Mamooto et Venezuela – Tous Gaga de la Batsheva Dance Company
Pas moins de quatre spectacles de la Batsheva Dance Company sont à l’affiche du Théâtre de Chaillot dans le cadre de la saison France – Israël 2018. Tous signés Ohad Naharin qui vient à Paris avec la compagnie principale et le Young Ensemble. Après la reprise dans la salle Firmin Gémier de Mamootot créé en 2003, la Batsheva Dance Company présentait dans la salle Jean Vilar la dernière pièce du chorégraphe israélien, Venezuela (2017), formidable tourbillon dansé alternant séquences virevoltantes et phrases méditatives. Du grand art par le maître du Gaga !
Ohad Naharin aime casser les codes et les certitudes. Non pas pour le plaisir de perdre le public mais à l’inverse pour lui permettre de recevoir le spectacle sans à priori ou idées préconçues. Pour Mamootot, pas de programme distribué à l’entrée qui risquerait de polluer le regard, mais à la sortie pour prolonger le spectacle. Quant à Venezuela, c’est le titre qui intrigue. Il ne faut pas y voir une référence au pays qu’il désigne mais on n’est pas forcé de croire tout à fait Ohad Naharin. Le chorégraphe sait trop bien le tumulte du monde connoté à ce pays d’Amérique latine et quel écho du désordre planétaire il peut susciter. Il y a un message sous-jacent dans Venezuela : pas une morale, ni de réponses toutes faites mais une multitude de questions.
Ils sont 18 sur le vaste plateau du Théâtre de Chaillot, tous de noir vêtus, même si la danseuse et costumière Eri Nakamura a conçu pour chacun.e un habit singulier. C’est comme une métaphore de l’art d’Ohad Naharin qui interroge sans cesse le rapport du groupe à l’individu. Les danseuses et les danseurs nous accueillent de dos, au lever de rideau, dans une marche lente et compacte qui peu à peu s’élargit alors que, sans même que l’on s’en aperçoive, le groupe s’agrandit. Ils/Elles ont surgi de la coulisse pour se fondre dans la troupe. Suit un long épisode d’une course folle, à toute allure et dans tous les sens, dans une débauche d’énergie. La bande-son imaginée par Ohad Naharin est dominée dans cette première partie par des chants grégoriens, instillant un contraste entre la musique et le mouvement. Puis il brouille les pistes avec un rap interprété en direct par deux danseurs et repris par l’ensemble de la troupe.
Suit une drôle de chevauchée, les danseurs avançant à quatre pattes avec une lenteur extrême et supportant les danseuses. Moment inouï qui nous interroge et permet de reprendre son souffle. Vient ensuite l’entrée cadencée des interprètes exhibant de longs tissus beiges, neutres qui servent de linceul. Encore une image très forte dont on comprend toute la signification dans la seconde moitié du spectacle. Car Ohad Naharin a divisé Venezuela en deux parties de 40 minutes chacune avec ce qui pourrait être une simple répétition. Mais si le chorégraphe fait évoluer ses danseur.se.s sur les mêmes mouvements, la musique est radicalement différente. Et tout semble nouveau : la folle cavalcade revient mais dans un vacarme qui semble décupler la vitesse. Le rap est chanté avec une rage redoublée. Et les tissus beiges deviennent cette fois comme des drapeaux dont on peine pourtant à reconnaître le blason. Comme un refus revendiqué de toute prétention nationaliste au profit d’un monde pluriel.
La compagnie est à son sommet. Dopée par cette tournée parisienne, elle excelle dans tous les registres de la pièce avec rigueur technique et exubérance dans l’improvisation. Deux qualités que l’on retrouve dans Mamootot qu’Ohad Naharin a revisité pour remettre au répertoire cette pièce de 2003. À 15 ans d’intervalle, on constate que les préoccupations du chorégraphe n’ont pas changé. Déjà il interrogeait le rapport entre le singulier et l’universel, entre l’individu et le groupe. Avec une scénographie inhabituelle : le public est disposé tout autour de la scène et au même niveau. Quelques chaises sont laissées vides et les artistes s’y installent tout au long du spectacle. Visages blanchis, impassibles, ils évoluent dans l’arène, ensemble puis en solo. Chacun.e a le sien, en partie improvisé, tout en restant connecté à l’esprit de la pièce et du groupe. Il y a beaucoup de chutes dans Mamootot mais on se relève toujours. C’est le sud-coréen Chun Woong Kim qui ouvre le spectacle avec un long solo, parcourant tout l’espace dans une danse mécanique, désincarnée et résolument athlétique. Superbe entrée en matière d’une pièce qui regorge d’émotions jusqu’à ce moment suspendu où les artistes de la Batsheva prennent la main des spectatrices ou des spectateurs comme pour abolir cette distance entre la scène et le public.
Après 28 ans à la tête de la Batsheva, Ohad Naharin a décidé de passer la main. C’est la danseuse, chorégraphe et professeure Gili Navot qui désormais préside aux destinées de la compagnie. Mais que l’on se rassure : il restera chorégraphe résident. Cela nous laisse quelques beaux spectacles en perspective.
Venezuela et Mamootot d’Ohad Naharin par la Batsheva Dance Company au Théâtre de Chaillot. Avec Etay Axelroad, Billy Barry, Yael Ben Ezer, Matan Cohen, Ben Green, Chiaki Horita, Chun Woong Kim, Rani Lebzelter, Hugo Marmelada, Eri Nakamura, Nitzan Ressler, Yoni (Yonatan) Simon, Kyle Scheurich, Maayan Sheinfeld, Hani Sirkis, Amalia Smith, Imre Van Optsal et Erez Zohar. Jeudi 11 octobre 2018 (Mamootot) et mardi 16 octobre 2018 (Venezuela). À voir jusqu’au 27 octobre et en tournée en province.