[Biennale de la Danse] Dominique Hervieu : « Cette Biennale parle du monde dans lequel nous vivons »
La Biennale de la Danse de Lyon, l’un des temps forts de la saison danse, ouvre les portes de sa 18e édition du 11 au 30 septembre. Sa directrice Dominique Hervieu nous présente les grandes lignes de cette Biennale, de la réalité virtuelle au Défilé pour la Paix, en passant par une programmation volontairement européenne.
Quelles sont les grandes lignes de cette Biennale de la Danse 2018 ?
Il y a en deux. La première, c’est le dialogue entre l’image et la danse. Il y a un vrai boom dans les arts visuels et la danse s’appuie dessus pour explorer de nouvelles oeuvres. Le fil rouge partira de Merce Cunningham avec le rapport à l’ordinateur et l’image, jusqu’à aujourd’hui avec la réalité virtuelle et les nouvelles technologies, en passant par la vidéo et la photo. La deuxième, c’est que c’est une Biennale européenne. Nous célébrons le pôle européen de création, label donné par le Ministère de la Culture à la Maison de la Danse sur lequel s’appuie la Biennale, avec des partenaires portugais, catalans, belges ou le prestigieux Sadler’s Wells de Londres.
Le Sadler’s Wells de Londres, qui ne sera plus théoriquement un théâtre “européen” dans quelques mois.
Justement. Face au délitement de l’Union Européenne sur le plan politique, le Brexit, les politiques autoritaires, nous avons souhaité opposer une Europe de la culture, ouverte sur le monde, qui dialogue, solidaire. Et par la force de l’art, recréer un terrain commun avec des oeuvres réflexives, inventives… et jouissives.
C’est une Biennale “engagée” ?
C’est en tout cas une Biennale qui nous parle du monde dans lequel nous vivons. Rachid Ouramdane nous parle des enfants migrants avec sa création Franchir la nuit. Maguy Marin aura comme toujours une fibre politique dans sa pièce Ligne de crête. Jérôme Bel aussi va souligner des choses importantes avec ses projets vidéo et live sur la société, le travail, la vie sociale, la vie spirituelle aussi. Mais cette prise de position – et c’est ça qui m’intéresse – est toujours au service de l’esthétique et de la création de spectacle. Nous ne sommes pas dans un discours un peu frontal et direct, qui peut quelquefois être naïf sur le plan politique. Nous parlons du monde dans lequel nous vivons, mais à travers un traitement chorégraphique, une écriture, une dramaturgie. Et cela permet, parfois avec humour, de parler du monde avec tout ce qui ne va pas, avec des sensibilités d’artistes.
L’art peut-il changer les choses ?
L’art peut créer des déclics, des prises de conscience, aussi bien pour ceux qui voient que pour ceux qui pratiquent. L’art peut enrichir la vie, être un point d’appui pour la réflexion. Nous ne changeons pas le monde avec un spectacle de danse, mais on peut concourir à des prises de conscience. Et puis l’art, c’est l’un des grands moments de plaisir dans la vie des gens ! Avoir une émotion grâce à la danse, c’est un grand bonheur et ça fait partie de la construction sensible des êtres.
L’art, c’est l’un des grands moments de plaisir dans la vie des gens !
Mourad Merzouki, Yoann Bourgeois omniprésent, Kader Attou, Martin Zimmermann… Le hip hop et le cirque ont une place importante dans la programmation. Qu’est-ce que cela dit de la création de danse contemporaine en France ?
Qu’aujourd’hui, la création contemporaine est hybridée et métissée, que notre monde est multiple et qu’il y a une pluralité d’écriture. Nous ne sommes plus dans la danse des années 1980, où chaque pièce durait une heure avec toujours 15 artistes sur le plateau. Les arts dialoguent entre eux de façon vertigineuse, même c’est déjà le cas depuis des années, et c’est un tremplin à l’invention et la complexification des écritures. Nous pouvons ainsi avoir toutes les dimensions : une dimension scénique, numérique, tournée vers les plus jeunes ou l’espace public. C’est protéiforme et c’est bien, parce que cela permet d’être en contact avec un public très différent. Les gens qui ne vont pas dans les salles, nous allons les toucher dans la rue. Ceux et celles qui ne sont pas dans la rue sont peut-être devant leur écran à découvrir une oeuvre numérique. C’est grâce à ça que l’on fait circuler une présence de la danse.
La réalité virtuelle arrive ainsi à la Biennale avec Yoann Bourgeois et Gilles Jobin. Qu’est-ce que cette nouvelle forme peut apporter à la danse ?
Pourquoi aller vers le virtuel ? Parce que cela donne de nouvelles possibilités ! Les artistes, depuis toujours, s’inscrivent dans l’art et les technologies de leur temps. L’intérêt n’est pas de s’amuser avec ces nouvelles technologies, mais de créer des oeuvres, de voir comment cela amène de nouvelles possibilités de dramaturgie, d’écriture, d’émotion, de récit. Et puis c’est une expérience inédite pour le public, avec un rapport aux sensations complètement nouveau. Yoann Bourgeois et Gilles Jobin sont des artistes accomplis, qui ont a fait beaucoup de spectacles sur scène, qui ont une très grande valeur artistique. Et quand de grands artistes prennent en charge des nouvelles possibilités d’expression, il peut se passer des choses intéressantes. L’innovation, c’est l’ADN d’une Biennale de création, on ne peut pas passer à côté.
Yoann Bourgeois va aussi investir le Musée Guimet – fermé depuis plus de dix ans et qui deviendra bientôt les Ateliers de la Danse – pour une création. Que va-t-il se passer ?
On déambulera, 200 par 200, d’un atelier de cirque à l’autre. Yoann Bourgeois va inventer des lieux chargés d’émotion et de poésie, comme à son habitude. C’était important pour moi qu’un artiste signe la transformation de ce lieu, qu’il montre le musée tel qu’il est, avec sa mémoire, et sa transformation à l’avenir en un atelier de la danse. C’était aussi une façon d’inviter le public lyonnais à aller voir le Musée Guimet tel qu’il le connaît une dernière fois.
Angelin Preljocaj, Maguy Marin, Kader Attou, Saburo Teshigawara… La Biennale a ses têtes d’affiche. Il y a aussi des découvertes, des jeunes talents. Pouvez-vous nous en présenter quelques-uns ?
Marco da Silva Ferreira, un artiste portugais très peu connu en France, proposera Brother. Il fait une espèce de transe urbaine et tribale, en s’appuyant sur des gestes initiatiques, des rituels archaïques, qu’il décale avec le monde urbain. Il y a aussi le grec Euripides Laskaridis. Il fait une sorte de monde transformisme, il passe d’un état à l’autre, d’un corps à l’autre, d’homme à femme. C’est extrêmement élaboré sur le plan de l’image et du sens. Enfin l’irlandaise Oona Doherty. Elle est d’une authenticité totale. Elle m’a dit que, si elle venait ici, elle voulait faire une création avec les gens de Lyon. Il y aura ainsi 10 jeunes femmes/adolescentes de Villeurbanne qui ont travaillé avec elle en résidence à la Maison de la Danse. Elles ne sont pas complètement amatrices mais elles ne se dédient pas forcément à la carrière de danseuse. Elles seront intégrées à son spectacle. C’est un acte très fort de prendre ce risque.
On a fait la fête, et aujourd’hui, faire la fête devient presque ce qu’il y a de plus risqué et de plus politique.
Le Défilé, qui s’intitule un “Défilé pour la Paix”, fait son retour dans la rue après avoir dû se dérouler dans un stade il y a deux ans, pour des questions de sécurité. Yoann Bourgeois y présentera la pièce qu’il n’avait pu présenter il y a deux ans à cause du mauvais temps. C’est une victoire ?
On est têtu, on ne lâche rien (rire). Remettre le Défilé dans la rue n’a pas été compliqué car il y avait une volonté commune, la mienne, celles des politiques, des artistes et des participant.e.s. Il ne faut pas lâcher ce modèle de culture inclusive, festive et dans l’espace public. L’espace public, aujourd’hui, devient un vrai espace politique. Et c’est très important qu’on ne lâche pas cette valeur du Défilé comme un lieu où l’on construit une culture commune à travers la diversité des cultures, des religions, des identités, de tout. Ce sera un défilé pour la Paix. La paix, il faut la reconstruire. 2018 marque l’armistice de la Première Guerre mondiale. Mais plus que ça, c’est une utopie à refonder, un espoir.
Supprimer le Défilé dans la rue il y a deux ans pour le mettre dans un stade n’a pas été un crève-coeur, c’était une résistance. Et la résistance, ça donne de l’énergie. C’est dans les moments de crise que l’on voit la valeur des choses et qui est encore là. Et tout le monde était là. J’ai senti une grande intensité, une ferveur. On a fait la fête, et aujourd’hui, faire la fête devient presque ce qu’il y a de plus risqué et de plus politique. Il faut défendre cette dimension d’une société festive et joueuse, qui va aussi vers une forme de plaisir d’être ensemble.