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[Festival de Marseille] Lisbeth Gruwez et Eko Supriyanto

Après les Nuits de Fourvière, la route des festivals prend la direction du sud pour le Festival de Marseille. Un temps de culture éclectique et surprenant, pour une journée de première qui oscillait entre la transe de Lisbeth Gruwez et la plongée dans la culture javanaise d’Eko Supriyanto, avec notamment une danse de combat masculine dansée avec aplomb et le regarde conquérant de cinq jeunes danseuses. Et petite parenthèse à la danse, une installation-fiction coup de poing de Thomas Bellinck, et si l’Union Européenne disparaissait. 

Pénélope de Lisbeth Gruwez

Si le Festival de Marseille se déroule dans plusieurs lieux culturels de la ville, la journée d’ouverture se recentrait sur la Friche la Belle de mai, vaste usine reconvertie en lieu culturel, à la fois lieu de résidence pour 70 structures et lieux de diffusion, avec plusieurs salles de spectacle. Un lieu de festival comme on les aime, aussi bien pour découvrir des spectacles, rencontrer des artistes, assister à des performances en extérieur, flâner sur la terrasse ou faire la tête sur l’imprenable rooftop (les prochaines fêtes ont lieu les 30 juin et 7 juillet, ne les ratez pas). Le premier spectacle du jour, Pénélope de Lisbeth Gruwez, prend d’ailleurs places près d’une balustrade. Accoudée, la danseuse et chorégraphe regarde au loin les toits de la ville, guettant le retour d’Ulysse, tandis que le public s’installe en cercle un peu plus loin. Le mythe de l’Odyssée a inspiré de nombreux chorégraphes. Lisbeth Gruwez prend le point de vue de la femme qui attend. Et dont l’attente se transforme en une longue transe. Après avoir jaugé le public de son regarde bleu translucide qui n’appartient qu’à elle, Lisbeth Gruwez se met à tourner sur elle-même comme un derviche tourneur. Pas un mot pour évoquer ce récit héroïque, mais une danse d’une grâce et une puissance infinie, guidée par ce regard bleu qui sonde aussi bien l’horizon que son âme, le visage toujours lumineux. 

De la Grèce antique à l’Indonésie, il n’y a qu’un pas franchi avec le chorégraphe Eko Supriyanto, qui présente d’abord son solo Salt, autre forme de transe. La pièce « puise dans sa pratique de la plongée sous-marine« , indique la note d’intention. Si l’ambiance de la salle – un clair-obscur des profondeurs marines -, ou la danse en apesanteur rappelle cette idée, Salt fait néanmoins plus penser à un rituel ancien. Il y a dans la démarche d’Eko Supriyanto quelque chose de profondément personnel, qui semble faire appel à tous ses souvenirs comme à l’inconscient collectif de son peuple. Un rituel qui l’occupe et l’entoure avec intensité, rappelant par là le principe que peut être la transe, mais qui peut échapper au regard occidental. L’on perçoit qu’il y a du sens dans chacun des gestes, mais que ce sens nous échappe, comme s’il nous manquait une clé pour vraiment décrypter l’univers du chorégraphe. 

Salt d’Eko Supriyanto

Balabala présenté peu après fait très clairement appel à des danses traditionnelles javanaises, mais la passerelle entre le propos et le public se fait instantanément, sans forcément que l’on puisse saisir pourquoi. Eko Supriyanto y développe ici une danse de combat du peuple Tobaru, dansée traditionnellement uniquement par des hommes, mais ici interprétée par cinq jeunes filles. Balabala est ainsi à la fois un exercice chorégraphe (développer pour la scène une danse qui n’est pas faite pour se donner en spectacle), une forme de rébellion et un questionnement sur les clichés de genre. Le chorégraphe reprend la base de la danse, scandée dès le début par les cinq interprètes, avant de la ralentir, la déstructurer, la développer. Quant aux cinq jeunes danseuses, se pose la question de comment danser cette danse d’hommes sans renier ce qu’elles sont. Elles sont jeunes et des exemples mêmes de ce que l’on attend de la féminité : cheveux longs, visage régulier, gestes gracieux, allure presque frêle, presque pas de poids dans le sol.

Mais à aucun moment, elles ne songent à imiter la gestuelle des hommes, à caricaturer leur allure, à jouer les gros durs. Elles sont là presque sautillantes, s’emparant de cette danse réservée aux hommes par leur volonté d’abord, leur détermination, leur regard prêts clairement pour aller au combat. La leadeuse toise ainsi le public d’un air fier et presque cinglant, à prendre le pas sur une armée de rugbymen. Toutes, elles s’emparent de ce rituel en mettant du sens dans leur pas, en ne faisant pas semblant et en copiant, mais en étant cette guerrière d’aujourd’hui. Et être une guerrière ne signifie pas forcément, au XXIe siècle, faire 1,90 et jouer des muscles gonflées, mais assumer qui l’on est. On ne s’empare pas toutefois d’une danse ancestrale facilement. Ces cinq jeunes filles semblent encore être dans le processus d’appartenance, cherchant encore comment faire sien chaque geste. Mais c’est justement ce processus d’appropriation qui est passionnant

Balabala d’Eko Supriyanto

Le Festival de Marseille ne compte pas que de la danse. Petite digression, la journée avait ainsi commencé au superbe Mucem pour l’installation de l’artiste belge Thomas Bellinck Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo. Il s’agit d’une fausse exposition dans la fausse Maison de l’Histoire Européenne en Exil. Le public entre, seul (toujours seul), et passe de salle en salle pour découvrir l’histoire et la mort de l’Union Européenne. S’appuyant sur notre histoire, parfois celle très récente (le Brexit, la crise migratoire), Thomas Bellinck raconte un monde parallèle où les peuples européens, dévorés par le nationalisme, ont fait l’exploser l’utopie européenne, et même l’idée de la démocratie sur leur sol. La fiction se mêle à la réalité d’une manière glissante, pernicieuse, gluante, sans presque parfois que l’on s’en aperçoive. Et l’on est pris de vertige à retrouver le soleil de Marseille sur la terrasse du Mucem, se demandant si nos deux pieds sont revenus dans la réalité. Une installation percutante et plus que jamais indispensable par les temps qui courent. 

Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo de Thomas Bellinck

 

Festival de Marseille, samedi 16 juin 2018. À la Friche la Belle de mai : Pénélope de et avec Lisbeth Gruwez ; Salt de et avec Eko Supriyanto ; Balabala d’Eko Supriyanto, avec Yezyuruni Forinti, Jeane Natasha Ngau, Diannovita Lifu, Siti Faradilla Buchari et Trisya Novita Lolorie. Au Mucem : Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo de Thomas Bellinck, à voir jusqu’au 30 juillet. Le Festival de Marseille continue jusqu’au 8 juillet.

 

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