[En vidéo] The Cellist de Cathy Marston – Royal Ballet de Londres
Créer de nouveaux ballets narratifs ne signifie pas forcément puiser encore et toujours dans notre patrimoine littéraire. Des personnages récents peuvent aussi servir de trame à de nouvelles créations sur le langage de la danse classique. Preuve en est avec The Cellist de Cathy Marston, créé juste avant le confinement (le 17 février) au Royal Ballet de Londres est dans cette veine, en retraçant l’histoire de l’immense violoncelliste du XXe siècle Jacqueline du Pré, forcée d’arrêter sa brillante carrière par la sclérose en plaques. Plus qu’un parcours de vie – celle d’une femme forte et décideuse, ce qui n’est pas anecdotique dans le monde des livrets de ballet – Cathy Marston tisse l’étrange et puissante relation entre une musicienne et son instrument, personnifié ici par un danseur (magnétique Marcelino Sambé) pour un ballet à la danse néo-classique attendue et efficace, mais profondément original dans sa façon de modeler ses personnages et ses pas de deux autour du violoncelle.
Comment utilise au XXIe siècle la technique académique ? La plupart des compagnies de répertoire se penchent sur cette épineuse question depuis les années 2000. Car impossible de danser les grands classiques sans virer Musée si on n’utilise pas cette même grammaire aussi pour de nouveaux ballets. Fidèle à la tradition des ballets narratifs, le Royal Ballet de Londres a souvent puisé dans la tradition littéraire anglaise pour ses récentes créations. La dernière en date (la première a eu lieu le 17 février) fait toutefois exception. The Cellist de Cathy Marston se penche en effet sur une figure récente : la violoncelliste anglaise Jacqueline du Pré, immense musicienne du XXe siècle au destin tragique, mariée au génial Daniel Barenboim avec qui elle a fait le tour du monde, mais à la carrière aussi fulgurante et précoce que brève, arrêtée avant ses 30 ans par la sclérose en plaques (dont elle meurt à 42 ans).
Cathy Marston, dont c’est la première création pour le Royal Ballet, empreinte en l’assumant (elle a été élève quelques années à la Royal Ballet School) à l’héritage Kenneth MacMillan, maître de la danse anglaise, en proposant une danse néo-classique aux grands élans romantiques, exacerbés notamment dans des pas de deux fougueux et parfois périlleux. En soi, la grammaire n’est pas forcément novatrice. Mais la chorégraphe a le talent de s’en servir pour cerner de beaux personnages et mener une tension dramatique qui ne fléchit pas. Et si le ballet se construit sur la vie de Jacqueline du Pré – son enfance, sa découverte du violoncelle, son adolescence, sa rencontre avec Daniel Barenboim, sa gloire, ses nombreuses tournées, sa dépression, sa maladie – tout tourne finalement autour de la relation d’une violoncelliste avec son violoncelle, ce lien étrange qui unit une artiste à son instrument de musique.
Car c’est là l’une des grandes réussites de ce ballet : la personnification du violoncelle – et d’ailleurs celle de la plupart des objets du quotidien comme la radio ou le phonographe – interprété par un danseur. Un concept qui pourrait vite tourner au cliché. Mais que Cathy Marston l’amène avec beaucoup de délicatesse et d’inventivité dans le geste, avec un peu de figuratif – la main levée au poignet cassé pour le manche, le danseur placé devant la danseuse – et beaucoup d’abstraction quand la gestuelle fait place petit à petit au pas de deux. Et cette relation n’est jamais possessive. Si le violoncelle est toujours présent auprès de la violoncelliste, même quand elle ne l’a pas encore vraiment découvert, c’est bien la musicienne qui lui donne sens, qui le modèle. Chacun s’adapte à l’autre, chacun nourrit l’autre. En temps de déprime, le violoncelle est à côté, presque bras ballant, ne pouvant rien faire que regarder. Mais il est là aussi pendant la maladie, comme un souvenir réconfortant, car la passion de la musique n’est pas altérée par la défaillance du corps.
La réussite de The Cellist tient aussi à ses interprètes. Dans le rôle-titre, Lauren Cuthbertson est radieuse, portée par un feu sacré intérieur qui ne s’éteint jamais, même lors des années de maladie (montrée d’ailleurs avec beaucoup de pudeur et de douceur, sans une once de pathos). Elle n’est pas une héroïne qui n’est que ballotée par les aléas de la vie, mais une petite fille, puis adolescente et jeune femme puissante, choisissant sa voie, ses amis et ses amours ou sa façon de s’habiller, consciente de son talent. Et quand le destin s’en même – la maladie – elle reprend le dessus, dans sa tête si ça ne peut plus être dans le corps. C’est autour d’elle que la vie rayonne et se fait, et par là aussi The Cellist est pleinement une oeuvre d’aujourd’hui : faire un ballet autour d’une femme est classique, qu’elle soit puissante et existante autre que par le regard d’un homme est autre chose. Dans le rôle du violoncelle, Marcelino Sambé est hypnotique, réussissant l’exploit, malgré un physique viril, d’être vraiment asexué – il ne serait ainsi pas surprenant de voir ce rôle dansé par une femme. Les pas de deux, pourtant très sensuels, ne sont jamais ainsi des duos amoureux, mais des moments de compagnonnage puissants.
La galerie de personnages secondaires est importante, mais le temps passe trop vite pour vraiment pouvoir s’y attarder. Matthew Ball est un chef d’orchestre charismatique, à l’allure déliée, au regard puissant et à la danse profondément charmeuse ; Kristen McNally est une mère profondément émouvante. Mais l’on a souvent l’impression de passer trop vite sur de nombreux visages et caractères. Le corps de ballet également est très peu exploité, mis à part une étonnante scène où le groupe devient l’orchestre. L’histoire va aussi à toute vitesse, presque trop aurait-on l’impression. Si ce n’est que ce tourbillon a un sens : c’est le même qui étourdit l’héroïne, qui la perd, qui l’épuise. Et qui explique son arrêt brutal au milieu du ballet, qui marque la frontière entre le temps heureux et le temps de la maladie. Reste tout de même l’impression d’un livret bancal, où l’on ne sait pas très bien s’il est trop court ou trop long. La vie de Jacqueline du Pré aurait tenu sur un ballet en deux actes – il est ici d’une traite d’une heure. Mais le choix de se pencher plutôt sur la relation musicienne-instrument ne supportait pas forcément la longueur, peut-être aussi ce trop-plein de personnages. Malgré cela, Cathy Marston sait ciseler des personnages et une trame, et a su créer avec The Cellist une oeuvre marquante, pièce qui a toute sa place dans le renouveau du ballet narratif. À bon entendeur pour tous les directeurs de compagnie avares en chorégraphes femmes dans leur programmation parce qu' »‘il n’y a aucune femme qui travaille le langage classique à part Crystal Pite« .
The Cellist de Cathy Marston par le Royal Ballet de Londres, filmé le 25 février 2020 au Royal Opéra House. Avec Lauren Cuthbertson (la Violoncelliste), Marcelino Sambé (l’Instrument), Matthew Ball (le Chef d’orchestre), Emma Lucano (la Violoncelliste enfant), Lauren Godfrey (la Soeur enfant), Kristen McNally (la Mère), Thomas Whitehead (le Père), Anna Rose O’Sullivan (la Soeur), Gary Avis, Nicol Edmonds et Benjamin Ella (les professeurs de violoncelle), Luca Acri, Paul Kay et Joseph Sissens (les Amis musiciens), avec Hetty Snell (violoncelle solo). À voir en ligne jusqu’au 11 juin. La saison online du Royal Ballet, avec quelques spectacles en direct, continue tout le mois de juin.
Benjamin
Tout a fait d’accord avec votre point de vue! C’est un ballet magnifique porte par un casting excellent. Cathy Marston est une maitresse pour conter des histoires et selectionner des danseuses et danseurs qui savent interpreter un role et transmettre des emotions. J’ai eu la chance de voir son Snowblind avec Sarah Van Patten et Mathilde Froustey dans les roles principaux a San Francisco il y a 3 ans, je recommande aussi!
J’espere qu’un jour une compagnie lui donnera carte blanche pour un grand ballet narratif.