « les séries classiques sont d’ailleurs plus courtes ou alors ramassées vers Noël pour offrir du rêve aux familles ». L’enjeu du rajeunissement du public encouragerait en outre la direction à proposer des œuvres contemporaines, supposées être le reflet plus juste de notre temps. Prenant du recul sur l’histoire du répertoire de l’Opéra de Paris, Sylvie Jacq-Mioche rappelle que l’arbitrage entre la danse classique et la danse contemporaine n’est pas nouveau. « L’identité de l’Opéra est forte de cette dualité : l’institution a un pied dans la tradition et un pied dans la modernité. Dans les années 1970, on remontait La Sylphide alors qu’on invitait Carolyn Carlson. Par contre, les ballets de Marius Petipa ne sont pas dans l’ADN de la compagnie. On a dansé George Balanchine avant Le Lac des cygnes« .
La notion de corps de ballet en mutation
Faudrait-il remettre en question la formation prodiguée aux petits rats ? « L’École de Danse cadre très bien les danseurs et danseuses en herbe, Élisabeth Platel est très attentive à cela. Si l’École délivre une formation académique, le métier, lui, s’apprend dans le corps de ballet de la compagnie, ce qui implique d’avoir le temps d’y peaufiner son apprentissage ». La notion de corps de ballet a d’ailleurs évolué au fil des siècles mais son organisation n’a pas forcément été revue en conséquence. « Le travail de corps de ballet a été conçu au XIXe siècle, avec des artistes qui pour la plupart étaient issus de milieux populaires. Bien qu’artistique, le corps de ballet était perçu comme un métier d’employés et d’ouvriers. Dès 1845, les répétitions et les cours étaient négligés à Paris, la rémunération était basse, traduisant le peu d’estime que l’institution avait pour ses danseurs et danseuses. Il a fallu que des artistes comme Louis-Alexandre Merante, Marie Taglioni, plus tard Ivan Clustine et Albert Aveline, et ensuite Serge Lifar, sachent restaurer chacun à son époque le sens du métier. Au cours du XXe siècle, le statut de danseur/danseuse a cessé d’être socialement déconsidéré, attirant ainsi les enfants des classes moyennes et supérieures. Si l’on ajoute à cela que durant la même période, avec l’allongement de la scolarisation, les Petits rats ont cessé d’être perçus comme des apprentis, on comprend que la définition du travail de corps de ballet doive être redéfinie« .
L’Opéra de Paris est un paquebot de 350 ans. On note une crise plus largement sociétale et à cet égard c’est plutôt sain que l’institution soit en phase avec la société
Parce qu’on effleure, à ce stade de la discussion, la crise que traverse l’Opéra de Paris, on sollicite l’avis de la connaisseuse. « Cette crise n’est pas choquante. L’Opéra de Paris est un paquebot de 350 ans qui a traversé tous les régimes. On note une crise plus largement sociétale et à cet égard c’est plutôt sain que l’institution soit en phase avec la société« .
Pascale Maret
« on présumerait que le public parisien serait plus friand de danse contemporaine, ce qui influencerait la programmation de l’Opéra de Paris en ce sens. » Ah bon ? J’avais plutôt l’impression que les ballets contemporains avaient plus de mal à remplir la salle, mais je me trompe peut-être. A-t-on des chiffres en ce sens ?
Pour ma part, j’estime que le rôle premier du ballet de l’Opéra est de danser les grandes oeuvres du répertoire, pour la bonne raison qu’aucune autre troupe en France n’a les moyens de le faire aussi bien. De nombreuses troupes en revanche se consacrent à la danse contemporaine. Je ne dis pas que les danseurs de l’Opéra ne doivent danser QUE du classique, ce serait frustrant pour eux, mais ils sont les dépositaires des oeuvres majeures du ballet classique, et ils devraient les danser davantage.
Bernard Cornefert
Merci pour vos observations que je partage et qui sont pleines de bon sens.
Moi aussi j’aimerai bien connaître les taux de remplissage comparatifs entre ballets classiques et ballets contemporains.
Je regrette de devoir dire que, dans ces derniers, il n’est nul besoin d’étoile pour faire les singes sur scène.
L’Etat finance tant de films débiles qu’il peut bien soutenir le ballet classique.