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Leçon de modernité au Palais Garnier avec la Martha Graham Dance Company

C’est l’événement de ce tout début de saison : le retour à Paris sous les ors du Palais Garnier de la Martha Graham Dance Company. Sa directrice artistique Janet Eilber et Aurélie Dupont ont élaboré deux programmes qui proposent un voyage dans l’univers chorégraphique de Martha Graham. On y trouve ainsi deux pièces historiques et fondatrices, Cave of the Heart (1946) et Appalachian Spring (1944) mais aussi l’une de ses dernières créations, The Rite of Spring (1984). Entre ces deux moments artistiques, la chorégraphe franco-américaine Virginie Mécène qui dirige la compagnie de jeunes danseurs et danseuses Graham 2 a reconstitué d’après des photographies le solo dansé par Martha Graham, Ekstasis (1933), dont il ne subsiste aucune vidéo. Enfin, soucieuse de ne pas être à la tête une compagnie muséale, Janet Eilber sollicite chaque année des chorégraphes pour  enrichir le répertoire. Trois variations inspirées par le solo iconique de Martha Graham Lamentation (1930) ont ainsi été présentées, dont la toute dernière est réalisée par le Sujet de l’Opéra de Paris Nicolas Paul.

Cave of the Heart de Martha Graham – Martha Graham Dance Company

Janet Eilber a à cœur de rappeler que la Martha Graham Dance Company est la plus ancienne compagnie américaine, comme pour affirmer une légitimité qu’il a fallu établir durement. Quel que soit le prestige de Martha Graham aux Etats Unis, il ne fut pas simple après sa mort en 1991, à l’âge de 96 ans, de consolider l’avenir de la troupe et d’assurer sa pérennité. C’est aujourd’hui chose faite et la Martha Graham Dance Company tourne à nouveau à travers le monde. Cette nouvelle série de représentations, 34 ans après la venue sur cette même scène de Garnier à l’invitation de Rudolf Noureev, est une découverte pour beaucoup et l’opportunité de constater que Martha Graham est à l’origine de la danse moderne. Elle en crée en quelque sorte la matrice en insufflant dans le mouvement une liberté extrême dans le souci de faire de chaque geste le miroir de l’âme. Il lui fallut du temps avant de  rencontrer l’assentiment du public des deux côtés de l’Atlantique. Et lors de sa première tournée à Paris en 1954, au Théâtre des Champs-Elysées,  le public s’est déchaîné en huées mémorables.

C’est le lot des artistes révolutionnaires et Martha Graham fait partie de celles-là. Cave of the Heartqui ouvrait la première soirée, est une pièce inspirée par le mythe de Médée qui use de magie pour s’emparer de la Toison d’or au profit de son amant Jason, qui plus tard la trahira. Ballet sur le thème de l’amour, de la passion et de la trahison, il concentre l’essentiel du style de Martha Graham : un éloge de la lenteur, de la plénitude du geste et de l’intensité de la danse. Lors de sa création, cela fait déjà 20 ans qu’elle chorégraphie et interprète ses propres pièces, se réservant évidemment le rôle de la sorcière Médée. Le mouvement est à la fois simple, presque primaire sur une partition de Samuel Barber magnifiquement interprétée par l’orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par le chef américain Christopher Rountree . Xin Ying qui était aux commandes lors de la représentation du 5 septembre parvient à restaurer l’aridité du personnage. Certes, l’esthétique a quelque peu vieilli mais dans le bon sens du terme. Cave of the Heart n’est pas un ballet d’aujourd’hui mais il préfigure le champ infini de la danse moderne.

Le registre est similaire pour Appalachian Spring présenté en France pour la toute première fois. Pièce américano-américaine qui raconte la vie de jeunes mariés inquiétés par le retour du puritanisme incarné sur scène par le pasteur dansé lors de la première en 1944  par un certain… Merce Cunningham. Martha Graham n’a jamais renoncé à la veine narrative et a puisé dans l’histoire américaine une source d’inspiration pour nourrir son répertoire. Ce « Printemps dans les Appalaches » en est la meilleure illustration : en 30 minutes, c’est une scène de vie américaine, le bonheur conjugal paysan. « C’est une fable sur la façon de vivre en Amérique, comme le squelette, le cadre intérieur qui soutient tout un peuple« , expliquait Martha Graham à propos de cette pièce qui libère la verve expressionniste de la chorégraphe : gestes amples et soulignés, avant-bras à 90° et des emprunts subreptices au langage académique. C’est l’autre grand compositeur américain de cette époque, Aaron Copland, qui écrit la musique. Les décors minimalistes mais toujours signifiants sont  tout comme ceux de Cave of the Heart réalisés par  le sculpteur américano-japonais Isamu Noguchi collaborateur fidèle de Martha Graham qui a façonné une scénographie délicate où tout est suggéré : une maison dont on ne voit que l’armature, un champ figuré par une seule barrière.

Ekstasis de Virginie Mécène avec Aurélie Dupont

 

Place ensuite à un autre axe d’inspiration, centré sur Martha Graham elle-même, danseuse virtuose de ses propres créations, soliste d’exception. Ekstasis, créé en 1933 en est l’archétype. Exécuté dans un espace restreint, le corps est enserré dans une robe fourreau, sorte de chasuble élastique et moulante qui se modèle sur le mouvement et le limite. Il ne subsiste aucune vidéo d’Ekstasis et c’est à partir de photographies et de textes de Martha Graham que Virginie Mécène a reconstitué cette pièce de 5’30’’. Aurélie Dupont qui avait déjà dansé avec la compagnie à New York lors du gala  du 95ème  anniversaire en 2016, a revêtu l’habit emblématique de Martha Graham pour ces quelques minutes de danse où tout est pause, déhanchement, étirement des bras, paumes en avant alors que le buste se tord. Ces secondes sont envoûtantes et incontestablement d’une suprême élégance même si l’on semble avoir quitté l’univers de Martha Graham.

Enfin comment ne pas réduire la compagnie à n’être que les exécutants d’un répertoire où rien de nouveau  ne serait insufflé ? Janet Eilber a ce souci constant et en 2007, à l’occasion du 6ème anniversaire de l’attentat du 11 septembre, elle a sollicité de jeunes chorégraphes à s’inspirer du solo Lamentation pour créer des œuvres courtes. Cette séquence intitulée Lamentation Variations voit se succéder trois propositions signées Bulareyaung Pagarlava (2009), Larry Keigwin ( 2007) et Nicolas Paul, Sujet de l’Opéra de Paris qui présentait pour la première fois sa propre vision. Aucune de ses chorégraphies ne démérite mais ces micro-pièces de quatre minutes ne laissent guère de temps pour développer un univers singulier. Et les images de Martha Graham projetées sur grand écran interprétant Lamentation ont une force qu’aucune de ces chorégraphies ne saurait atteindre.

Lamentation Variations de Larry Keigwin – Martha Graham Dance Company

Chorégraphe prolixe à l’appétit insatiable, Martha Graham a créé jusqu’à la fin de sa vie et  laisse un corpus d’œuvres impressionnant. Elle a presque 90 ans lorsqu’elle s’attaque à ce monstre qu’est Le Sacre du Printemps. La danseuse avait côtoyé le chef-d’œuvre d’Igor Stravinsky, ayant dansé la version de Léonide Massine. Raison de plus pour ce méfier d’une partition redoutable. Mais pourquoi se refuser cet ultime bonheur lorsque l’on n’a plus rien à prouver. Et le résultat est bluffant. Martha Graham rompt avec ses codes habituels pour créer une chorégraphie qui reprend et adapte le livret de la version première de Nijinski : le sacrifice d’une jeune fille avant l’arrivée du printemps pour assurer des récoltes abondantes. A la fois fête, cérémonie et danse macabre sur fond d’affrontement en hommes et femmes. Le Sacre selon Martha Graham met sur scène 18 danseuses et danseurs dont deux solistes, l’Elue (Peiju Chien-Pett ou Charlotte Landreau) et le Chaman qui se substitue au Sage de Nijinski (Ben Schultz ou Lloyd Knight). La musique de Stravinsky impose son tempo, forçant Martha Graham à mettre de côté son goût pour la lenteur et le geste expressionniste au profit d’une danse athlétique et de sauts amples dans une géométrie parfaitement maîtrisée.

C’est un Sacre sombre, nocturne que livre la chorégraphe, loin de la vision solaire et flamboyante de Nijinski. Une nuit d’équinoxe soulignée par une scénographie noire qui crée un univers crépusculaire. Ce ballet, qui est presque un testament, demeure « une saison en enfer  absolument moderne… « . C’est cette leçon que nous livre encore Martha Graham aujourd’hui  merveilleusement servie par la compagnie, la recherche perpétuelle du nouveau et le refus de la redite. Martha Graham, c’est la danse moderne à sa source même.

The Rite of Spring de Martha Graham – Martha Graham Dance Company

 

La Martha Graham Dance Company au Palais Garnier. Cave of the Heart, Appalachian Spring et The Rite of Spring de Martha Graham, Lamentation Variations de Bulareyaung Pagarlava, Larry Keigwin et Nicolas Paul avec Peiju Chien-Pott, Ben Schultz, Charlotte Landreau, Lloyd Knight, So Young An, Laurel Dalley Smith, Natasha M. Diamond-Walker, Marzia Memoli, Anne O’Donnell, Anne Souder, Leslie Andrea Williams, Ricardo Barret, Leon Cobb, Alessio Crognale, Jacob Larsen, Lloyd Mayor, Ari Mayzick, Lorenzo Pagano, Octave Parfait et Xin Ying ; Ekstasis  de Virginie Mécène avec Aurélie Dupont. Mercredi 6 et jeudi 7 septembre 2018.

 

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