Jean Christophe Maillot pour Coppél-I.A. : « Être dans un studio, c’est un laboratoire humain extraordinaire »
Presque dix après son dernier grand ballet narratif pour sa propre compagnie, les Ballets de Monte-Carlo, Jean-Christophe Maillot renoue avec le genre en proposant Coppél-I.A., du 27 décembre au 5 janvier au Grimaldi Forum. Jouant avec les codes et la musique du célèbre Coppélia, le chorégraphe crée une poupée d’intelligence artificielle – une I.A. – mais douée de sentiments. Il a puisé son inspiration auprès de ses interprètes, une nouvelle génération recruté il y a quelques années et qui lui a redonné l’envie de remonter un grand ballet narratif, genre qu’il a toujours affectionné.
Qu’est-ce qui vous a donné envie, avec Coppél-I.A., de vous relancer dans un nouveau ballet narratif ?
Ma première motivation reste ma nouvelle génération de danseurs et danseuses. J’ai eu pendant des années des interprètes majeures, avec qui j’avais une relation de création particulière. Il y a eu ensuite le Bolchoï et La Mégère apprivoisée qui a été comme une respiration différente. Puis j’ai eu un vrai manque de ce que je n’avais plus ici, et ce n’était pas la faute des artistes. Il a fallu un renouvellement sur 3-4 ans, avec des danseurs et danseuses plus académiques comme Lou Beyne ou Victoria Ananyan. Cela a généré une sorte de renouveau avec des gens pour qui je n’avais jamais créé de ballets narratifs, qui n’avaient donc pas l’habitude de mes codes. Une génération avec qui j’ai eu plaisir, un peu comme au Bolchoï, de réexpliquer des choses auxquelles les anciens danseurs et danseuses, qui les connaissaient si bien, n’y étaient plus forcément attentifs. À nouveau, je revoie de grands yeux s’ouvrir. Et ça a quelque chose d’extrêmement motivant, avec un vrai rapport d’échange. Car si je ne sens pas dans les yeux des interprètes quelque chose qui brille, je ne brille pas non plus.
Vous parlez de votre collaboration avec Bolchoï comme d’une respiration. Que vous a-t-elle apporté ?
Le Bolchoï m’a rendu encore plus forte la conviction qu’être chorégraphe, ça ne veut rien dire si on ne comprend pas que la responsabilité du danseurs/de la danseuse est extraordinaire. La puissance que renvoient les danseurs et danseuses dans la qualité de ce que je peux créer est tellement importante… Pour certain.e.s chorégraphe, l’intérêt qu’ils portent à leur travail passe en premier, ils sont capables d’arriver dans une compagnie et de faire une création en six semaines avec une distribution imposée. Ce n’est pas possible chez moi. D’ailleurs je ne vois pas la chorégraphie en dehors d’une compagnie. Ce n’est pas la chorégraphie qui m’intéresse en soi, c’est l’aventure humaine qui permet de faire la chorégraphie. C’est la raison pour laquelle je ne crée pas à l’extérieur, exception faite du Bolchoï.
Si je ne sens pas dans les yeux des interprètes quelque chose qui brille, je ne brille pas non plus.
Vous dites que vous êtes revenu à des profils plus académiques pour les Ballets de Monte-Carlo. C’est votre travail au Bolchoï, temple de l’académisme, qui a joué ?
Le Bolchoï a influencé mon recrutement. Quand j’ai pris la tête de la compagnie, on proposait un gros répertoire George Balanchine, auquel je reviens d’ailleurs. Puis j’ai privilégié des chorégraphes qui ont détourné le type de danseur/danseuses que j’avais pour aller vers quelque chose de plus contemporain. L’on avait ainsi négligé la qualité d’articulation de la danse classique, qui est pourtant si importante dans mon travail. Et je me suis rendu compte que cela m’avait manqué en arrivant au Bolchoï.
Pouvez-vous nous parler des interprètes des rôles principaux, de cette nouvelle génération de danseurs et danseuses ?
En général, je fais les distributions la veille des spectacles, je crois à l’instant. Pour la première fois, j’ai travaillé deux distributions complètes pour une création. J’ai ainsi deux propositions, très différentes, et tout aussi crédibles l’une que l’autre.
Anna Blackwell est l’une des Swanilda. Je l’ai engagée depuis un petit moment, elle a plutôt été choisie par des chorégraphes invités et cela faisait longtemps que je voulais créer avec elle. Elle a un charisme dramaturgie exceptionnelle et une très belle qualité de danse. Simone Tribuna est Frantz, c‘est la première fois aussi que je créer un rôle pour lui. Il a une fraîcheur et une générosité, quelque chose de tellement touchant dans son être, quelque chose de vraiment pure que je trouvais très juste pour le personnage. Matej Urban danse Coppélius. C’est un type formidable, assez poignant, très travailleur et avec une folie contenue. J’aime le voir grandir. Il pense à ce qu’il fait et nourrit les choses tous les jours. Jaeyong An danse le personnage en alternance. Il s’est mis à danser après avoir vu mon Roméo et Juliette à Séoul à 14 ans. À 20 ans, il a pris un billet d’avion pour auditionner et je l’ai engagé. Katrin Schrader et Lou Beyne se partagent Coppélia. Cette dernière est une danseuse française émigrée en Allemagne, que je trouve exceptionnelle. Elle fait partie des danseuses qui te répondent, chorégraphiquement et humainement, de manière exceptionnelle. Katrin Schrader est très différente, plus robotique.
En 2016, vous nous disiez vouloir « réapprendre aujourd’hui, réinventer, une relation aux danseur.se.s ». Qu’en a-t-il été ?
Pour un danseur professionnel, s’arrêter de danser est une vraie souffrance. Moi, j’ai arrêté à 22 ans et je n’ai jamais souffert, parce que j’ai continué à danser en chorégraphiant. Quand je chorégraphie, je danse tous les rôles que je crées, à travers mes interprètes. C’est un laboratoire humain extraordinaire qu’être dans un studio, et je découvre cette nouvelle génération, que je connais peu, quotidiennement dans un travail où on a un incroyable échange. Je ne veux pas tellement ne pas avoir de distance, parce que je ne sais pas faire autrement. Il n’y a pas un danseur/une danseuse dans mon studio avec qui je ne pourrais pas aller boire un coup après le spectacle, même si je ne le fais plus. J’ai un profond attachement, une tendresse, une affection et un respect pour tous les artistes de la troupe. Je ne travaille pas dans la souffrance, dans la douleur, je ne martyrise pas les danseurs pour leur faire sortir quelque chose, au contraire. Avant d’avoir des danseurs et des danseuses en face de moi, j’ai des personnes avec qui j’ai partagé des choses. On passe notre vie ensemble !
J’ai un profond attachement, une tendresse, une affection et un respect pour tous les artistes de la troupe.
Pourquoi le ballet narratif est si important pour vous ?
Je pense que j’aurais pu être réalisateur de films ! Je suis fasciné par la dimension de l’acteur dans la danse. Je sais que l’on considère que la danse peut se passer de narration. Mais ma préoccupation a toujours été de comment rénover et rafraîchir la narration dans la danse. Depuis Roméo et Juliette, je veux utiliser une écriture chorégraphique pour un propos narratif, de manière à ce que jamais un pas ne soit présenté comme un état démonstratif, mais toujours la conséquence ou la prémisse dans une phrase chorégraphique. J’aime danser la vie, mettre en chorégraphie ce que je vois dans la vie. J’aime que l’être humain apparaisse en nous racontant les choses dans ce que le corps à de plus simple dans son expression. On a besoin de se poser, de réfléchir, mais aussi de vivre des émotions fortes. Seule la narration permet d’offrir un panel d’émotion que je trouve fascinant à explorer. Je ne cherche pas d’ailleurs à créer une écriture qui rend hommage à Marius Petipa. L’essence de l’histoire, c’est la chorégraphie. Donc le ballet s’arrête lorsque l’histoire s’arrête, il n’y a pas de troisième acte.
Pour ce travail narratif, il faut un rapport très fort aux danseurs et danseuses. Ils doivent le porter avec un texte dans la tête. J’aime raconter de manière exacerbée ce que le corps raconte en général de manière subtile, en essayant de le pousser dans un extrême où, à ce moment-là, les mots ne sont plus nécessaires. Les interprètes n’envoient pas un geste parce que je leur dit de l’envoyer, mais parce qu’ils le veulent, ils en ont l’intention.
Pourquoi se pencher sur Coppélia, qui a la réputation en France d’être un ballet « gnan-gnan » ?
Coppélia est une oeuvre très délicate. Elle a cette mauvaise réputation d’être familiale, légère, pour les écoles de danse. Il n’y a ainsi pas eu de proposition très intéressante, alors que c’est un sujet riche. Le problème pour moi est dû à l’automate qui n’est vraiment plus d’actualité. Nous, nous pouvons regarder Coppélia car nous sommes attachés à la danse et à ce que l’on connaît de Coppélia. Mais le jeune de 17 ans d’aujourd’hui, cette histoire d’automate ne lui parle pas. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Aujourd’hui, l’automate n’existe pas, mais l’intelligence artificielle émet l’idée de fabriquer des êtres humains presque parfaits, à notre image. C’est le livre L’Ève future (1886) d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam qui m’a donné envie de faire cette Coppélia. On y trouve l’ambition de tomber amoureux d’un être qui n’est pas possible d’aimer, que ne l’on voit que de la fenêtre. Cet être a une telle fascination que l’on néglige la personne que l’on aime, qui est très commune parce qu’elle est près de nous. L’on tombe ainsi amoureux d’une idée.
En parlant de ce projet de Coppélia, vous aviez régulièrement dit que vous n’aimiez pas la musique du ballet. Comment avez-vous fait pour la détourner ?
La musique est en fait beaucoup plus belle que ce que je croyais, je m’en suis rendu compte en me détachant de l’image que je pouvais avoir d’elle. Je ne voulais ni de musique classique ni de musique contemporaine. J’avais découvert la musique de film avec La Mégère apprivoisée. Puis j’ai repensé à mon frère Bertrand qui a beaucoup travaillé pour le théâtre. Il est venu avec une idée remarquable. 40/50 % de musique ne sont écrites que par lui au service de la chorégraphie, une demande mélodique qui avait pour fonction, comme les musique de films, d’amplifier et de révéler les émotions réelles des danseurs et danseuses sur scène. Nous avons écrit la musique ensemble pour qu’elle colle à la chorégraphie.
L’autre partie est composée de la musique de Delibes, que nous nous sommes autorisé à dénunucher. Elle est ainsi complètement remasterisée et réorchestrée de matière synthétique. On a ainsi l’impression d’entendre la musique de Delibes, d’ailleurs tout a quelque chose de la musique originale. J’ai pu être complexé face à la musique des compositeurs, je n’osais pas les toucher. Mais quand je vois la jeune génération qui n’a aucun complexe là-dessus, je me dis qu’ils ont raison. À un moment, le respect devient un état végétatif, il faut oser bousculer les codes pour arriver à quelque chose. Je ne fais pas des spectacles pour les 30 spécialistes qui connaissent la musique de Delibes par cœur, mais j’ai plaisir à donner ce petit grain qui permet de me dire que j’aime donner au public en partie ce qu’il attend. Pour l’amener ailleurs sans qu’il s’en rende compte. D’ailleurs je n’appelle pas mon ballet Coppélia, mais Coppél-I.A.
En 2016, lors d’une précédente interview, vous aviez dit réfléchir à un éventuel échange des rôles, ce qui ne se fait quasiment jamais dans les relectures des ballets classiques. Pourquoi finalement être resté dans le même schéma ?
Parce qu’aujourd’hui, je trouve que c’est un peu un poncif. Et que de garder le duo Frantz/Coppélia n’empêche pas des rôles féminins forts. Ma Coppélia est ainsi une créature d’intelligence artificielle, mais contrairement à l’ancien automate, elle est douée de sentiments et tombe amoureuse de Frantz. Et elle prend sa liberté en tuant son créateur Coppélius. Je me suis même demandé à un moment si Coppélia n’allait pas partir avec Swanilda (sourire). Mais je me l’interdis car les commentaires attendus me fatiguent d’avance, on n’allait parler que de ça. Moi, je ne fais que de la danse.
Ce travail sur Coppél-.I.A. vous a-t-il donné l’envie d’autres ballets narratifs ?
Ce que j’ai découvert avec la musique m’ouvre des horizons vraiment intéressants. J’aimerais probablement aller vers d’autres ballets narratifs, mais pas forcément ceux du répertoire. Je m’embarquerais bien vers Un tramway nommé désir, quelque chose comme ça.
Comment va se passer la saison prochaine des Ballets de Monte-Carlo, l’année de vos 60 ans ?
Je souhaitais autoriser la compagnie à traverser pendant une année à peu près tous les ballets que j’ai pu faire : Lac, La Belle, La Mégère apprivoisée, Presque rien. etc. Et parfois inviter des danseurs et danseuses de l’extérieur pour participer à cette transmission et cette récapitulation de tout le travail qui a été fait.